Au nom de Jean-Marc Ayrault, qui préside la fondation pour la mémoire de l'esclavage, je vous remercie d'avoir associé celle-ci à la présente audition. Des quatre institutions ici présentes, la fondation est la plus jeune puisqu'elle n'existe officiellement que depuis le 12 novembre 2019, et dans l'espace médiatique depuis deux à trois mois. Elle illustre l'histoire du resurgissement de la mémoire de l'esclavage dans le débat public français. Cela a commencé avec la loi de 1983 relative à la commémoration de l'abolition de l'esclavage et en hommage aux victimes de l'esclavage, qui instaure un jour férié dans les départements d'outre-mer. Il y avait déjà en germe l'idée d'une politique nationale, que Nantes a largement contribué à développer dans l'Hexagone.
Ensuite, il y a eu des mouvements portés par les personnes elles-mêmes. Les Ultramarins de l'Hexagone se sont ainsi revendiqués descendants d'esclaves dans une manifestation en 1998. La loi dite Taubira, déjà citée, a permis l'inscription de l'histoire de l'esclavage, de la traite et de leurs abolitions dans les programmes scolaires. Un comité pour la mémoire de l'esclavage a été créé. Le poète Édouard Glissant a imaginé la structure d'une institution dédiée à cette mémoire : le Mémorial ACTe ou Centre caribéen d'expressions et de mémoire de la Traite et de l'Esclavage de Guadeloupe et la fondation que je représente ici sont issus de son travail.
Cette fondation n'est pas un musée – elle ne possède pas de collection – et son budget, modeste – 2 millions d'euros par an, avec sept permanents –, est assuré par un partenariat public-privé entre l'État, des collectivités territoriales de l'Hexagone et d'outre-mer et des partenaires privés. Cette toute petite structure est cependant dotée d'une très grande ambition : inscrire l'histoire de l'esclavage et de ses héritages dans le récit national. Il s'agit de faire comprendre à tous nos concitoyens, ceux qui sont directement liés à cette histoire comme ceux qui pensent ne pas l'être, que les quatre siècles de relations entre la France, ce pays européen, et l'Afrique, l'Amérique, les Caraïbes et l'océan Indien ont eu une influence profonde sur la construction de la France.
D'un point de vue pédagogique, tout l'enjeu, pour la fondation et les institutions qui travaillent avec elle, est de faire comprendre que l'histoire de l'esclavage n'est pas une histoire périphérique, ou lointaine – dans tous les sens du terme. Elle n'est pas lointaine dans le temps, puisqu'elle a des conséquences jusqu'à nos jours. Elle n'est pas non plus lointaine dans l'espace, dans la mesure où elle a une traduction dans l'Hexagone, et pas seulement sur ses côtes. Toutes les institutions de la République, y compris l'Assemblée nationale, ont des liens avec cette histoire : histoire de la traite, histoire de l'esclavage, histoire des abolitions, histoire de la reconnaissance des populations issues de l'esclavage, de la traite, de la colonisation par la République comme des citoyens dans l'égalité. Ces enjeux, loin d'être périphériques, sont centraux dans la conception que nous nous faisons de la République.
La fondation n'étant pas un lieu ouvert au public, elle a vocation à créer des contenus, à concevoir des méthodes, à diffuser de la connaissance, à soutenir des acteurs locaux et à travailler avec des partenaires, autour de cinq axes d'action.
Le premier, c'est la recherche. La fondation n'est pas un centre de recherche, mais elle s'appuie sur les chercheurs et elle a un conseil scientifique, présidé par M. Romuald Fonkoua, professeur de littérature francophone à l'université Paris-Sorbonne. Pour comprendre l'histoire de l'esclavage, sa mémoire et son héritage, il importe d'adopter une approche pluridisciplinaire et de mobiliser l'ensemble des sciences humaines et sociales : l'histoire, évidemment, mais aussi l'économie, l'anthropologie, la philosophie, l'histoire de l'art et la littérature, car l'histoire de l'esclavage a laissé une empreinte profonde dans tous ces domaines. Les contenus produits par la fondation s'appuient sur le travail des chercheurs, notamment sur l'historiographie, qui est très riche depuis une vingtaine d'années, partout dans le monde.
Le deuxième axe, c'est l'éducation, sur laquelle je ne m'étendrai pas. Il importe que l'esclavage figure dans les programmes scolaires, et pas seulement dans les programmes d'histoire. Il y a encore quelques trous dans ces derniers, notamment autour de la révolution de Haïti et de son lien avec la Révolution française. Afin de toucher les publics scolaires, nous allons travailler avec l'éducation nationale et avec d'autres acteurs, comme la Ligue de l'enseignement.
Le troisième axe, c'est la citoyenneté, le lien avec les territoires et la société civile. Nous avons vocation à travailler avec les collectivités : vingt-deux collectivités fondatrices sont déjà actives dans la transmission de cette histoire, dans l'Hexagone et les outre-mer. Nous travaillons aussi avec les associations et les acteurs de l'éducation populaire qui touchent la jeunesse en dehors de l'école : ils ont besoin d'outils pour déconstruire les stéréotypes véhiculés par l'histoire.
L'originalité de notre projet, c'est aussi qu'il s'appuie sur la culture – c'est notre quatrième axe d'action. Dans l'histoire de la traite, de la colonisation et de leur héritage, les artistes ont eu un rôle fondamental, y compris dans l'espace politique. Il suffit de songer à Aimé Césaire, qui était un poète avant d'être un homme politique, et qui est un géant de la reconnaissance de l'esclavage. On a évoqué l'exposition sur le modèle noir : les œuvres d'art permettent d'aborder des questions aussi sensibles que le racisme, les mémoires douloureuses et le « passé qui ne passe pas », au service de la citoyenneté, c'est-à-dire de la résolution des problèmes d'aujourd'hui. Nous travaillons donc avec les institutions culturelles, dont certaines ont été, comme le musée de Nantes, associées à la préfiguration de la fondation.
Le dernier axe, c'est le numérique, qui est absolument essentiel dans la mesure où la fondation n'a pas de lieu physique. Quand la crise liée à l'épidémie de la covid-19 a commencé, nous avons pris peur, parce que la fondation venait tout juste de voir le jour : nous nous sommes demandé comment nous allions pouvoir faire parler de nous, alors que les commémorations étaient annulées. Nous avons immédiatement créé des outils numériques et nous sommes plutôt satisfaits de la manière dont nous avons géré la situation. La mémoire de l'esclavage a resurgi dans l'actualité à la faveur d'un événement mais, avant cela, nous étions déjà parvenus à faire vivre la date du 10 mai, journée nationale des mémoires, de la traite, de l'esclavage et de leur abolition, en organisant un live de six heures et demie sur Facebook, qui a réuni des intervenants du monde entier et qui a été vu par 230 000 personnes. Nous avons également une politique éditoriale consistant à publier des contenus éducatifs, historiques et littéraires qui marchent plutôt bien.
Après le 10 mai, nous avons fait d'autres diffusions en direct à l'occasion des journées de l'abolition : en Martinique le 22 mai, en Guadeloupe le 27 mai et en Guyane le 10 juin, avec la participation de Christiane Taubira, à qui nous avions donné carte blanche. Ces événements, dont chacun a réuni plusieurs dizaines de milliers de personnes, ont permis de créer un lien entre l'Hexagone et les outre-mer sur cette question. Nous avons vu qu'il y avait un appétit de savoir et que nous étions capables de construire quelque chose avec les outre-mer – puisque la plupart des intervenants étaient là-bas. Nous avons réussi à faire exister cette histoire, à la fois dans le présent et ici même, dans l'Hexagone, tout en apportant aux outre-mer quelque chose de nouveau venant de Paris et en leur donnant la parole. Nous voulons poursuivre sur cette lancée et capitaliser sur les outils numériques.
Pourquoi la toute jeune fondation pour la mémoire de l'esclavage est-elle importante pour le moment présent ? D'abord, il est capital d'élever le niveau de connaissance de tous les Français sur l'histoire de ces quatre siècles de relations entre la France hexagonale, l'Afrique, l'Amérique, les Antilles et l'océan Indien. Cette histoire n'est pas marginale, ce n'est pas un point de détail : il faut la connaître pour comprendre ce qu'est la France d'aujourd'hui et d'où vient sa diversité. Une partie de cette diversité vient de l'histoire de l'immigration, mais aussi et surtout de la longue histoire coloniale française, dont l'esclavage est la première phase vraiment massive, puisque 2 millions d'Africains ont été déportés par la France dans ses colonies pendant deux siècles.
L'empreinte de cette histoire explique la nature particulière des relations que nous avons avec le continent africain et les diasporas qui en sont issues. Il importe de faire mieux connaître cette histoire, car l'ignorance fait naître des interprétations erronées, par exemple sur le code noir. Mais il y a un autre enjeu : cette histoire nous apprend aussi quelque chose sur la construction de l'universalisme républicain français. Les questions qu'on se pose aujourd'hui sont exactement celles qui se sont posées, il y a deux ou trois siècles, quand le royaume de France a été confronté aux problèmes juridiques liés à la construction de son empire colonial. Ces questions furent au cœur de la construction du code noir et de ses différentes éditions ; elles furent également centrales au moment de la Révolution française. Trois jours après la Déclaration universelle des droits de l'homme et du citoyen du 26 août 1789, les libres de couleur de Paris, c'est-à-dire les personnes noires citoyennes, ou qui aspiraient à le devenir, ont demandé si ce texte s'appliquait à elles. Peu après, les esclaves de Saint-Domingue ont dit qu'il s'agissait d'un texte universel et qu'il abolissait, de fait, l'esclavage. Parce que ce n'était pas l'avis de la majorité des révolutionnaires, cela a suscité une deuxième révolution dans la révolution. Ces questions – celle de savoir si les personnes noires sont des citoyens à part entière ou si les esclaves doivent avoir les mêmes droits – sont au cœur des théories racistes contre les personnes noires, mais aussi à la racine de l'universalisme républicain, cette déclaration un peu folle que la France a faite au reste du monde, selon laquelle tous les hommes naissent libres et égaux. On n'a pas immédiatement tiré les conséquences de cette déclaration, qui avait été faite par des hommes blancs. Mais, dans les années qui ont suivi, ces questions se sont posées dans les populations coloniales et cette revendication de l'égalité a continué d'être formulée, jusqu'à aujourd'hui.
Ce travail de production de connaissances historiques et de réflexion a une vertu pédagogique, puisqu'il nous aide à prendre conscience des racines du racisme et de ses conséquences, mais il ne peut pas résoudre tous les problèmes. Il n'aura aucun effet s'il n'est pas accompagné d'une action politique résolue pour traiter les conséquences du racisme et lutter contre les discriminations.