Intervention de Nonna Mayer

Réunion du jeudi 23 juillet 2020 à 12h10
Mission d'information sur l'émergence et l'évolution des différentes formes de racisme et les réponses à y apporter

Nonna Mayer, directrice de recherche émérite au Centre national de la recherche scientifique (CNRS), rattachée au Centre d'études européennes et de politique comparée de Sciences Po, membre de la Commission nationale consultative des droits de l'homme (CNCDH) :

Je vous remercie de m'avoir invitée. Pour répondre à vos questions, je prendrai appui sur le sondage annuel réalisé pour la Commission nationale consultative des droits de l'homme dans le cadre de son rapport annuel sur la lutte contre le racisme, l'antisémitisme et la xénophobie. Je suis associée depuis longtemps à ce travail, avec les chercheurs Guy Michelat, Vincent Tiberj et Tommaso Vitale.

J'aborderai donc le racisme sous l'angle des préjugés racistes, des opinions et des idées reçues concernant l'autre, en fonction de sa couleur de peau, de son origine, de sa religion ou de sa « race » supposée. Au mot racisme, je préférerais d'ailleurs le terme moins connoté et plus large d'ethnocentrisme, au sens où l'entendent les anthropologues comme Claude Lévi-Strauss, pour lequel on trouve partout « ce même frisson, cette même répulsion, en présence de manières de vivre, de croire ou de penser qui nous sont étrangères ». C'est donc cet « ethnocentrisme », qui n'est pas forcément de la haine, que nous cherchons à mesurer.

Je rappellerai brièvement en quoi consiste ce sondage, avant d'en présenter les résultats et d'analyser les limites de ce type d'instrument ainsi que sa complémentarité avec les études de l'INSEE.

Le sondage est mené tous les ans depuis 1990, en face-à-face, ce qui nous permet de vraiment prendre le temps d'interroger quelqu'un. Il dure une trentaine de minutes, parfois davantage, et comprend une centaine de questions. Il porte sur un échantillon national représentatif de la population adulte résidant en France métropolitaine. Pour des raisons financières, nous n'avons pas pu travailler en Corse ni dans les départements d'outre-mer et territoires d'outre-mer.

L'échantillon constitue un miroir de la diversité de la société française : une personne interrogée sur quatre a au moins un parent étranger et plus d'une sur trois, au moins un parent ou un grand-parent étranger. Six pour cent d'entre elles se déclarent de religion musulmane. C'est donc la France dans sa diversité qui est saisie, pas uniquement les « Franco-français » ou les « Français de souche ». C'est donc une base de données unique en son genre.

Je présenterai d'abord la transformation de l'ethnocentrisme dans le temps, et ses facteurs explicatifs, et notamment la question de l'indice longitudinal de tolérance (ILT), puis la hiérarchie des rejets ; enfin, les transformations des argumentaires du racisme.

L'ILT a été mis au point par Vincent Tibérj pour synthétiser cette masse de données. Il établit la moyenne des réponses à soixante-neuf séries de questions, posées au moins trois fois depuis 1990. Il varie entre 0, lorsque la personne interrogée ne donne jamais la réponse tolérante, et 100, si elle la donne toujours. Paradoxalement, dans un contexte où l'on ne s'est jamais autant mobilisé et l'on a jamais autant dénoncé le racisme, cet indicateur de tolérance est en ascension constante depuis 1990 : 48 dans les années 1990, 67 en 2018 et 66 en 2019 (c'est-à-dire à un niveau quasiment identique compte tenu de la marge d'erreur).

Trois séries de facteurs entrent en compte pour comprendre cette progression. Le premier est l'âge : chaque cohorte est plus tolérante que celle qui l'a précédée, car nous vivons dans des sociétés de plus en plus multiculturelles et diverses, ouvertes sur monde.

Le deuxième facteur clé est le niveau d'études. L'école, qui ouvre sur d'autres pays, d'autres langues, d'autres cultures, apprend, au moins théoriquement, à penser de manière autonome et critique, et à rejeter les idées reçues. En 2019, l'indice s'élève à 72 chez les personnes ayant au moins le bac et à 58 chez celles qui ne l'ont pas. Il y a donc un véritable enjeu en matière d'éducation.

La troisième variable fondamentale est politique. Ces résultats sont marqués par une très forte polarisation : l'indicateur de tolérance est d'autant plus bas que l'on est à droite de l'échiquier politique. Il atteint son minimum chez les proches du Rassemblement national. Si l'on se contente d'une échelle gauche-droite en sept positions, et que l'on oppose les trois colonnes de droite, aux trois de gauche, on trouve un énorme écart, qui croît dans le temps : à gauche, l'indice est de 74, contre 49, à droite, soit moins de 50 % de réponses tolérantes. Même si les notions de gauche et de droite sont modifiées en permanence, une vision de la société résiste, plus autoritaire et hiérarchique à droite, plus égalitaire à gauche. Le clivage gauche-droite, dont on estime parfois qu'il ne veut plus rien dire, garde ici sa pertinence. De plus, l'écart gauche-droite s'est accru de trois points depuis l'an dernier.

S'agissant ensuite de la hiérarchie des rejets, nous posons assez de questions pour cibler quelques minorités et calculer leur indice. Tout en bas, les Roms sont de très loin la catégorie la plus rejetée – il en va de même dans toute l'Europe. Dans les enquêtes qualitatives, certaines personnes leur dénient même parfois l'humanité. Les propos ne sont jamais aussi durs que sur les Roms et les gens du voyage, souvent confondus, à tort.

Juste au-dessus viennent les musulmans, avec toutes les questions qui touchent aux pratiques de l'islam : pour eux, l'indice est de 60. Au-dessus on trouve les Maghrébins, Arabes, parfois dénommés « beurs », avec 72. Les deux minorités les mieux acceptées sont la minorité juive et les Noirs. Ce qui peut paraître paradoxal, si l'on compare avec les actes et les discriminations.

Cette hiérarchie des rejets, réelle, se maintient à travers le temps.

Dernier point : le renouvellement des argumentaires du racisme. Nous vivons dans des sociétés qui ont été traumatisées par la Shoah, dans lesquelles le racisme est considéré comme le mal absolu. L'antiracisme est devenu la norme, le principe, si bien que le racisme s'exprime souvent de manière détournée, où les gens n'ont même pas le sentiment d'être racistes. C'est ce qu'on appelle le racisme subtil, symbolique, déguisé.

Ce changement d'argumentaire est particulièrement net dans les débats autour du nouvel antisémitisme et de la nouvelle judéophobie mise en évidence par Pierre-André Taguieff : « Je n'ai rien contre les juifs, mais, tout de même, la politique d'Israël… » La critique d'Israël et du sionisme peut être tout à fait légitime, mais aussi prêter aux préjugés : il faut bien distinguer les deux. Il en est de même dans la nouvelle islamophobie : on n'a rien contre les immigrés ou les Arabes, mais on estime que l'islam est une religion qui va à l'encontre des valeurs de la laïcité, des droits des femmes ou des gays.

Dans la réalité, on voit que les vieux clichés antisémites liés au pouvoir et à l'argent dominent l'univers des préjugés antisémites, non la question israélienne – je parle bien des préjugés, non des actes. Et pour ce qui est de la nouvelle islamophobie, ceux qui obtiennent les notes les plus élevées sur notre échelle d'aversion à l'islam sont justement ceux qui sont le moins attachés à la laïcité et font le moins de cas des droits des femmes et des gays… C'est dire à quel point les argumentaires peuvent masquer la réalité.

Mais cet outil a ses limites. Tout d'abord, ce ne sont que des sondages, et le résultat d'un sondage dépend de la question posée, du moment où elle est posée, et de la manière dont elle est comprise. Ensuite, les sondages ne portent que sur des opinions. Or la logique des opinions n'a rien à voir avec celle des comportements : en 2019, les infractions remontées jusqu'au parquet ont crû de 11 %, les actes et menaces recensés par la police et la gendarmerie de 74 %. Quant au racisme ordinaire, les micro-agressions, les insultes, les menaces au jour le jour, les petites choses qui pourrissent la vie, il fleurit très bien : dans les stades, on continue à entendre des insultes contre les Noirs, comme avant.

Cela étant, nous travaillons par rapport à des normes. Que la norme soit antiraciste, c'est déjà un progrès par rapport aux années trente, tout comme le fait que beaucoup de gens aient le sentiment de ne pas être du tout racistes eux-mêmes.

Je n'aurai pas le temps d'évoquer le débat autour du racisme institutionnel ou systémique, mais nos sondages d'opinion ne se bornent pas à recueillir le subjectif : il y a aussi toutes les institutions, école, entreprise, police, où s'installent des routines discriminatoires auxquelles on ne prête même plus attention – je pense notamment aux travaux de Marie-Anne Valfort, sur les discriminations à l'embauche en fonction de la religion ainsi qu'à ceux de Fabien Jobard et d'autres chercheurs sur le contrôle au faciès.

On peut se demander si ces sondages disent la vérité : il est facile de dire n'importe quoi à un enquêteur. Depuis trois ans, nous posons les mêmes questions en ligne, en parallèle, et on s'aperçoit que le niveau d'intolérance est beaucoup plus élevé. Ce phénomène s'explique aussi par le fait que les deux échantillons ne sont pas les mêmes : l'échantillon « en face-à-face » est plus représentatif de la France dans sa diversité, mais la réalité du racisme est quelque part entre les deux.

Enfin, on reproche souvent à l'indice longitudinal de tolérance de tout mélanger, alors même que chaque préjugé a son histoire. L'antisémitisme a l'histoire la plus longue, qui plus est marquée par la Shoah. Il ne s'agit pas de dire que tous les préjugés sont pareils, mais de montrer que les réponses à toutes les formes de racisme sont étroitement corrélées. En gros, sur l'ensemble de l'échantillon, ceux qui n'aiment pas les juifs n'aiment pas non plus les Noirs, ni les Chinois, ni les Asiatiques, ni les Roms, ni aucun groupe imaginaire que l'on rajouterait à la liste. Ce sont toujours les mêmes facteurs explicatifs qui jouent, étroitement corrélés à une vision autoritaire et hiérarchique de la société – dans laquelle la place de ces gens est en bas –, et à un rejet plus général des groupes considérés comme hors norme : les féministes, les gays, les lesbiennes, les handicapés, tous ceux qui ne sont pas conformes. Il y a donc une étroite corrélation, et c'est toujours plus compliqué que l'on ne croit – c'est le propre de la recherche.

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