Je commence par l'évaluation différentielle de la blague, du génocide et évidemment de tout ce qui se trouve au milieu. Je pense qu'il faut avoir une définition du racisme qui permette d'englober ces différents phénomènes. Cependant, je suis bien sûr tout à fait d'accord avec ce que vous me rapportez du discours de la personne auditionnée avant moi : avoir la même charge morale associée à tous ces phénomènes serait totalement contre-productif. Je pense que cela irait à l'encontre de ce que nous essayons de faire ici, c'est-à-dire de proposer ensemble des solutions de lutte contre le racisme.
Il serait inefficace de culpabiliser les individus, les membres de la société, en particulier s'il s'agit de les culpabiliser pour des phénomènes qui sont, comme je le disais précédemment, automatiques et inconscients. Cela reviendrait à culpabiliser des individus pour des choses sur lesquelles ils n'ont pas de contrôle direct et dont la conscientisation est vraiment difficile.
C'est pour cette raison que je disais que, si nous prenons une définition large du racisme, nous sommes obligés dans le même temps de ne pas accuser moralement, d'ôter la charge morale négative très forte associée au racisme. C'est difficile. De fait, à l'heure actuelle, dire « tu es raciste » revient à dire « tu es mauvais, tu es une mauvaise personne ». Dire « tu as des biais raciaux implicites » devrait pouvoir s'entendre sans que l'on puisse comprendre « donc tu es une mauvaise personne ». C'est à mon avis un travail important à mener par les éducateurs et les chercheurs, mais qui ne peut l'être que si nous réalisons que nous avons tous des biais raciaux implicites. Soit nous admettons que nous sommes tous mauvais, et nous travaillons à partir de cette donnée, soit nous arrêtons de penser qu'il faut nécessairement être une personne extrêmement méchante, mauvaise et condamnable pour avoir des biais raciaux implicites.
Vous avez raison de dire que le politique doit placer un curseur. Précisément, je crois que le curseur ne peut pas se positionner sur le plan théorique. En raison de la possibilité de glissement entre les différentes formes de racisme, il faut pouvoir dire « attention, cela est du racisme » car il existe une continuité des formes de racisme et une possibilité de glissement. Je crois qu'il faut être très ferme sur cette idée que même une blague peut relever du racisme.
Toutefois, cela ne signifie pas que tout doit être traité sur le plan judiciaire ou pénal. Je pense que c'est là que le travail doit se faire de manière très fine. Il y a une différence entre les formes de racisme susceptibles d'être pénalement condamnées, et les formes de racisme issues de quelque chose qui relève davantage d'une politique publique d'éducation. L'idée même de condamner pénalement une blague raciste est absurde. En revanche, il est fondamental que nous prenions tous l'habitude de ne pas encourager les blagues racistes. Je pense que la seule manière de le faire est l'éducation. Vous ne pouvez pas tout faire, mais la loi peut sans doute inciter à des politiques éducatives plus conscientes de ces problèmes.
Vous avez posé une question sur la façon de lutter contre les stéréotypes dans un débat public qui s'enlise. Cela contient en fait plusieurs problèmes. La question que nous nous posons ici du racisme est extrêmement difficile et elle est très vite caricaturée. C'est la raison pour laquelle il est difficile d'en parler de manière scientifique et calme. Je crois que nous devons tous, à tout instant, en permanence, essayer d'en parler de manière scientifique et calme, c'est-à-dire essayer de complexifier la question.
Je rejoins peut-être votre désarroi dans le fait que le débat public est peu fait à l'heure actuelle pour des questions complexes. Il aime les positions tranchées, les débats qui sont des controverses et non des dialogues. Les médias mettent en scène le racisme et la question raciale par le scoop, par l'effet de manche et par le propos un peu tendancieux qui suscitera des réactions très vives et fera du buzz. Ce phénomène concerne davantage les médias audiovisuels que la presse écrite.
Nous rejoignons ici la problématique des réseaux sociaux. Nous avons toujours tenu, au café, des propos qui dépassaient notre pensée consciente et rationnelle. Le problème est que ce café se trouve maintenant sur internet, sur Facebook, sur Twitter et que ce ne sont plus trois personnes mais potentiellement beaucoup plus qui nous écoutent. C'est une nouvelle donnée de l'expression en démocratie dont nous sommes obligés de tenir compte. Je ne travaille personnellement pas sur ces questions et il faudrait interroger des sociologues des médias et de la communication.
Enfin, vous m'avez interrogée sur les Whiteness Studies. J'ai effectivement organisé un colloque sur le sujet. En effet, « blanc » n'est pas une couleur de peau, pas plus que jaune, rouge, noir ou marron. La question qu'étudient ceux qui travaillent dans le périmètre des Whiteness Studies est celle de la manière dont un groupe, repéré de manière imaginaire ou réelle par un phénotype ou par une donnée corporelle, s'est constitué en tant que groupe en mettant en place des stratégies de domination économique, politique, sociale et culturelle. Les Whiteness Studies sont un périmètre d'étude très présent aux États-Unis, mais aussi au Royaume-Uni, dans les anciennes colonies de l'Empire britannique comme l'Inde.
Les Whiteness Studies sont pluridisciplinaires ; elles engagent la littérature, la géographie, la démographie, la philosophie, la science politique, etc. Elles travaillent sur la constitution de ce groupe des White, des Blancs, mais dans l'histoire – et c'est vraiment important – ce groupe des Blancs est mouvant, labile. Un exemple classique mais important est le cas des Irlandais américains qui n'ont pas toujours été blancs ; ils le sont devenus. Un autre phénomène est celui du passing, c'est-à-dire de ces Noirs qui, au tournant du XXe siècle et jusque dans les années 1920, étaient de complexion claire et se faisaient passer pour des Blancs. Ils quittaient le sud des États-Unis et remontaient dans le Nord en se faisant passer pour des Blancs de façon à avoir de meilleures chances de trouver un travail suffisamment rémunérateur, un logement dans des quartiers suffisamment salubres. Les Irlandais qui n'ont pas toujours été blancs ou les Afro-Américains qui peuvent passer pour blancs sont des phénomènes qui permettent précisément de saisir en quoi blanc n'est pas une couleur, mais une assignation à un groupe qui a un certain type d'avantages ou de privilèges et qui, étant dominant numériquement, politiquement et économiquement dans la société états-unienne, a fait en sorte de conserver ses avantages et ses privilèges. Ce sont toutes ces trajectoires et tout ce que cela implique de trajectoires individuelles et collectives, d'histoire, de géographie, que les Whiteness Studies étudient.