Vous avez raison : la « communauté juive » est l'une des plus acceptées qui soit, comme les enquêtes de Dominique Reynié et d'autres l'ont montré. Les actes antijuifs, qui sont violents à la différence de la situation des années 1960, proviennent d'une minorité, d'une toute petite minorité de la population.
Vous avez parlé des banlieues, ces fameux « territoires perdus ». C'est effectivement de là que vient l'essentiel de ces actes. Est-ce parce que ces populations de banlieues sont victimes de discriminations ? Est-ce lié au conflit israélo-arabe qui aurait été « importé » en France comme on l'entend souvent ? Il y a effectivement une coïncidence entre l'explosion de 2000 et l'intifada. Je ne me prononcerai pas sur ces questions.
Je pense que ces regroupements socio-ethniques de population dans les banlieues sont, en eux-mêmes, très problématiques. Le fait qu'il existe de tels regroupements au lieu d'une dilution de cette population à l'échelle nationale pose problème. Pourquoi trouve-t-on par exemple 46 % de logements sociaux dans le 20e arrondissement et si peu dans le 7e ou à Neuilly ? Une dilution de la population sur le territoire national favoriserait l'intégration. Pourquoi avons-nous ces cités ethniques qui sont des ghettos dans ces territoires, qui ne peuvent que nourrir le sentiment de l'abandon ? Ce sentiment est réel, indéniable. Face à cet abandon, on trouve le sentiment que la « communauté juive » est privilégiée, qu'elle est une partie du monde des riches, des Blancs (cette confusion entre le monde juif et le monde blanc et riche est indéniable, en France comme aux États-Unis), qu'il n'y en a « que pour elle » avec sa mémoire.
À cet égard je pense que la mémoire de la Shoah, telle qu'elle est actuellement promue en France, est contre-productive. Je ne parle pas de l'enseignement qui est au contraire très bien fait ; nous sommes probablement le pays d'Europe qui enseigne le mieux la Shoah. Je parle de la transformation de la mémoire de la Shoah en religion civile, qui a peut-être aussi eu des effets destructeurs. Par exemple, les visites officielles systématiques après chaque acte antisémite ou la rediffusion sur toutes les chaînes en même temps de Nuit et Brouillard au moment de la profanation de Carpentras (ce qui est d'autant plus absurde que le film n'est pas consacré à la Shoah !).
La mémoire de la Shoah est confondue avec la lutte contre l'intolérance et le racisme alors que cela n'a rien à voir. La mémoire de la Shoah est une réflexion politique sur la façon dont une société de masse, développée et culturellement élevée, en arrive à concevoir un meurtre inimaginable. Le camp de Treblinka est quelque chose d'inconcevable, qui n'a rien à voir avec les massacres d'autrefois, ni avec les Arméniens ni même avec le Rwanda plus tard. Cela ne signifie pas que c'est plus digne ou moins digne d'intérêt, mais c'est autre chose sur le plan anthropologique. Réduire la mémoire de la Shoah à une leçon, à un prêchi-prêcha, à une sorte de catéchisme un peu « bêbête » sur la tolérance, sur l'antiracisme, sur la nécessité de s'aimer les uns les autres et de promouvoir le vivre-ensemble, c'est dénaturer la portée politique de l'enseignement de la Shoah.
Il est impossible de comprendre l'évolution de l'antisémitisme sans comprendre que la France a connu en quarante ans une évolution démographique importante. En quarante ans s'est produit un choc démographique en France. De nouvelles populations sont arrivées ; une partie de ces nouvelles populations provient de l'ancien empire colonial français, d'Afrique du Nord, où la culture antijuive faisait partie de la culture traditionnelle. Tous les historiens le savent.
Le problème aujourd'hui, en France, est que dire cela expose à être poursuivi devant les tribunaux pour essentialisation et racisme. C'est pourquoi je vous dis que, tant que la parole ne redeviendra pas libre, tant que nous ne pourrons pas effectuer une analyse culturelle et anthropologique, comme l'a fait Hugues Lagrange dans Le Déni des cultures en 2010 en étudiant les émeutes de 2005-2007, tant que nous ne pourrons pas réellement nommer ce qui se passe, nous n'avancerons pas. Tout le monde condamne l'antisémitisme mais personne ne parle des antisémites. Tant que nous ne pourrons pas nommer les antisémites, nous n'avancerons pas. Je ne les nommerai pas ce matin, parce que je suis déjà passé devant la 17e chambre du tribunal de grande instance de Paris.
Tant que nous vivrons dans un pays où la liberté de parole est de plus en plus muselée, nous n'avancerons pas. Regardez ce qu'il se passe avec la fin de la revue Le Débat. Pierre Nora et Marcel Gauchet l'ont dit : la fin de la revue Le Débat n'est pas liée à des raisons financières mais au fait que le débat politique ou intellectuel n'est plus possible actuellement en France. Nous sommes dans l'anathème, dans l'invective, dans la condamnation, dans la judiciarisation de la parole. À la moindre parole dissidente, c'est la 17e chambre. Il n'existe plus de parole libre. De ce fait, j'arrête là mon témoignage et je ne peux plus parler. Je ne pourrai parler qu'à l'étranger.
Je ne peux donc pas dire qui sont les antisémites. Je sais simplement, parce que j'ai consacré cinq ans de ma vie à l'histoire des derniers siècles des juifs en terre arabe, que je suis tombé dans les archives de l'Alliance israélite universelle sur des archives des polices britanniques, italiennes et françaises, en particulier des archives diplomatiques françaises du protectorat du Maroc et de la Tunisie, archives datant des XIXe et XXe siècles, la réalité d'un antijudaïsme fréquent dans la culture populaire et je crois que cet antijudaïsme a été importé en France.
Un certain nombre de gens qui ne viennent pas de ces communautés nient cette réalité. Je pense à ce journaliste de Libération qui, après Charlie Hebdo, sur le plateau de 28 minutes à Arte, a eu le courage de dire, sans jamais revenir sur ses paroles ensuite : « Oui, c'est vrai, dans les rédactions, quand il y a des viols et des tournantes dans les banlieues et que nous savons qui sont les agresseurs, nous changeons les prénoms. » Lorsque nous en arrivons là, le débat est forcément tronqué, il n'est plus possible.
J'ai donc travaillé durant cinq ans sur ces archives et j'ai publié en 2012 Juifs en pays arabes qu'aucun historien n'a réfuté. Ce travail est basé sur des archives ; je suis historien, pas idéologue ni journaliste. J'ai mis au jour un antijudaïsme du quotidien ; la condition juive est telle que, dès que la décolonisation s'est profilée dans les années 1950, au Maroc, en Tunisie, en Algérie, en Libye, en Syrie, en Irak… les juifs ont fui en masse. Un million de juifs se trouvaient en terre arabe en 1945 ; il en reste 4 000 alors qu'il n'y a pas eu de génocide ou d'expulsion de masse. Les départs ont été liés à la crainte, à l'absence de perspectives économiques, à la spoliation ; des Juifs ont été volés, surtout en Libye, en Syrie et en Irak. Le cas des Juifs d'Algérie est différent car il s'apparente au cas des Pieds-noirs.
Voici la réalité : il existe un antisémitisme importé que connaissent bien et que pourront confirmer les gens issus de ces communautés. Je pense au dramaturge algérien Karim Akouche qui dit que, dans sa communauté, à l'école primaire, on lui a appris à détester les juifs. Je pense à Boualem Sansal qui m'a téléphoné avant mon procès en 2017, pour me proposer de témoigner. Il a envoyé une lettre à la présidente pour dire que tout ce que je disais était parfaitement vrai. Je pense à l'ingénieur Mohamed Louizi que je connais personnellement et qui m'a également dit que ce que j'affirmais était vrai. Je pense à ce professeur au lycée Averroès de Lille qui m'a défendu et qui l'a payé cher. Il a dû quitter son lycée au bout de quatre mois en disant à Libération qu'il n'avait jamais entendu une telle somme de propos antisémites.
Ce déni de nos élites est très frappant alors même que les principaux intéressés, ceux qui connaissent ces communautés, disent que cette réalité existe, qu'il faut la combattre et que nous ne pouvons pas la combattre tant que nous ne la nommons pas. Nous ne pourrons trouver les remèdes que si nous désignons réellement le mal. Il ne suffira pas de faire de la morale.
Encore une fois, je ne suis pas certain que l'enseignement répété de la Shoah soit la solution idoine. Ceux qui travaillent sur le sujet, sur le terrain, ont très bien compris qu'il fallait commencer par parler à ces enfants de leurs propres souffrances : la colonisation, la décolonisation, l'esclavage surtout. On peut ensuite montrer comment le discours antijuif s'insère dans un discours raciste plus général même si l'antisémitisme n'est pas tout à fait un racisme comme les autres. Il existe une différence avec les autres formes de racisme qui n'implique pas davantage de considération mais qui est simplement d'ordre anthropologique.