Intervention de Georges Bensoussan

Réunion du mardi 8 septembre 2020 à 10h30
Mission d'information sur l'émergence et l'évolution des différentes formes de racisme et les réponses à y apporter

Georges Bensoussan :

Tout d'abord, l'idée selon laquelle l'antijudaïsme ou l'antisémitisme traditionnel français aurait totalement disparu est fausse, mais on peut dire qu'il s'est largement édulcoré.

Je ne sais pas comment appeler l'antisémitisme « traditionnel » car il est difficile de désigner les choses en France et c'est précisément ce qui empêche le débat. Tant que nous ne pouvons pas nommer, nous ne pouvons pas poser de diagnostic et, sans diagnostic, il n'y a pas de remède. Tant que la parole ne sera pas libre, nous n'avancerons de toute façon pas.

Contrairement aux idées reçues, l'antisémitisme était fort en France en 1945. Nous pourrions penser qu'après la catastrophe du génocide – qui n'est pas encore très connue en 1945 – l'antisémitisme aurait reculé, mais c'est faux. Je rappelle que, en 1954, lorsque Pierre Mendès France est nommé président du Conseil, il se produit en France une vague d'antisémitisme terrible. Des membres de l'extrême droite, dont Poujade qui était déjà au Parlement en 1954 tiennent alors des propos antisémites. À l'inverse, lorsque Dominique Strauss-Kahn était sur la voie de l'Élysée en 2010-2011, il n'y a pas eu de vague antisémite. Même sur les réseaux sociaux, personne ne l'a attaqué sur ce fondement. Globalement, l'antisémitisme français que l'on pourrait mesurer par la question « Accepteriez-vous de voir un jour un juif président de la République ? » a donc beaucoup reculé depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale.

Ce serait malhonnête de penser que l'antisémitisme « traditionnel » aurait perduré de la même façon ; je dirais qu'il a existé de façon résiduelle jusqu'aux années 2000-2010. Aujourd'hui, on constate une recrudescence de l'antisémitisme traditionnel, en particulier autour de la nébuleuse Soral, véritable industrie de l'antisémitisme. Alain Soral a beaucoup de personnes qui le suivent sur les réseaux sociaux et qui lisent ses ouvrages. Son livre Kontre Kulture, publié aux éditions Blanche il y a une dizaine d'années a été vendu à 200 000 exemplaires. Un agitateur comme Thierry Meyssan a également beaucoup de partisans. Toutefois, rien à voir avec les années 1930 : cet antisémitisme reste marginal et, dans la plus grande partie de la société française, les réflexes antisémites ont beaucoup reculé, même s'il existe toujours des préjugés.

C'est grâce aux travaux des historiens que la connaissance du génocide s'est progressivement imposée et, à partir du moment où le génocide est devenu de plus en plus présent dans la conscience occidentale, l'antisémitisme est devenu inaudible. Comment peut-on être antisémite après Auschwitz ? C'est très difficile. La connaissance du génocide s'est installée en France, et dans l'Occident en général, non pas en 1945 mais plutôt en une vingtaine d'années, en particulier à partir des années 1960 avec le travail des historiens. Le premier de ces historiens, à l'échelle mondiale, est d'ailleurs un Français, Léon Poliakov, qui a réalisé la première grande étude sur le génocide en 1951. Il fut suivi par Raul Hilberg qui aborda le sujet en 1955 dans sa thèse, à une époque où personne ne travaillait sur ce thème et où il a fallu six ans pour trouver un tout petit éditeur à Chicago.

L'antisionisme est-il une forme d'antisémitisme ? Léon Poliakov, le meilleur historien de l'antisémitisme français, a publié en vingt ans, chez Calmann-Lévy, une gigantesque Histoire de l'antisémitisme en quatre volumes. Il avait très bien établi, dès 1969, non pas en idéologue mais en historien, que l'antisionisme était bien le nouveau visage de l'antisémitisme. Vladimir Jankélévitch, deux ans plus tard, disait exactement la même chose dans ses fameux textes réunis sous le titre L'Imprescriptible. Il reste à savoir s'ils ont raison sur le fond et donc à comprendre en quoi l'antisionisme est, ou n'est pas, de l'antisémitisme.

Qu'est-ce que l'antisionisme ? L'antisionisme est un débat totalement légitime, qui n'a rien à voir, jusqu'en 1948, avec l'antisémitisme. Vous savez que le mot « sionisme » date de 1890 mais que le mouvement sioniste est apparu quelques années avant le mot. Le sionisme est l'idée qu'il faudrait rétablir la patrie juive en terre d'Israël parce que c'est la terre des ancêtres, parce que c'est la terre qui parle hébreu, et parce que la Bible est écrite en hébreu, pas en araméen. C'est, en un mot, l'idée qu'il existe un lien entre cette terre et ce peuple et que, si demain ce peuple devait se ré-enraciner territorialement, il ne pourrait le faire qu'à cet endroit. Le fait est que tous les projets sionistes ailleurs (il y a eu l'Argentine, le Wisconsin, la Crimée, le Birobidjan avec Staline) ont échoué.

L'antisionisme est un débat très virulent, au sein même du monde juif. Le monde juif orthodoxe, qui est très important, est viscéralement antisioniste car il pense qu'on ne peut pas faire advenir l'État juif avant la venue du Messie. Il existe de surcroît un précédent historique : Sabbataï Tsevi, le faux messie du XVIIe siècle qui a entraîné derrière lui des foules entières de juifs d'Afrique du Nord, de Hollande et même du Yémen. C'était un faux messie et, à partir de ce moment, le monde orthodoxe s'est bien sûr beaucoup méfié de tout courant messianique. Tous les courants révolutionnaires, marxistes ou non, le Bund en tête, sont également très antisionistes.

D'après le travail des historiens, les principales sources de l'antisionisme avant 1945 se trouvent du côté de l'Église catholique. Par exemple, L'Osservatore Romano du Vatican prend dès 1890 position contre le sionisme dans la revue des Jésuites Études, avant même que l'on entende parler de Theodor Herzl. L'extrême droite et tous les courants d'extrême droite, aussi bien français qu'autres, tels que les courants maurassiens par exemple ou les courants fascistes des années 1930 en France, sont antisionistes. Toute la presse de la collaboration était viscéralement antisioniste, à l'exception notable du catholique Marcel Déat.

Pour résumer mon propos, l'Église catholique (dans sa frange la plus ultra), l'extrême droite et le nazisme sont antisionistes. Le Pape refuse absolument toute concession au sionisme comme le montrent les discussions interminables entre les dirigeants sionistes et le Vatican dans les années 1920-1930. Le premier grand texte nazi de Rosenberg est un texte consacré à la question sioniste en 1921. Hitler lui-même a constamment dit qu'il n'existerait jamais d'État juif.

L'antisionisme s'ancre donc dans les milieux juifs et dans les milieux non juifs. L'antisionisme est également très fort dans les courants révolutionnaires : la Troisième Internationale communiste par exemple est antisioniste car elle considère le sionisme comme un mouvement bourgeois qui ne résout pas la question juive.

Ce débat « Faut-il ou non créer un État juif ? » est donc totalement légitime mais, le 14 mai 1948, à la suite du plan de partage de l'ONU, l'État d'Israël est créé et ce débat n'a plus de raison d'être. La question ne se pose plus dès lors que l'État juif existe. On peut critiquer la politique israélienne bien évidemment, mais ce n'est pas de l'antisionisme : c'est la critique d'un État. Se prévaloir de l'antisionisme après le 14 mai 1948 signifie, si l'on parle franchement, qu'on souhaite la destruction de cet État d'Israël. C'est ce que Pierre-André Taguieff nomme « un permis de démolition de l'État juif ».

Pour répondre à votre question, je pense que, effectivement, l'antisionisme est devenu l'habillage le plus « soft », le plus politiquement correct, de l'antisémitisme.

La grande erreur de beaucoup d'analyses est d'essayer de capter les mots et le vocabulaire des années 1930 dans le discours antisémite d'aujourd'hui alors que la rhétorique a changé. Au contraire, l'antisémitisme parle maintenant le langage de l'antiracisme, en disant : « Regardez, vous avez fondé un État basé sur le racisme et l'apartheid. Vous êtes indignes d'avoir vécu ce que vous avez vécu avec la Shoah, vous êtes les nouveaux parangons du racisme via le sionisme et c'est au nom de l'antiracisme que nous vous condamnons, sionistes et, derrière vous, les juifs tellement attachés à ce principe de l'identité » – alors que le judaïsme n'a en réalité aucune base raciale (dans le judaïsme, n'importe qui peut devenir juif demain : il suffit de se convertir).

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