Je voudrais simplement rappeler en propos liminaire des éléments que vous connaissez sans doute puisque vous êtes spécialistes de la chose publique.
La césure dans la progression des actes antisémites a eu lieu en l'année 2000 : nous comptabilisions avant 2000 moins d'une centaine d'actes par an alors que, depuis l'année 2000, nous enregistrons 400, 600, 700, 800 voire 900 actes par an.
Le premier élément connu et important, confirmé par le ministère de l'intérieur et la Commission nationale consultative des droits de l'homme (CNCDH), est que la moitié des actes racistes en France – en englobant les actes antisémites – concernent la « communauté juive », avec des guillemets que j'expliquerai si l'occasion se présente. Cela signifie que 50 % des actes racistes visent une minorité qui constitue, selon les estimations, entre 450 000 et 550 000 personnes – chiffre probablement en nette baisse depuis quinze ans – soit 0,7 % de la population. On ignore le nombre exact de juifs vivant en France car il n'existe pas de statistiques dites ethniques.
La deuxième chose importante est de savoir si ce phénomène constitue une spécificité française, européenne ou occidentale. Pour ce qui est des meurtres, sans parler des propos ou des discours, il s'agit bien d'une spécificité française. Depuis 2002, seize Juifs ont été tués par des Français dont douze sur le territoire métropolitain. C'est un phénomène inédit depuis la fin de la guerre, dont on ne trouve pas l'équivalent en Europe, même dans des pays à large tradition antisémite comme l'Autriche. Même dans la Hongrie de Viktor Orbán, il n'y a pas de meurtre antisémite.
La troisième chose dont il faut être bien conscient c'est que le sentiment qui domine aujourd'hui dans la communauté juive, que l'on interroge les juifs de Bordeaux, Toulouse, Paris ou Marseille, c'est la crainte. C'est ce fait qui m'a amené à écrire Les territoires perdus de la République puis Une France soumise.
Je rappelle que l'ouvrage Les territoires perdus de la République a été accueilli en 2002 par un silence total. Au début, il n'y a pas eu de polémique. L'expression a certes été retenue, elle a été reprise par Jacques Chirac, mais le livre n'était pas lu. C'est seulement après l'attentat de Charlie Hebdo que Fayard m'a demandé de faire une troisième édition augmentée d'une postface, et ensuite le livre s'est énormément vendu.
En 2013, on a posé la question suivante aux communautés juives respectives de Grande-Bretagne et de France : avez-vous l'intention d'émigrer au cours des cinq prochaines années ? Alors que, en Angleterre, seulement 17 % des juifs répondaient positivement, en France, un juif sur deux pensait partir.
Nous ne connaissons pas les chiffres des départs à l'exception des départs vers l'État d'Israël, grâce aux statistiques de l'Agence juive. Entre l'année 2000 et la fin de l'année 2020, 60 000 départs ont été enregistrés, c'est-à-dire plus de 10 % de la communauté juive. Nous n'avons pas de chiffres sur les retours mais, pour connaître assez bien l'alya francophone en Israël, j'estime qu'il y a de 15 à 30 % de retours, ce qui est beaucoup. Les parents d'enfants adolescents sont ceux qui reviennent le plus souvent car l'intégration des adolescents est très difficile. Il n'en reste pas moins que 70 % des juifs partis en Israël y restent. Il existe de terribles difficultés d'intégration, en particulier la langue et l'accès au travail.
Nous n'avions jamais assisté à une telle vague de départs vers Israël car la France a toujours été un pays de faible départ. En effet, la France n'a pas une longue tradition sioniste, au contraire. C'est en France que que le fondateur du sionisme politique, Theodor Herzl, s'est heurté aux résistances les plus dures, à la fin du XIXe siècle.
Il existe par ailleurs des départs vers d'autres pays mais nous ne pouvons pas les comptabiliser. Nous savons seulement qu'il se produit des départs importants vers les États-Unis, et vers la communauté francophone du Canada, au Québec. Je me trouvais en novembre pour mon travail à Montréal. J'y ai tenu deux conférences et j'y ai rencontré énormément de Français, jeunes – des pères et mères de famille d'une quarantaine d'années – qui avaient émigré avec leurs enfants depuis moins de cinq ans.
Un autre phénomène, que vous connaissez sans doute mais qu'il faut préciser, est « l'archipélisation » du territoire français, une communautarisation dont Jérôme Fourquet fait le diagnostic implacable. Vous en avez la confirmation dans le regroupement géographique de plus en plus net des juifs. La communauté de Seine-Saint-Denis a perdu 80 % de sa population depuis dix ans. Sur 300 familles juives à La Courneuve en 2010, il n'en reste plus que 80 aujourd'hui. En moyenne sur l'ensemble du département, le chiffre est de 80 %.
À l'inverse, on constate un regroupement des communautés juives dans le 17e arrondissement, quartier qui n'était pas spécifiquement juif il y a trente ans et où l'on trouve désormais boucheries et restaurants kasher et synagogues. Il y aurait environ 40 000 juifs dans le 17e arrondissement, c'est-à-dire davantage que la population juive de Belgique ! Il existe également un important regroupement à l'est de Paris, dans les communes de Saint-Maur-des-Fossés, Saint-Mandé et Vincennes.
Un autre indice très inquiétant est l'évolution de l'enseignement privé juif. En 1990, 8 000 élèves étaient scolarisés dans l'enseignement privé juif alors que, à la rentrée 2014, il y en avait 32 000. Dans une communauté pourtant de plus en plus laïque, de plus en plus sécularisée, on peut penser qu'un que l'essor de l'enseignement privé juif s'explique par un souci du religieux. Mais depuis les attentats de Charlie Hebdo et surtout de l'Hyper Cacher – qui a eu lieu juste à côté d'une grande école juive, on remarque également, et c'est nouveau, une certaine désaffection de l'école juive et des classes ferment.
Je voudrais revenir sur la raison pour laquelle j'ai mis tout à l'heure « communauté juive » entre guillemets. Il n'existe pas « une » communauté juive en France, mais des communautés juives, avec un clivage très fort entre la communauté juive « à l'ancienne » – le notable israélite du XIXe siècle – et l'essentiel de la communauté juive arrivée dans les années 1950-1960 du Maghreb (surtout d'Algérie et un peu de Tunisie) et qui vit souvent dans des quartiers populaires. De fait, la perception de l'antisémitisme n'est pas la même selon les couches sociales auxquelles on s'adresse.
Lors de la sortie des Territoires perdus de la République, la Fondation pour la mémoire de la Shoah en France – qui venait d'être créée par la mission Mattéoli – m'a invité à venir rencontrer les directeurs. J'ai trouvé en face de moi trois personnes dubitatives. Elles se demandaient si nous n'étions pas de grands « délirants » ; elles ne croyaient pas en ce que nous avancions. Il a fallu du temps pour que cette fraction de la communauté juive accepte la réalité d'un antisémitisme de plus en plus violent, verbalement d'abord. Nous n'étions pas les premiers à le dire mais ceux qui l'ont dit avant nous n'ont pas été entendus. Je pense à Christian Jelen qui, à la fin des années 1990, avait dénoncé le phénomène dans un livre.
J'ai été invité à faire une conférence à la synagogue de Sarcelles en mai 2018 et, lorsque j'y suis allé, j'ai éprouvé un choc personnel. Quand je suis arrivé, huit gendarmes gardaient la synagogue, par groupes de deux, lourdement armés avec gilets pare-balles. Il y avait des caméras partout et le service de protection de la communauté juive tout autour. On m'a carrément exfiltré de la voiture pour m'emmener au sein de la synagogue qui était transformée en Fort Knox, totalement fermée. J'ai fait une conférence sur le sujet qui m'avait été demandé devant une assemblée franchement dépressive et c'est le constat que je fais dans toutes les communautés juives devant lesquelles je vais pour parler de mes travaux généraux d'historien. Je constate partout le même désarroi, le même sentiment de solitude et d'abandon. J'ai vu à Sarcelles quelque chose de poignant. C'est une communauté vieillissante ; les jeunes sont de plus en plus en train de partir. À la fin de l'entretien, on me demandait : « Faut-il partir ? »
Quel que soit le sujet de mes conférences, d'ailleurs, c'était toujours la question que l'on me posait. Aujourd'hui, même lorsque je parle de l'Alliance israélite universelle ou de mes anciens livres d'histoire du sionisme ou de la fin de la présence juive en terre arabe, les gens en arrivent toujours à me poser des questions qui n'ont pas de rapport avec le sujet ; mais alors qu'on me demandait il y a dix ans « Faut-il partir ? » on me demande aujourd'hui : « Quand faut-il partir ? ».
Pour les plus jeunes, l'émigration est presque devenue une évidence. Pour les plus âgés, c'est plus difficile. Comment envisager l'émigration dans un pays qui reste un pays étranger ? Au fond, Israël n'est pas leur pays. Israël n'est pas le pays des juifs ; c'est le pays des Israéliens. Les Israéliens forment une nation, avec une langue, une culture. Quand on ne possède pas la langue, l'intégration est très difficile.
Il existe donc un sentiment d'abandon qui m'avait beaucoup frappé en 2016 déjà, lorsque nous préparions Une France soumise, un an et demi avant le mouvement des « gilets jaunes ». Lorsque nous interrogions des membres du corps enseignant, des cadres hospitaliers, des médecins de ville, des médecins des urgences, des membres des compagnies républicaines de sécurité (CRS), des cadres de la police, des surveillants de prison, de nombreux travailleurs sociaux… J'ai eu le sentiment que le clivage entre la France des gilets jaunes et une certaine France « parisienne » des élites et des médias existait déjà dans la communauté juive. J'ai eu le sentiment que l'on avait tendance à mettre de côté la communauté juive, à édulcorer un certain nombre de faits qui lui arrivaient comme on a eu tendance depuis des années, surtout du côté d'une certaine classe médiatique, à évacuer les classes populaires. La mise à l'écart de la « communauté juive » et la mise à l'écart de toutes ces classes populaires qui se sont réveillées brutalement avec les gilets jaunes étaient en fait deux phénomènes parallèles.
Il y a un clivage profond entre une certaine France des élites, dans les centres-villes, et les classes populaires. Christophe Guilluy l'a très bien montré dans ses différents livres, Fourquet l'a confirmé dans L'Archipel français, ainsi que Jean-Pierre Le Goff. Ils sont nombreux à avoir fait ce constat. Lorsque je regarde le taux d'abstention qui monte en flèche depuis quarante ans, je ne peux qu'entendre l'écho de ce que j'ai entendu de la part d'un grand nombre de Français de toutes conditions, plutôt des classes moyennes ou populaires, et d'un grand nombre de juifs qui ont le même profond chagrin d'un pays qui les abandonne et dans lequel ils ne se reconnaissent plus. C'est quelque chose qui serre vraiment le cœur.
Je voudrais dire un dernier mot : à mon avis, l'immense majorité des juifs de France ne quitteront pas notre pays. Il existe toutefois des indices inquiétants. Je vais donner l'exemple de Toulouse. Une grande « communauté juive » y avait construit il y a dix ans un centre à la fois culturel et religieux, très vaste, à côté du canal : le centre Hebraïca. Je m'y suis rendu deux fois ces dernières années pour une conférence, or le centre est vide. On m'a expliqué que, depuis l'affaire Merah, la moitié des juifs de Toulouse avaient quitté la ville.
C'est pour cela que je voudrais terminer ce propos liminaire par cette réflexion : si je dis qu'à mon sens un grand nombre de juifs ne partiront pas, c'est tout simplement parce qu'ils n'ont pas les moyens de partir et parce que l'émigration est un arrachement, parce qu'ils aiment la France. Ce qui m'a frappé chez les émigrants français ces quatre dernières années en Israël, c'est que, lorsqu'ils me posaient des questions sur la situation française, il n'y avait pas cette joie mauvaise à laquelle on pouvait s'attendre en disant « Ah ! On vous l'avait bien dit ; le pays est en train de s'enfoncer. » Au contraire, il y avait chez tous une peine profonde de voir ce que devenait leur pays. Je n'ai jamais senti, chez aucun de mes interlocuteurs, Israéliens de fraîche date et Français de longue date, une telle joie mauvaise. Chez tous, j'ai vu le même sentiment de perte, le même chagrin. J'insiste sur le mot « chagrin » car c'est ce qui revient et qui est vraiment poignant.
Si je dis qu'ils ne partiront pas, quel sera leur avenir ? Je crains que l'avenir soit à la marranisation et à la concentration géographique, c'est-à-dire à une sorte de partition du territoire. Les juifs se concentrent dans le 17e, dans l'est de Paris ; ils se rassemblent dans les quartiers où ils bénéficient d'un minimum de sécurité. Lorsque je parle de marranisation, cela signifie qu'ils vont se faire le plus discrets possible. Cécile Chambon, journaliste au Monde, avait consacré un très bel article d'une double page à l'antisémitisme dans les cités en novembre 2017. On y lisait cette phrase : « Ne pas s'exposer est devenu pour beaucoup de juifs une priorité. » Elle avait tout à fait raison : les signes extérieurs de judéité sont effacés. Par exemple, on ne montre plus l'étoile de David, on range la kippa derrière une casquette. Les juifs sont de plus en plus nombreux à retirer la mezouzah de leur porte et à la mettre à l'intérieur alors qu'elle se trouve traditionnellement à l'extérieur du chambranle. Dans les écoles juives, la consigne est de se disperser immédiatement à la sortie. Tout cela est connu et nous avons affaire à des gens qui vivent de plus en plus dans la crainte, avec de surcroît un repli sur eux‑mêmes et donc une radicalisation de leur attitude.