Ne nous voilons pas la face : nous ne casserons pas la récurrence. L'une des grandes leçons de l'histoire, c'est que le racisme et l'antisémitisme font partie de notre environnement. Ce qu'il importe de faire, c'est de les circonscrire au maximum, pour qu'ils ne pourrissent pas notre démocratie et les valeurs de la République et pour que nous puissions continuer à vivre ensemble dans ce beau pays qu'est la France.
Il faut une mobilisation de tous les instants, parce que la démocratie n'est jamais définitivement acquise, y compris en France : c'est ce que nous ont appris les attentats. C'est la raison pour laquelle le mémorial a une activité un peu atypique. Nous nous sommes interrogés sur l'impact des musées et nous nous sommes rendu compte que lorsque des scolaires viennent au musée, c'est d'abord parce que leur enseignant a fait la démarche et les y a préparés. C'est une très bonne chose, mais nous vivons dans une société extrêmement clivée, et je sais que les élèves qui viennent au mémorial ne sont pas représentatifs de l'ensemble de la population. Nous avons donc décidé, depuis 2016, d'aller à la rencontre des élèves dans toute la France en développant des ateliers à l'intérieur des établissements scolaires. Nous ne ciblons pas les établissements les plus huppés de Paris ou des grandes villes de province : nous avons demandé aux rectorats de nous signaler les établissements où il y a des problèmes. L'idée, c'est de se colleter avec la réalité, avec des jeunes qui expriment naturellement des propos racistes ou antisémites. C'est avec eux qu'il faut faire ce travail de fond. Sinon, c'est de l'entre-soi.
L'année dernière, nous avons fait près de 600 ateliers en province, qui ont réuni 20 000 élèves. On s'interroge souvent sur l'impact de l'enseignement de la Shoah ou sur celui des musées. Ce qui est certain, c'est qu'une visite de deux heures dans un musée ou la participation à une commémoration ne suffit pas à changer les choses. Les acteurs du monde de l'éducation doivent comprendre que la lutte contre le racisme et l'antisémitisme nécessite un travail de pédagogie sur le temps long. Nous expliquons aux enseignants qu'il est inutile d'essayer d'enseigner frontalement l'histoire de la Shoah quand ils savent que ça ne va pas marcher. On leur dit de commencer par enseigner le racisme et l'histoire des génocides pour arriver à l'histoire de la Shoah et à l'antisémitisme. Il faut avoir une stratégie éducative.
Depuis plusieurs années, notre volontarisme nous a également conduits à animer, à la demande de plusieurs parquets, des stages de citoyenneté pour les adultes et les mineurs sur la question du racisme et de l'antisémitisme, à Paris, mais aussi à Lyon et à Marseille. Sur le plan pédagogique, je suis convaincu que pour toucher les jeunes, il faut leur montrer que c'est en sachant d'où l'on vient, en connaissant son histoire, que l'on peut comprendre le présent. Il faut leur expliquer que l'histoire se répète et leur montrer ce qu'ont produit le racisme et l'antisémitisme. Les théories complotistes sont vieilles comme le monde et la propagande haineuse n'est pas née avec internet : au moment du génocide des Herero et des Nama, ou pendant la Shoah, ces pratiques ont existé, car il fallait convaincre les masses de mettre à mort un autre peuple. Il faut en parler différemment, il faut utiliser l'histoire et la littérature, ainsi que les documents d'archives. Quand nous voulons parler du racisme, de l'esclavage ou de la colonisation – car nous abordons aussi ces questions au mémorial –, nous donnons à voir des documents d'archives. Il est important de montrer la permanence des stéréotypes à travers l'histoire.
Il est fondamental d'aborder ensemble les questions du racisme et de l'antisémitisme, car l'instrumentalisation de la concurrence des mémoires pourrit l'atmosphère dans les écoles. Des jeunes ont entendu parler pour la première fois du génocide des Tutsis au Mémorial de la Shoah et c'est une très bonne chose. De la même manière, nous avons fait des expositions sur la persécution des Tsiganes et des homosexuels et sur le génocide des Herero et des Nama. Nous avons un partenariat avec le Rwanda et l'Arménie pour ouvrir nos archives à ces deux génocides et nous aurons bientôt une exposition permanente sur l'histoire des génocides, à côté de l'exposition sur l'histoire de la Shoah. Ce n'est pas que de la stratégie : cela a aussi un sens sur le plan historique.
Sur le plan pédagogique, la pandémie a rappelé l'importance absolue du présentiel : c'est ce que nous avait déjà montré notre travail en province. La parole doit circuler. Comme nous vivons dans une société clivée, la rencontre avec l'autre est fondamentale. Nous avons parfois affaire à des jeunes qui n'ont jamais abordé certaines thématiques, qui n'ont jamais rencontré un noir, un juif ou un homosexuel : il est parfois nécessaire de les mettre en présence. C'est fondamental : le numérique ne peut pas tout remplacer. Nous vivons dans un pays où il y a beaucoup de lois sur le racisme et l'antisémitisme, et c'est une bonne chose, mais il importe de laisser les élèves s'exprimer et de les « attraper » pour dialoguer. Les discussions que nous avons avec eux relèvent parfois du café du commerce : on est loin des grands concepts historiques. Mais pour animer ces débats, pour être capables de répondre à toutes leurs questions, nous devons être bien armés sur le plan historique.