La mission d'information procède à l'audition, ouverte à la presse, de Mme Magali Bessone, professeure de philosophie politique à l'Université Paris 1 Panthéon Sorbonne et membre du conseil scientifique de la Fondation pour la mémoire de l'esclavage.
La séance est ouverte à 11 heures 40.
Nous sommes ravis de vous recevoir pour cette audition. Depuis le début de cette mission, nous nous sommes attachés à avoir des avis contradictoires, éclairés du moins, sur la question délicate et difficile des nouvelles formes de racisme. Surtout, nous essayons d'imaginer de nouvelles pistes pour travailler sur des solutions. Dans cet esprit, nous avons déjà reçu nombre d'historiens, de sociologues et d'autres personnes passionnantes.
C'est aujourd'hui à votre tour d'être auditionnée. Votre travail est profondément lié à la manière dont l'histoire se saisit de la notion de race.
Madame Bessone, vous êtes professeure de philosophie politique à l'Université de Paris 1 Panthéon Sorbonne et vous avez travaillé avec deux personnes du projet Global Race que nous avons auditionnées au début de l'été. Ces auditions ont été très éclairantes.
Cette mission a été décidée en décembre 2019 ; elle n'est pas concomitante aux évènements et aux manifestations antiracistes que nous avons pu connaître à la sortie du confinement, même si ces manifestations ont déjà eu et auront encore une incidence sur nos questions et nos auditions.
Vous travaillez sur la notion de race. Vous cherchez à savoir s'il faudrait abandonner la formule « supposée race » ou au contraire assumer pleinement l'emploi de cette notion, en tant que celle-ci est une construction historique, une façon conventionnelle de désigner certains groupes en s'écartant de la signification biologique que ce terme avait eue dans le passé. Les scientifiques ont d'ailleurs détruit cette construction biologique dans leurs recherches.
Si, pour certains, la race n'existe pas, l'emploi du mot est-il incompatible avec les valeurs de la République ? Comment, à l'inverse, pouvons-nous lutter contre le racisme en abandonnant cette notion ? Faut-il assumer le mot pour pouvoir lutter efficacement contre le racisme ?
Je voudrais commencer par évoquer le concept de racisme. Vous l'avez sans doute déjà entendu au fil des auditions, ce concept est notoirement difficile à appréhender de manière scientifique d'une part et calme d'autre part.
Ces difficultés proviennent de deux caractéristiques. La première est que ce concept s'applique à énormément de phénomènes d'ordres très différents, tels que des blagues, des individus, des institutions, des lois, des images… La deuxième caractéristique est que, lorsque ce concept est mobilisé, il est toujours associé à une charge morale négative extrêmement forte. Ainsi, lorsque l'on dit qu'une personne ou un phénomène est raciste, c'est pour les condamner moralement de manière définitive.
En raison de son extension croissante et de sa charge morale négative, de sa complexité en somme, il serait tentant d'abandonner le concept de « racisme ». Il serait possible de parler de haine « raciale », de discrimination « raciale », de ségrégation « raciale » sans parler de « racisme ». Or, cette solution n'est pas la bonne puisque nous avons besoin d'un concept clair et distinct de racisme pour penser l'antiracisme, c'est-à-dire la lutte contre le racisme.
Nous sommes donc obligés d'essayer de déterminer en quoi consiste le racisme et ce qui le rend condamnable pour arriver à évaluer les stratégies antiracistes à notre disposition. Il nous faut donc tenter de donner une définition du racisme qui soit politiquement efficace, qui évite la confusion entre des phénomènes proprement racistes et des phénomènes qui, tout en convoquant des distinctions raciales, ne sont pas nécessairement racistes. Je pense notamment à la discrimination positive.
Cela revient à admettre que le choix de la bonne définition du racisme est un choix politique, motivé par des arguments pratiques. Nous ne pouvons pas distinguer la question conceptuelle de la question normative et de la question politique.
Qu'avons-nous à notre disposition dans la littérature pour essayer d'y voir clair ? Nous pouvons d'abord repérer une division entre deux grandes tendances : la famille de ceux pour lesquels le racisme est d'abord et avant tout un attribut des individus, ayant ses racines dans les préjugés, et la famille de ceux qui estiment que le racisme est d'abord une réalité institutionnelle et désigne une structure de pouvoir, une distribution inégalitaire organisée selon des lignes raciales.
La distinction entre ces deux familles ne signifie pas que, pour ceux qui situent le racisme d'abord dans les individus, nous ne puissions pas parler d'institutions racistes. Nous pouvons parler d'institutions racistes, mais c'est alors en un sens second. Dans ce sens, les institutions racistes sont le produit d'individus racistes qui les ont créées ou qui opèrent dans ces institutions. Ce sont alors les individus qui, délibérément, traduisent leur racisme dans les objectifs, les normes et les procédures institutionnelles.
Par ailleurs, pour la famille de ceux qui estiment que le racisme est d'abord une question institutionnelle, nous pouvons aussi parler d'individus racistes bien évidemment mais là aussi de manière secondaire. Dans cette optique, les individus racistes sont le produit des structures ou des systèmes dans lesquels ils vivent. Les individus sont alors déterminés dans leurs croyances, dans leurs affects et dans leurs comportements par le système institutionnel raciste dans lequel ils vivent ; ils bénéficient ainsi des avantages structurels que leur offre ce système. Une illustration de cette façon de penser se trouve chez Frantz Fanon, dans son exposé Racisme et culture de 1956.
La première famille, celle pour laquelle le racisme est une question individuelle, est à son tour traversée par une autre ligne de partage. Pour certains, le racisme est en premier lieu affectif, émotionnel. C'est d'abord un affect ou un ensemble d'affects – la haine, l'antipathie, la peur, le dégoût, l'envie – éprouvés à l'égard de membres d'un groupe racial. Pour d'autres, le racisme est d'abord une question cognitive, c'est-à-dire qu'il désigne d'abord un ensemble de jugements erronés affirmant une différence essentielle entre certains groupes de population dans l'humanité, une hiérarchie de ces groupes et donc la justification de la domination de certains groupes par d'autres. Dans les deux cas, qu'il s'agisse d'affects ou de croyances, le racisme peut peser sur les attitudes et les comportements individuels. Il se traduit dans des conduites discriminatoires qui consistent à défavoriser systématiquement les membres de différents groupes raciaux dans l'allocation de certains biens matériels ou symboliques.
Nous pouvons aussi noter, dans la revue de littérature que je trace ici à grands traits, que la distinction entre affects et croyances n'est pour certains pas déterminante. En tout cas, elle est extrêmement difficile à trancher dans la mesure où nos états mentaux sont toujours une sorte de mélanges de sentiments et de croyances. Par exemple, si j'émets le jugement selon lequel tel groupe racial est inférieur à tel autre, j'y suis aussi très attachée, c'est-à-dire qu'il va falloir davantage travailler pour me démontrer que ma croyance est fausse. Il y a là quelque chose de l'ordre de l'affect qui s'ajoute à la croyance et lui donne sa résistance, sa force dans mon esprit.
Ceci est donc, rapidement, la cartographie des différentes définitions ou positions théoriques qui sont à notre disposition. Ce qui importe et ce qui, je pense, vous importe ici, est que le choix de la « bonne » définition parmi celles que je viens d'exposer dépend avant tout de ce que l'on souhaite en faire. Voulons-nous un concept de racisme qui nous permette de décrire des pratiques et de qualifier quelqu'un ou quelque chose de raciste ? Voulons-nous simplement décrire ou souhaitons-nous aussi pouvoir prescrire, fixer des limites : à partir de tel point, cela est du racisme et cela n'en est pas ? Le chercheur peut sans doute se contenter de décrire, mais je pense que le législateur ne peut pas éviter la responsabilité d'une certaine prescription.
Qu'avons-nous envie de mettre dans notre définition ? Je crois que c'est une question politique et que vous ne pourrez pas éviter de vous la poser explicitement. Nous pouvons déjà distinguer des racismes d'extermination (génocides, tortures, meurtres…) et des racismes d'exploitation (l'esclavage, la ségrégation, la discrimination). Souhaitons-nous aller jusqu'à qualifier des phénomènes d'apparence peut-être plus anodine ? Nous engloberons alors dans le « racisme » les blagues, les mouvements de recul un peu instinctifs qui nous conduisent à nous écarter, à changer de trottoir lorsque nous voyons la nuit les membres d'un groupe que nous identifions comme un groupe racial potentiellement associé à des stéréotypes dangereux.
Après avoir défini le racisme, se pose la question de ce que l'on fait de la définition. Que voulons-nous condamner moralement, contre quoi voulons-nous lutter politiquement ? Quels sont les outils avec lesquels nous pouvons agir sur tel ou tel type de pratique que nous avons envie de condamner ? Encore une fois, l'identification conceptuelle et théorique est orientée normativement et pratiquement par un objectif égalitariste de lutte contre le racisme et par le choix de valeurs communes que nous souhaitons défendre ensemble.
De ce point de vue, ce qui me semble important et efficace est d'abord de ne pas se contenter de figer le racisme sur un modèle vieilli et unique qui a été appelé le « racisme scientifique ». Ce modèle renvoyait aux théories raciales des XVIIIe et XIXe siècles, à la théorie naturaliste du racisme. Ce renvoi historique nous rendrait aveugles à ce que vous avez appelé, dans l'intitulé de la mission, les « nouvelles formes de racisme », c'est-à-dire les nouvelles formes de pensée ordinaire qui ne correspondent pas à la définition du passé dont nous hériterions aujourd'hui.
Il faut au contraire, me semble-t-il, adopter une définition plurielle, multiple, contextuelle et relativement ample du racisme, qui permette d'attraper des phénomènes très divers, aussi divers qu'une blague et qu'un génocide. Cela implique de ne pas associer immédiatement à ces phénomènes une charge morale invariable. Une blague raciste est évidemment moralement moins condamnable qu'un génocide. Il faut donc ne pas associer systématiquement au concept de racisme une charge morale excessive.
En particulier, il me semble qu'il faut s'intéresser aux mécanismes de production des biais raciaux implicites afin de lutter contre leur formation et leur activation. Les biais raciaux implicites recouvrent notre tendance inconsciente, automatique, à évaluer positivement ou négativement des individus en fonction de leur appartenance à un groupe racial stéréotypé. Les biais raciaux ne constituent bien évidemment pas l'intégralité des formes de racisme ; il existe aussi des formes de racisme explicites, comme la profanation des cimetières, des monuments commémoratifs, la discrimination intentionnelle directe ou indirecte, et il faut aussi lutter contre ces phénomènes. Mais les biais raciaux implicites, dont l'étude est encore un peu balbutiante en France, ont été largement négligés par les politiques publiques.
Or les biais implicites traduisent l'état épistémique, moral et social de notre société. De nombreux travaux de psychologie sociale ont montré que les formes explicites, violentes et ouvertes de racisme surgissent de manière d'autant plus fréquente, assumée et continue, qu'elles s'appuient sur un racisme implicite, c'est-à-dire sur une représentation beaucoup plus diffuse qui rend acceptable l'expression explicite. Il y aurait donc une continuité entre formes implicites et formes explicites du racisme.
Les biais implicites sont formés à partir de stéréotypes. Les stéréotypes sont des associations mentales entre un groupe social et un trait particulier ou un ensemble de traits, culturels, psychologiques… Nous n'en sommes pas nécessairement conscients. Elles sont produites à partir de récits disponibles dans notre environnement social, des récits usuels, répétés et ordinaires. Les stéréotypes sont ainsi des schémas acquis, pas nécessairement négatifs ni hostiles, qui peuvent même parfois être utiles pour gagner du temps : ils peuvent permettre de réagir plus rapidement et plus efficacement à un certain nombre de données. Mais ces stéréotypes influencent aussi la manière dont nous associons des membres de groupes « racisés » avec des caractéristiques préétablies et la manière dont nous anticipons les comportements de ces individus.
En ce sens, les biais implicites sont associés à ce que l'on appelle des « biais d'attribution », c'est-à-dire la tendance que nous avons à expliquer une situation, un comportement ou un phénomène, par le recours à une cause qui confirme notre stéréotype plutôt que par le recours à une cause qui infirme le stéréotype ou qui soit contingente. Par exemple, si un employeur a à sa disposition le stéréotype selon lequel les Arabes sont paresseux et les Asiatiques travailleurs, il aura tendance à repérer les retards des Arabes plutôt que ceux des autres salariés et à attribuer les retards des Arabes à une disposition innée, une caractéristique innée à laquelle le groupe est associé – la paresse – plutôt qu'à des causes circonstancielles tandis que des causes circonstancielles seront associées aux retards des Asiatiques – grève des transports, enfant malade, etc.
Dans des situations où la réflexion consciente qui prend un certain temps ou le contrôle qui nécessite une certaine attention sont diminués ou sont absents, c'est-à-dire dans les situations de fatigue, de routine, de stress ou lorsqu'une réaction rapide est exigée, les biais implicites prennent beaucoup de place dans nos conduites et nos comportements. Un exemple très présent dans la littérature, essentiellement états-unienne, est l'association « Noir – danger – arme à feu » que l'on trouve comme l'une des explications causales importantes de l'activation de la violence parmi les forces de police aux États-Unis.
Les biais raciaux implicites ont été identifiés et étudiés par la psychologie sociale. De nombreux travaux montrent qu'ils sont extrêmement répandus dans nos sociétés, puisque les stéréotypes raciaux hérités de notre histoire – notamment coloniale dans le cas de la France – font partie des représentations sociales qui sont dans l'espace public ordinairement. De nombreux travaux montrent également que des individus ayant explicitement des valeurs égalitaristes, antiracistes, qui sont explicitement et consciemment engagés dans la lutte contre le racisme, peuvent avoir des biais raciaux implicites, lesquels sont mis en évidence par ce que l'on appelle des tests d'association implicite. Je vous renvoie au Project Implicit qui est à la disposition de tout un chacun sur le site de l'université d'Harvard.
Ces biais impliqués dans nombre de comportements sociaux sont automatiques, c'est-à-dire hors de notre contrôle direct, largement opaques à l'introspection puisque l'on peut penser, de bonne foi, que l'on est antiraciste tout en ayant des biais implicites racistes. Ces biais sont résistants, ce qui signifie qu'ils requièrent une vigilance constante pour être diminués ou pour disparaître. Il est donc très difficile pour un individu, même de bonne volonté, de s'en débarrasser et d'éviter d'agir en fonction de ces biais dans les situations où, pour une raison ou une autre, le temps de la réflexion consciente et rationnelle n'est pas donné. C'est la raison pour laquelle lutter contre ces biais implicites est fondamentalement du ressort des institutions sociales et du législateur. Ce n'est pas aux individus mais aux institutions de lutter contre ces biais.
Nous pouvons lutter à deux niveaux. En amont évidemment, au niveau de la formation du stéréotype, nous pouvons lutter par l'éducation en promouvant des contre-stéréotypes dans les manuels scolaires, dans les programmes, mais également dans le contrôle des images, des publicités, des couvertures de journaux, dans la culture populaire, dans la culture de masse, dans les séries, les expositions ou encore les chaînes YouTube. Un des exemples est la mise en place de politiques de discrimination positive dans l'audiovisuel, permettant la mise à disposition de modèles positifs combattant les risques de ce qui a été appelé la « menace du stéréotype », c'est-à-dire le fait que, lorsque nous savons être sous le coup d'un stéréotype, nous avons tendance à agir de manière à le renforcer.
Pour donner un exemple qui ne correspond pas aux biais raciaux mais aux biais sexistes, les femmes sont censées être moins bonnes que les hommes en mathématiques. Plusieurs expériences répétées ont démontré que si l'on donne un exercice à faire à des jeunes filles en leur disant qu'il s'agit d'un exercice de géométrie, elles ont tendance à moins bien le réussir que s'il leur est présenté comme un exercice de dessin, à condition que l'on ait pris soin d'activer en amont, juste avant l'expérience, l'idée que les femmes sont moins bonnes en mathématiques. Les jeunes filles ont alors dans la tête cette idée que les femmes sont bonnes en lettres et pas bonnes en mathématiques. De ce fait, elles réalisent une moindre performance que les garçons pour des exercices dits de mathématiques.
Enfin, nous pouvons lutter en aval contre les biais implicites, c'est-à-dire au moment de l'activation du biais dans les prises de décision, en mettant en place notamment des formations, dans les services publics mais également pour toute personne en situation de prise de décision – ressources humaines, recrutement, police, justice, services sociaux, enseignement, etc. Ces formations consisteraient tout d'abord à faire prendre conscience à chacun d'entre nous que nous avons tous des biais implicites. C'est le point de départ le plus fondamental. Ensuite, nous pourrons établir des stratégies de lutte contre ces biais implicites. La psychologie sociale propose un certain nombre de ces expériences ou expérimentations.
Nous pouvons aussi – c'est important – cesser de formuler les objectifs de certaines institutions en termes strictement quantitatifs, lesquels induisent une forme de pression à la performance qui empêche les agents de prendre le temps nécessaire à leur réflexion lors des prises de décision. C'est l'exigence de formuler des raisons explicites à telle ou telle prise de décision, par exemple les demandes de récépissé dans le cas des contrôles d'identité par la police. D'autres types de mesures peuvent être mis en place.
C'est en cela que les biais implicites, qui semblent être une question mentale individuelle, rejoignent en réalité la question institutionnelle. C'est la raison pour laquelle il me semble fondamental de penser la conjonction des deux grandes familles de définition du racisme que nous avions à notre disposition au début – le racisme chez les individus ou le racisme dans les institutions – et de ne pas choisir l'une ou l'autre de ces formes comme étant absolument déterminante pour penser le racisme. Agir sur les stéréotypes, les normes, les procédures et les objectifs institutionnels permet d'agir sur les représentations mentales et les conduites individuelles.
Dans cet environnement que vous décrivez, lié aux représentations qui sont personnelles à chacun et aux représentations qui ont fini par s'instaurer comme un bien commun de la société, je me demande toujours pourquoi la notion de discrimination positive que les Américains ont tant utilisée l'est aussi peu en France et même vue comme contre-productive. Je me suis toujours demandé pourquoi nous avions peur de cette discrimination positive dans la mesure où elle est destinée à donner l'exemple. Nous savons en effet que l'exemple, dans ce domaine, peut justement contribuer à casser les stéréotypes.
Vous avez raison. J'ai plusieurs éléments à donner pour répondre à votre question.
Tout d'abord, je précise une question de vocabulaire. Je parle personnellement de discrimination positive mais plusieurs de mes collègues chercheurs préfèrent parler « d'action affirmative », précisément pour, d'emblée, désamorcer la charge négative associée en France à l'expression « discrimination positive ». « Action affirmative » est la traduction directe de l'anglais affirmative action.
Il est inutile de se voiler la face : il s'agit bien de discriminative positive, puisqu'il s'agit de mettre en place des traitements préférentiels, en amont ou en aval. Par exemple, en amont, c'est quand un employeur décide de faire passer les petites annonces plutôt dans des journaux lus par des groupes minoritaires, de manière à avoir plus de personnes venant de ces groupes parmi les candidats. La discrimination positive consiste aussi, en aval, à proposer un traitement préférentiel au moment de la prise de décision, c'est-à-dire, à dossier égal, à privilégier le recrutement d'un candidat issu d'un groupe minoritaire.
Pourquoi cela fait-il peur en France ? Précisément parce qu'il faut déterminer à l'avance les groupes minoritaires. La discrimination positive ne peut fonctionner que si nous disposons de catégories et que nous décidons qu'il faut renforcer la présence de telle ou telle catégorie parmi les employés, les étudiants, les récipiendaires de logement social, etc. En France, nous achoppons sur cette question des catégories, en tout cas pour la question raciale ou ethnoraciale. Vichy a tout de même été un précédent assez terrible, avec les lois juives. Je pense que ce souvenir revient systématiquement dans les résistances françaises à l'égard de catégories raciales.
Nous pouvons y répondre plusieurs choses. Je crois que Daniel Sabbagh et Patrick Simon, que vous avez déjà interrogés à ce sujet, avaient déjà largement entamé la discussion. D'abord, ces catégories ne sont pas nécessairement associées à des individus déterminés, c'est-à-dire que nous pouvons avoir des groupes anonymes. Nous pouvons travailler statistiquement à une échelle telle que ce soit le groupe qui nous intéresse et non tel ou tel individu.
Par ailleurs, nous pouvons aussi voir que, dans les pays dans lesquels la discrimination positive a été instaurée, que ce soit de manière historique longue comme aux États-Unis ou de façon beaucoup plus récente comme en Grande-Bretagne, la mise en place de ces catégories ethnoraciales n'a pas eu d'effet négatif.
Enfin, nous pouvons noter que, pour ce qui est de la distinction de genre femme-homme, la discrimination positive – que nous appelons en France la parité – a eu des effets positifs réels. Je ne veux pas dire qu'il n'y a plus de travail à faire mais un progrès apparaît dans la manière dont les femmes peuvent désormais, à l'aide de chiffres précis, évaluer et objectiver le fait qu'elles sont moins bien payées que les hommes et qu'elles font face à des plafonds de verre.
Nous pouvons donc au moins objectiver l'état de l'inégalité. C'est quelque chose dont nous nous privons en France en refusant la catégorisation, c'est-à-dire la statistique qui nous permettrait d'objectiver les faits et de mettre fin aux fantasmes. Ces fantasmes existent dans tous les sens et peuvent mobiliser par des discours de tous ordres en affirmant que tel ou tel groupe est privilégié ou au contraire désavantagé.
Vous parliez de charge morale négative et de la nécessaire nuance à faire entre la blague et le génocide alors qu'un même terme rassemble ces deux extrêmes. Comme vous le disiez, il existe toutefois une continuité entre l'un et l'autre puisque le biais racial implicite peut nourrir ou légitimer le biais racial explicite. Il faudra donc bien que, à un moment donné, le politique mette le curseur quelque part pour condamner l'un et l'autre, avec des nuances certes, mais comment déterminer ces nuances ? Un autre invité nous disait ce matin que, à mettre le curseur trop loin et à limiter excessivement la liberté d'expression, nous aboutissions à un effet contre-productif : la surprotection des minorités raciales risque de se retourner finalement contre d'autres minorités ou d'autres acteurs de la société. Comment aller dans la nuance pour éviter l'effet boomerang ?
J'aimerais également que vous nous parliez des Whiteness Studies : « le blanc n'est pas une couleur de peau ». Pouvez-vous nous expliquer cette idée ?
Comment faire pour lutter contre ces stéréotypes dans un débat public qui s'enlise en raison d'une absence de nuances et dans un relativisme généralisé ? Toutes les paroles se valent aujourd'hui et les spécialistes sont discrédités. On demande finalement au législateur de poser des jalons mais, plus on met de jalons, moins on fait de nuances et moins on laisse au juge la possibilité d'interpréter. Il y a là une sorte de paradoxe qui me semble difficile à résoudre.
En tant que politiques pour ce qui nous concerne – mais cela concerne plus généralement toutes les personnes qui sont amenées à prendre la parole dans le débat public, donc vous en tant que philosophe –, nous sommes aujourd'hui dans une sorte de difficulté qui interroge, au-delà du racisme, les modalités d'expression dans notre démocratie. Je voudrais avoir votre vision, en tant que philosophe, sur la manière dont la parole publique est galvaudée en particulier pour ce qui touche au racisme.
Je commence par l'évaluation différentielle de la blague, du génocide et évidemment de tout ce qui se trouve au milieu. Je pense qu'il faut avoir une définition du racisme qui permette d'englober ces différents phénomènes. Cependant, je suis bien sûr tout à fait d'accord avec ce que vous me rapportez du discours de la personne auditionnée avant moi : avoir la même charge morale associée à tous ces phénomènes serait totalement contre-productif. Je pense que cela irait à l'encontre de ce que nous essayons de faire ici, c'est-à-dire de proposer ensemble des solutions de lutte contre le racisme.
Il serait inefficace de culpabiliser les individus, les membres de la société, en particulier s'il s'agit de les culpabiliser pour des phénomènes qui sont, comme je le disais précédemment, automatiques et inconscients. Cela reviendrait à culpabiliser des individus pour des choses sur lesquelles ils n'ont pas de contrôle direct et dont la conscientisation est vraiment difficile.
C'est pour cette raison que je disais que, si nous prenons une définition large du racisme, nous sommes obligés dans le même temps de ne pas accuser moralement, d'ôter la charge morale négative très forte associée au racisme. C'est difficile. De fait, à l'heure actuelle, dire « tu es raciste » revient à dire « tu es mauvais, tu es une mauvaise personne ». Dire « tu as des biais raciaux implicites » devrait pouvoir s'entendre sans que l'on puisse comprendre « donc tu es une mauvaise personne ». C'est à mon avis un travail important à mener par les éducateurs et les chercheurs, mais qui ne peut l'être que si nous réalisons que nous avons tous des biais raciaux implicites. Soit nous admettons que nous sommes tous mauvais, et nous travaillons à partir de cette donnée, soit nous arrêtons de penser qu'il faut nécessairement être une personne extrêmement méchante, mauvaise et condamnable pour avoir des biais raciaux implicites.
Vous avez raison de dire que le politique doit placer un curseur. Précisément, je crois que le curseur ne peut pas se positionner sur le plan théorique. En raison de la possibilité de glissement entre les différentes formes de racisme, il faut pouvoir dire « attention, cela est du racisme » car il existe une continuité des formes de racisme et une possibilité de glissement. Je crois qu'il faut être très ferme sur cette idée que même une blague peut relever du racisme.
Toutefois, cela ne signifie pas que tout doit être traité sur le plan judiciaire ou pénal. Je pense que c'est là que le travail doit se faire de manière très fine. Il y a une différence entre les formes de racisme susceptibles d'être pénalement condamnées, et les formes de racisme issues de quelque chose qui relève davantage d'une politique publique d'éducation. L'idée même de condamner pénalement une blague raciste est absurde. En revanche, il est fondamental que nous prenions tous l'habitude de ne pas encourager les blagues racistes. Je pense que la seule manière de le faire est l'éducation. Vous ne pouvez pas tout faire, mais la loi peut sans doute inciter à des politiques éducatives plus conscientes de ces problèmes.
Vous avez posé une question sur la façon de lutter contre les stéréotypes dans un débat public qui s'enlise. Cela contient en fait plusieurs problèmes. La question que nous nous posons ici du racisme est extrêmement difficile et elle est très vite caricaturée. C'est la raison pour laquelle il est difficile d'en parler de manière scientifique et calme. Je crois que nous devons tous, à tout instant, en permanence, essayer d'en parler de manière scientifique et calme, c'est-à-dire essayer de complexifier la question.
Je rejoins peut-être votre désarroi dans le fait que le débat public est peu fait à l'heure actuelle pour des questions complexes. Il aime les positions tranchées, les débats qui sont des controverses et non des dialogues. Les médias mettent en scène le racisme et la question raciale par le scoop, par l'effet de manche et par le propos un peu tendancieux qui suscitera des réactions très vives et fera du buzz. Ce phénomène concerne davantage les médias audiovisuels que la presse écrite.
Nous rejoignons ici la problématique des réseaux sociaux. Nous avons toujours tenu, au café, des propos qui dépassaient notre pensée consciente et rationnelle. Le problème est que ce café se trouve maintenant sur internet, sur Facebook, sur Twitter et que ce ne sont plus trois personnes mais potentiellement beaucoup plus qui nous écoutent. C'est une nouvelle donnée de l'expression en démocratie dont nous sommes obligés de tenir compte. Je ne travaille personnellement pas sur ces questions et il faudrait interroger des sociologues des médias et de la communication.
Enfin, vous m'avez interrogée sur les Whiteness Studies. J'ai effectivement organisé un colloque sur le sujet. En effet, « blanc » n'est pas une couleur de peau, pas plus que jaune, rouge, noir ou marron. La question qu'étudient ceux qui travaillent dans le périmètre des Whiteness Studies est celle de la manière dont un groupe, repéré de manière imaginaire ou réelle par un phénotype ou par une donnée corporelle, s'est constitué en tant que groupe en mettant en place des stratégies de domination économique, politique, sociale et culturelle. Les Whiteness Studies sont un périmètre d'étude très présent aux États-Unis, mais aussi au Royaume-Uni, dans les anciennes colonies de l'Empire britannique comme l'Inde.
Les Whiteness Studies sont pluridisciplinaires ; elles engagent la littérature, la géographie, la démographie, la philosophie, la science politique, etc. Elles travaillent sur la constitution de ce groupe des White, des Blancs, mais dans l'histoire – et c'est vraiment important – ce groupe des Blancs est mouvant, labile. Un exemple classique mais important est le cas des Irlandais américains qui n'ont pas toujours été blancs ; ils le sont devenus. Un autre phénomène est celui du passing, c'est-à-dire de ces Noirs qui, au tournant du XXe siècle et jusque dans les années 1920, étaient de complexion claire et se faisaient passer pour des Blancs. Ils quittaient le sud des États-Unis et remontaient dans le Nord en se faisant passer pour des Blancs de façon à avoir de meilleures chances de trouver un travail suffisamment rémunérateur, un logement dans des quartiers suffisamment salubres. Les Irlandais qui n'ont pas toujours été blancs ou les Afro-Américains qui peuvent passer pour blancs sont des phénomènes qui permettent précisément de saisir en quoi blanc n'est pas une couleur, mais une assignation à un groupe qui a un certain type d'avantages ou de privilèges et qui, étant dominant numériquement, politiquement et économiquement dans la société états-unienne, a fait en sorte de conserver ses avantages et ses privilèges. Ce sont toutes ces trajectoires et tout ce que cela implique de trajectoires individuelles et collectives, d'histoire, de géographie, que les Whiteness Studies étudient.
Nous voyons bien la complexité du chemin qu'il faudrait mener pour que les choses s'améliorent mais le politique a effectivement une difficulté à décider où mettre ce fameux curseur. Nous voyons que, dans notre pays où la statistique n'est pas autorisée ou seulement de façon très stricte, nous nous privons effectivement de certaines données. Comment lutter contre des choses si nous ne les nommons pas et que nous n'avons pas les informations pertinentes ? Ces interventions vont éclairer notre mission. Nous vous remercions beaucoup.
La séance est levée à 12 heures 30.
Membres présents ou excusés
Mission d'information sur l'émergence et l'évolution des différentes formes de racisme et les réponses à y apporter
Réunion du mardi 8 septembre 2020 à 11 h 40
Présents. - Mme Caroline Abadie, M. Bertrand Bouyx, Mme Michèle Victory
Excusés. – M. Robin Reda