Intervention de Olivier Roy

Réunion du mardi 8 septembre 2020 à 16h30
Mission d'information sur l'émergence et l'évolution des différentes formes de racisme et les réponses à y apporter

Olivier Roy, politologue, professeur à l'Institut universitaire européen à Florence :

Ce sujet du racisme est évidemment très complexe parce qu'on définit quelqu'un d'autre, une autre communauté, une autre collectivité, en mélangeant des marqueurs qui sont tout à fait différents. Par exemple, dans les débats actuels, vous avez un marqueur générationnel, à savoir le jeune de banlieue qui s'estime victime des contrôles de la police tenant « au faciès » et à l'âge, alors qu'elle n'arrêtera pas dans la rue des gens de soixante ans. Certains marqueurs sont aussi géographiques (telle banlieue, tel quartier), ethniques (une origine arabe par exemple), racialistes (avoir la peau noire ou foncée), religieux (considérer telle pratique religieuse comme dangereuse). Au fond, on fait comme si l'addition de tous ces marqueurs définissait une population qui, elle, se vit de manière complètement différente ou plus précisément qui ne trouve son identité que dans un sentiment victimaire par rapport à un certain nombre de discriminations qui relèvent de niveaux complètement différents.

Il est clair qu'interdire le voile à l'école, imposer du porc dans certaines cantines, opérer un contrôle « au faciès » dans le métro, refuser de louer un appartement, ce sont des expériences qui appartiennent à des catégories différentes, mais qui finissent par définir une population qu'on désignera avec des termes comme « les musulmans », « les immigrés » ou « les jeunes ». Les gens connaissent très bien leur signification. On va dire « les jeunes » et tout le monde comprend à qui l'on fait référence. Or il ne s'agit pas de tous les jeunes, loin de là.

Pour lutter contre le racisme, il faut déjà savoir ce qu'on vise, quel est le problème. Je travaille sur l'islam donc je vais plutôt me concentrer sur ce sujet, où il règne une énorme confusion. Schématiquement, l'islam est associé à deux représentations. D'une part, il est assimilé à une espèce de culture, à savoir la culture des immigrés, qui n'est pas française et qui détermine des comportements par rapport à la femme par exemple, ou bien, comme vous venez de le mentionner, un supposé antisémitisme, de nature spécifique. D'autre part, ce terme de « musulman » renvoie à une pratique purement religieuse, par exemple faire le ramadan ou refuser de boire de l'alcool. Et l'on fait comme si c'était la même chose, comme si dans le fond la pratique religieuse n'était que l'extension la plus visible d'une culture qui serait partagée par une population très large.

On va donc aller de signes faibles, par exemple le phallocratisme, à des signes forts comme la pratique stricte du ramadan, la prière cinq fois par jour, etc. Or cela ne correspond pas du tout au vécu des gens ni à leurs pratiques. Ceux qui ont une pratique forte de la religion sont ne considèrent pas, en général, qu'ils expriment une culture. Ils considèrent justement que la culture a souillé la religion, qu'elle l'a édulcorée. Ce sont ceux qu'on appelle « les salafis » par exemple (mais ils ne sont pas les seuls) : les salafis sont pour un retour à une pratique stricte du religieux en prenant leurs distances tant par rapport à la culture originaire de l'immigration (islam marocain, islam égyptien, etc.) que par rapport à la culture occidentale.

Il existe donc une perception culturaliste d'un phénomène qui, pour les croyants, est strictement religieux. Cette absence de distinction entre culture et religion vise les musulmans, et non les catholiques qui ne sont pas confondus avec les catholiques ultra-pratiquants – je pense par exemple aux sentinelles, à la « Manif pour tous », à ceux qu'on appelle « les intégristes » (sans rien mettre de péjoratif derrière ce terme). On sait qu'on appartient d'une certaine manière à la même culture, mais en même temps on ne comprend pas plus l'expression de leur vie religieuse qu'on ne comprend l'expression de celle des musulmans. Aujourd'hui, un catholique très pratiquant apparaît comme exotique.

Le premier enjeu est donc de ne pas tout confondre et de différencier ce qui relève respectivement du religieux et du racisme. Par exemple, le contrôle « au faciès » relève du racisme, et non pas de l'islamophobie. Quand un jeune se fait refuser dans une boîte de nuit, ce n'est pas de l'islamophobie (d'ailleurs, un bon musulman n'est pas censé y aller), mais une forme de racisme. Le refus de louer des habitations est, lui, du pur racisme, car c'est en fonction de la couleur des gens, et les Africains sont encore plus pénalisés ici que des musulmans originaires d'Afrique du Nord.

On a tendance à confondre ces phénomènes – c'est notamment le cas de nombreux acteurs antiracistes –, d'où l'ambiguïté du terme « islamophobie ». Je ne le considère pas du tout comme une supercherie, je ne vois pas pourquoi il le serait : des gens détestent l'islam, le disent et se revendiquent même islamophobes. Le problème est que ce terme, à cause de ceux qui l'utilisent, ne désigne pas spécifiquement un phénomène religieux, puisque c'est une sorte de fourre-tout, englobant à la fois des comportements purement racistes et une attaque strictement orientée contre la religion musulmane.

Je pense donc qu'il faut être très clair : certaines choses relèvent de la liberté religieuse, qui est affirmée dans notre Constitution et définie très largement par la loi de 1905, et doivent être traitées comme du religieux, pas comme du racisme. On trouve parfois un mélange des deux, par exemple parmi les gens qui ne veulent pas voir une femme voilée, mais peu importe : il faut traiter le religieux comme du religieux même si tout le monde sait que derrière le religieux, il peut y avoir autre chose.

Le deuxième sujet concerne la question de l'islamisation de la radicalité. On voit chez beaucoup de jeunes, qui ne sont pas forcément musulmans, une espèce de fascination pour l'islam en tant que marqueur de rupture. Il ne faut pas oublier que 25 % des djihadistes depuis 1995 sont des convertis. Dans leur cas, on ne peut d'ailleurs pas parler de racisme au sens de couleur de la peau, de référence à la culture d'origine, etc. Dans ce mouvement de conversion à l'islam, en général, les convertis choisissent la version la plus dure de la religion à laquelle ils se convertissent, considérant qu'autrement, cela « ne vaudrait pas le coup ».

Sur le marché actuel de la radicalisation, le djihadisme est en tête parce que c'est ce qui a le plus d'impact, fait le plus de mal et vous rend célèbre. Les jeunes djihadistes qui commettent des actes de terrorisme manifestent une sorte de narcissisme que j'ai qualifié de « nihiliste ». Il est clair qu'ils mettent en avant la mise en scène : Coulibaly par exemple appelle les télévisions, se filme lui-même avant de terminer par la mort. Ce phénomène a quelque chose d'ordre générationnel et le djihadisme est ce qui a le plus d'impact sur le marché de la radicalisation. Il y a trente ans, c'était l'ultra gauchisme, avec Action directe ; à d'autres périodes, c'était l'anarchisme. Maintenant, c'est le radicalisme islamique. Mais il est très important de voir que ces jeunes radicaux ne sont pas les produits d'une socialisation musulmane dans une communauté musulmane.

Ce ne sont jamais des jeunes qui ont appartenu à des mouvements religieux, des mouvements associatifs musulmans, qui ont prêché dans les mosquées (ils s'en sont en général fait sortir) ; ce sont des jeunes qui sont à la marge de leur propre environnement et qui se radicalisent dans cette marginalité, dont le plus bel exemple est la prison. Les lieux de radicalisation djihadiste ne sont pas les mosquées, mais la prison et, dans une moindre mesure, les clubs d'arts martiaux. La police le sait parfaitement.

Pourtant, la radicalisation religieuse, le salafisme, nous sert de prisme, comme s'il était le stade précédant le passage au radicalisme terroriste ou djihadiste, ce qui n'est pas le cas, sauf à la marge, pour 10 ou 20 % des gens concernés. Là aussi, les phénomènes doivent être distingués. Effectivement, un terrorisme existe qui s'inscrit dans le cadre de l'islam et doit être traité en tant que tel, politiquement, au plan policier et avec les concepts juridiques qui permettent de condamner, de manière précise, les acteurs et les complices. Cela étant, il ne faut pas tout mélanger. Or, aujourd'hui, nous sommes confrontés à une confusion générale des deux côtés.

Ceux qu'on qualifie de « racistes » mettent tous les marqueurs ensemble : l'origine immigrée, la couleur de la peau, le fait d'être musulman, l'élément générationnel avec un anti-jeunisme et un rejet sociologique (« ce sont des exclus, car ils ne travaillent pas », « ce sont des trafiquants de drogue », etc.). Inversement, des acteurs politiques, que j'appellerais de manière un peu péjorative « des entrepreneurs », pas forcément communautaires, mais essayant de syndicaliser les victimes, sont très stigmatisés aujourd'hui, et ce sont eux qui utilisent le terme d'islamophobie. Or ils vont au tribunal, ils portent plainte. Nous sommes donc dans un processus légal et il n'y a rien de honteux à parler d'islamophobie devant un tribunal, à qui il revient de décider.

Ce concept d'islamophobie est donc en train de s'éprouver au contact du juridique, ce qui est tout à fait normal. Qu'en sortira-t-il ? Il pourra être reconnu, ce dont je doute en France – en Angleterre, c'est différent –, mais nous disposerons d'une jurisprudence sur la pratique religieuse, ce qui est autorisé, admis, et c'est positif. Ce qui apparaît comme une conflictualisation des relations communautaires est tout simplement un processus normal dans une démocratie de droit, pour fixer les limites.

Utiliser le mot « islamophobie » ne me paraît pas très rigoureux conceptuellement, mais ce n'est en rien une supercherie ni une stratégie de pouvoir. Ce sont le Parlement et les tribunaux qui font la loi qui décideront ce qu'on peut ou non poursuivre en justice.

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