Mission d'information sur l'émergence et l'évolution des différentes formes de racisme et les réponses à y apporter

Réunion du mardi 8 septembre 2020 à 16h30

Résumé de la réunion

Les mots clés de cette réunion

  • antisémitisme
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La réunion

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La mission d'information procède à l'audition, ouverte à la presse, de M. Olivier Roy, politologue, professeur à l'Institut universitaire européen à Florence.

La séance est ouverte à 16 heures 25.

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Nous poursuivons nos travaux dans le cadre de la mission d'information créée par la Conférence des présidents sur l'émergence et l'évolution des différentes formes de racisme. Nous recevons désormais, en visioconférence, avec nos collègues ici présents à l'Assemblée nationale, M. Olivier Roy, docteur en sciences politiques, directeur de recherche au Centre national de la recherche scientifique (CNRS), directeur d'études à l'École des hautes études en sciences sociales (EHESS) et éminent spécialiste des questions relatives à l'islam et en particulier à l'islamisme.

Vous défendez de longue date, monsieur Roy, une thèse de l'islamisation de la radicalité et je pense qu'il serait intéressant que vous reveniez en propos liminaire sur cette idée. Notre mission d'information ne porte pas directement sur l'islamisme ou sur l'islam, mais vos sujets de recherche sont évidemment en lien avec nos préoccupations sur les différentes formes du racisme, parmi lesquelles un racisme anti-arabe, voire anti-musulman, qu'il ne nous faut pas occulter et qu'il nous intéresse d'identifier.

L'un des intérêts de cette audition est peut-être, parmi ces formes de racisme, de décortiquer un terme très controversé, celui « d'islamophobie », qui représente pour certains, y compris pour des associations engagées de longue date dans la lutte contre le racisme, une imposture et un concept servant plus les intérêts de ceux qui cherchent la radicalité qu'à nommer une forme de racisme. Vous pourrez certainement nous éclairer de vos réflexions et travaux sur le sujet.

Nous nous intéresserons également aux interactions entre certaines pratiques de l'islam, notamment sur le territoire national, et le racisme qu'elles peuvent susciter.

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. M. Reda a résumé l'essentiel de nos attentes. Nous avons auditionné beaucoup d'universitaires pour comprendre l'histoire et les phénomènes qui alimentent le racisme. Même si nous sommes très attachés à l'universalité de la lutte contre le racisme, nous avons tout de même auditionné quelques associations qui représentent des communautés particulièrement victimes de racisme. Je pense que votre connaissance de l'islam pourra utilement nous éclairer sur le rejet que certains de nos concitoyens de confession musulmane peuvent ressentir dans la société française. Ce rejet s'explique-t-il par des pratiques religieuses, ou par des revendications particulières que l'on voit naître dans certaines communautés dont la visibilité médiatique est d'ailleurs de plus en plus forte ?

Ce matin, nous avons reçu Georges Bensoussan qui faisait le constat qu'il pouvait y avoir un antisémitisme spécifique dans les banlieues. Est-il possible que certaines communautés qui sont victimes de racisme se rendent elles-mêmes auteurs d'une autre forme racisme, peut-être plus particulièrement d'antisémitisme ?

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Olivier Roy, politologue, professeur à l'Institut universitaire européen à Florence

Ce sujet du racisme est évidemment très complexe parce qu'on définit quelqu'un d'autre, une autre communauté, une autre collectivité, en mélangeant des marqueurs qui sont tout à fait différents. Par exemple, dans les débats actuels, vous avez un marqueur générationnel, à savoir le jeune de banlieue qui s'estime victime des contrôles de la police tenant « au faciès » et à l'âge, alors qu'elle n'arrêtera pas dans la rue des gens de soixante ans. Certains marqueurs sont aussi géographiques (telle banlieue, tel quartier), ethniques (une origine arabe par exemple), racialistes (avoir la peau noire ou foncée), religieux (considérer telle pratique religieuse comme dangereuse). Au fond, on fait comme si l'addition de tous ces marqueurs définissait une population qui, elle, se vit de manière complètement différente ou plus précisément qui ne trouve son identité que dans un sentiment victimaire par rapport à un certain nombre de discriminations qui relèvent de niveaux complètement différents.

Il est clair qu'interdire le voile à l'école, imposer du porc dans certaines cantines, opérer un contrôle « au faciès » dans le métro, refuser de louer un appartement, ce sont des expériences qui appartiennent à des catégories différentes, mais qui finissent par définir une population qu'on désignera avec des termes comme « les musulmans », « les immigrés » ou « les jeunes ». Les gens connaissent très bien leur signification. On va dire « les jeunes » et tout le monde comprend à qui l'on fait référence. Or il ne s'agit pas de tous les jeunes, loin de là.

Pour lutter contre le racisme, il faut déjà savoir ce qu'on vise, quel est le problème. Je travaille sur l'islam donc je vais plutôt me concentrer sur ce sujet, où il règne une énorme confusion. Schématiquement, l'islam est associé à deux représentations. D'une part, il est assimilé à une espèce de culture, à savoir la culture des immigrés, qui n'est pas française et qui détermine des comportements par rapport à la femme par exemple, ou bien, comme vous venez de le mentionner, un supposé antisémitisme, de nature spécifique. D'autre part, ce terme de « musulman » renvoie à une pratique purement religieuse, par exemple faire le ramadan ou refuser de boire de l'alcool. Et l'on fait comme si c'était la même chose, comme si dans le fond la pratique religieuse n'était que l'extension la plus visible d'une culture qui serait partagée par une population très large.

On va donc aller de signes faibles, par exemple le phallocratisme, à des signes forts comme la pratique stricte du ramadan, la prière cinq fois par jour, etc. Or cela ne correspond pas du tout au vécu des gens ni à leurs pratiques. Ceux qui ont une pratique forte de la religion sont ne considèrent pas, en général, qu'ils expriment une culture. Ils considèrent justement que la culture a souillé la religion, qu'elle l'a édulcorée. Ce sont ceux qu'on appelle « les salafis » par exemple (mais ils ne sont pas les seuls) : les salafis sont pour un retour à une pratique stricte du religieux en prenant leurs distances tant par rapport à la culture originaire de l'immigration (islam marocain, islam égyptien, etc.) que par rapport à la culture occidentale.

Il existe donc une perception culturaliste d'un phénomène qui, pour les croyants, est strictement religieux. Cette absence de distinction entre culture et religion vise les musulmans, et non les catholiques qui ne sont pas confondus avec les catholiques ultra-pratiquants – je pense par exemple aux sentinelles, à la « Manif pour tous », à ceux qu'on appelle « les intégristes » (sans rien mettre de péjoratif derrière ce terme). On sait qu'on appartient d'une certaine manière à la même culture, mais en même temps on ne comprend pas plus l'expression de leur vie religieuse qu'on ne comprend l'expression de celle des musulmans. Aujourd'hui, un catholique très pratiquant apparaît comme exotique.

Le premier enjeu est donc de ne pas tout confondre et de différencier ce qui relève respectivement du religieux et du racisme. Par exemple, le contrôle « au faciès » relève du racisme, et non pas de l'islamophobie. Quand un jeune se fait refuser dans une boîte de nuit, ce n'est pas de l'islamophobie (d'ailleurs, un bon musulman n'est pas censé y aller), mais une forme de racisme. Le refus de louer des habitations est, lui, du pur racisme, car c'est en fonction de la couleur des gens, et les Africains sont encore plus pénalisés ici que des musulmans originaires d'Afrique du Nord.

On a tendance à confondre ces phénomènes – c'est notamment le cas de nombreux acteurs antiracistes –, d'où l'ambiguïté du terme « islamophobie ». Je ne le considère pas du tout comme une supercherie, je ne vois pas pourquoi il le serait : des gens détestent l'islam, le disent et se revendiquent même islamophobes. Le problème est que ce terme, à cause de ceux qui l'utilisent, ne désigne pas spécifiquement un phénomène religieux, puisque c'est une sorte de fourre-tout, englobant à la fois des comportements purement racistes et une attaque strictement orientée contre la religion musulmane.

Je pense donc qu'il faut être très clair : certaines choses relèvent de la liberté religieuse, qui est affirmée dans notre Constitution et définie très largement par la loi de 1905, et doivent être traitées comme du religieux, pas comme du racisme. On trouve parfois un mélange des deux, par exemple parmi les gens qui ne veulent pas voir une femme voilée, mais peu importe : il faut traiter le religieux comme du religieux même si tout le monde sait que derrière le religieux, il peut y avoir autre chose.

Le deuxième sujet concerne la question de l'islamisation de la radicalité. On voit chez beaucoup de jeunes, qui ne sont pas forcément musulmans, une espèce de fascination pour l'islam en tant que marqueur de rupture. Il ne faut pas oublier que 25 % des djihadistes depuis 1995 sont des convertis. Dans leur cas, on ne peut d'ailleurs pas parler de racisme au sens de couleur de la peau, de référence à la culture d'origine, etc. Dans ce mouvement de conversion à l'islam, en général, les convertis choisissent la version la plus dure de la religion à laquelle ils se convertissent, considérant qu'autrement, cela « ne vaudrait pas le coup ».

Sur le marché actuel de la radicalisation, le djihadisme est en tête parce que c'est ce qui a le plus d'impact, fait le plus de mal et vous rend célèbre. Les jeunes djihadistes qui commettent des actes de terrorisme manifestent une sorte de narcissisme que j'ai qualifié de « nihiliste ». Il est clair qu'ils mettent en avant la mise en scène : Coulibaly par exemple appelle les télévisions, se filme lui-même avant de terminer par la mort. Ce phénomène a quelque chose d'ordre générationnel et le djihadisme est ce qui a le plus d'impact sur le marché de la radicalisation. Il y a trente ans, c'était l'ultra gauchisme, avec Action directe ; à d'autres périodes, c'était l'anarchisme. Maintenant, c'est le radicalisme islamique. Mais il est très important de voir que ces jeunes radicaux ne sont pas les produits d'une socialisation musulmane dans une communauté musulmane.

Ce ne sont jamais des jeunes qui ont appartenu à des mouvements religieux, des mouvements associatifs musulmans, qui ont prêché dans les mosquées (ils s'en sont en général fait sortir) ; ce sont des jeunes qui sont à la marge de leur propre environnement et qui se radicalisent dans cette marginalité, dont le plus bel exemple est la prison. Les lieux de radicalisation djihadiste ne sont pas les mosquées, mais la prison et, dans une moindre mesure, les clubs d'arts martiaux. La police le sait parfaitement.

Pourtant, la radicalisation religieuse, le salafisme, nous sert de prisme, comme s'il était le stade précédant le passage au radicalisme terroriste ou djihadiste, ce qui n'est pas le cas, sauf à la marge, pour 10 ou 20 % des gens concernés. Là aussi, les phénomènes doivent être distingués. Effectivement, un terrorisme existe qui s'inscrit dans le cadre de l'islam et doit être traité en tant que tel, politiquement, au plan policier et avec les concepts juridiques qui permettent de condamner, de manière précise, les acteurs et les complices. Cela étant, il ne faut pas tout mélanger. Or, aujourd'hui, nous sommes confrontés à une confusion générale des deux côtés.

Ceux qu'on qualifie de « racistes » mettent tous les marqueurs ensemble : l'origine immigrée, la couleur de la peau, le fait d'être musulman, l'élément générationnel avec un anti-jeunisme et un rejet sociologique (« ce sont des exclus, car ils ne travaillent pas », « ce sont des trafiquants de drogue », etc.). Inversement, des acteurs politiques, que j'appellerais de manière un peu péjorative « des entrepreneurs », pas forcément communautaires, mais essayant de syndicaliser les victimes, sont très stigmatisés aujourd'hui, et ce sont eux qui utilisent le terme d'islamophobie. Or ils vont au tribunal, ils portent plainte. Nous sommes donc dans un processus légal et il n'y a rien de honteux à parler d'islamophobie devant un tribunal, à qui il revient de décider.

Ce concept d'islamophobie est donc en train de s'éprouver au contact du juridique, ce qui est tout à fait normal. Qu'en sortira-t-il ? Il pourra être reconnu, ce dont je doute en France – en Angleterre, c'est différent –, mais nous disposerons d'une jurisprudence sur la pratique religieuse, ce qui est autorisé, admis, et c'est positif. Ce qui apparaît comme une conflictualisation des relations communautaires est tout simplement un processus normal dans une démocratie de droit, pour fixer les limites.

Utiliser le mot « islamophobie » ne me paraît pas très rigoureux conceptuellement, mais ce n'est en rien une supercherie ni une stratégie de pouvoir. Ce sont le Parlement et les tribunaux qui font la loi qui décideront ce qu'on peut ou non poursuivre en justice.

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Merci de vos éléments très clairs sur cette question et notamment les débats en cours sur le terme « d'islamophobie ».

Dans vos travaux ou ouvrages, vous parliez dès les années 90 de l'échec de l'islam politique. Aujourd'hui, nous avons le sentiment d'un retour en force de cette question, notamment parce qu'elle irrigue une radicalité. Une radicalité est déjà présente dans l'islam et s'exprime par l'islamisme, qui ne vient pas seulement revêtir l'expression d'une colère ou d'une radicalité. Comment voyez-vous aujourd'hui l'expression de cet islam politique, notamment dans la République française ? Diriez-vous aujourd'hui qu'elle est toujours mise en échec ?

Ce matin, nous avons reçu Georges Bensoussan qui dresse de manière explicite le constat de certaines formes d'antisémitisme qui seraient propres aux banlieues et l'expression en particulier d'une population d'origine maghrébine. Quel est votre avis sur ce constat et sur l'interaction entre l'antisémitisme provenant d'une population musulmane et éventuellement le regard croisé qui peut générer un racisme anti-musulman de l'autre côté ?

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. Vous avez évoqué les pratiques policières, les contrôles « au faciès » ou les refus de location, en les qualifiant de racistes. Il y a quelques semaines, des chercheurs que nous avons auditionnés à votre place avaient mené des études très spécifiques sur les pratiques policières et essayaient de nuancer ce discours, en disant que ces comportements, par exemple le fait de se mettre à tel endroit entre le centre-ville et la banlieue, ne provenaient pas tant d'une volonté ou d'un préjugé raciste vraiment conscient que d'habitudes prises pour atteindre certains objectifs (par exemple, se concentrer sur les personnes qui arrivaient de banlieue vers Paris).

Dites-moi si je me trompe, mais quand vous dites que « c'est du racisme », peut-être qu'une nuance peut être apportée, celle de savoir s'il s'agit d'un acte volontaire ou si l'acte est vécu comme du racisme ? Quel est le préjugé qui anime la personne « auteur » d'un propos ou d'un acte ? Quel est le ressenti de la personne qui le subit ?

J'aurais ensuite aimé avoir votre avis sur une idée, qui se répand assez souvent au niveau des municipalités, celle de faire signer des chartes de laïcité à des associations. Vous avez parlé tout à l'heure d'associations de sports de combat. Est-ce quelque chose qui a du sens, qui peut répondre à ces problèmes de compréhension des standards et des valeurs que la République et la municipalité attendent aussi des associations qu'elles financent ? Cela sera‑t‑il conçu comme du racisme ou cela pourra-t-il être entendu par ces associations ?

Enfin les questions que nous nous posons en France sur le racisme, sur la perception de l'islam et inversement, sur la façon dont les Français de confession musulmane perçoivent la démocratie et les valeurs de notre République, sont-elles si différentes selon les pays ?

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Olivier Roy, politologue, professeur à l'Institut universitaire européen à Florence

Pour les pratiques policières, bien sûr, la question n'est pas de savoir si le policier en tant qu'individu est raciste ou non. Mais le fait statistique d'arrêter des gens qui sont supposés être plus dangereux que d'autres crée un effet de stigmatisation et un vécu de victime parce que se faire contrôler trois ou quatre fois par jour, pour un jeune de 18 ans, entraîne un sentiment d'humiliation. Parmi ces jeunes, certains peuvent avoir des choses à se reprocher, mais les autres sont traités de la même façon, avec tutoiement ou autres conduites de ce genre. Cela étant, je ne dis pas du tout qu'il existe une éthique raciste ou une idéologie.

Quant à la charte de la laïcité, cela n'entraînera pas de sentiment de victimisation. Qu'est-ce que cela veut dire en effet ? Qu'est-ce qu'on leur demande ? « Pas de discrimination homme/femme » : en quoi un club de karaté sans clientèle particulièrement musulmane est-il vraiment différent d'un club de karaté fréquenté par beaucoup de jeunes de banlieue ? Où trouve-t-on des piscines vraiment séparées selon le genre ? Que va-t-on faire ? Va-t-on supprimer les créneaux de piscine réservés aux femmes enceintes ou interdire aux femmes de demander un gynécologue femme, alors que c'est une revendication ancienne de féministes blanches ?

En poussant le raisonnement un peu plus loin, la loi ne concerne que les associations qui sont financées par l'État ou les collectivités locales, et qui s'adapteront très facilement à la lettre de la loi. C'est comme la loi sur l'obligation d'avoir des accès pour handicapés, cela embête beaucoup de gens, mais ils s'adaptent. Or les vraies associations religieuses qui posent question ne sont pas là. À force d'augmenter le nombre de lois qui insistent sur l'égalité homme/femme, un jour une dame portera plainte parce qu'on lui aura refusé l'entrée au séminaire catholique ou à l'association catholique gérée par l'évêché. Et là...

J'en reviens à ce que je disais tout à l'heure : au lieu de se concentrer sur l'islam, la question du religieux prévaut. C'est le problème français, nous sommes une société qui supporte très mal le religieux. Nous avons une société où un croyant modéré est supposé être modérément croyant, et c'est typiquement français. Je vis en Italie ; sans parler des pays musulmans, j'ai vécu aux États-Unis où c'est très bien d'avoir une pratique religieuse. Aux États-Unis, la discrimination est vraiment raciale, elle n'est pas religieuse. Ceux qui sont « islamophobes » iront dans les tribunaux où ils essaieront de prouver au contraire que l'islam n'est pas une religion, parce que la liberté religieuse est au cœur de la Constitution américaine.

En France, une espèce de laïcisme, qui part de très bonnes intentions, est présent dans l'ADN de la République française, qui s'est construite contre l'Église catholique – il ne faut jamais l'oublier – et qui maintenant tourne un peu à vide. Par exemple, on surveillera des maires qui vont à la messe en tant que maires, ce qui créerait des scandales. Récemment, une association laïque a porté plainte contre un maire parce qu'il avait fait je ne sais quoi par rapport au christianisme. Cette rhétorique parle « de la laïcité, la laïcité, la laïcité » (comme de Gaulle disait « l'Europe, l'Europe, l'Europe ») et on fait des bonds de cabri ! Concrètement, que fait-on comme politique ? Quand on dit que la laïcité, c'est la tolérance, qu'est-ce que cela veut dire pour un jeune qui se vit, à tort ou à raison, dans une situation d'exclusion ?

La charte de la laïcité est donc un effet d'annonce, qui ne sera suivi de presque rien et n'aura aucun d'impact sociologique. On est dans le symbolique parce qu'on ne touche pas vraiment au sociologique, au religieux, etc. L'interdiction des certificats de virginité, c'est très bien mais qu'est-ce que cela changera concrètement ? Cela empêchera-t-il les gens d'en faire quand même ? Bien sûr que non.

L'esprit républicain est très ancré chez une grande majorité des gens d'origine immigrée. Dire qu'un tiers des musulmans de France voudrait la charia est une vaste blague, c'est comme si on faisait un sondage chez les catholiques en leur demandant s'ils pensent que la loi de Dieu est supérieure à la loi des hommes. Ils répondront évidemment oui. Le pape est le premier à le dire. Cela veut-il dire qu'en tant que citoyens, ils opposeront leurs croyances religieuses à la loi de la République ? Pas forcément. On construit donc une opposition très artificielle entre vision politique issue de l'islam et vision républicaine. Les musulmans se formatent à la République française et se plaignent justement de ne pas être payés en retour, c'est-à-dire de ne pas bénéficier de cette reconnaissance de la République. Par exemple, les listes communautaires ont provoqué un grand scandale pour 87 bulletins sur 103 dans un bureau de vote. C'est une anecdote, mais aujourd'hui, tout maire d'origine musulmane doit immédiatement prouver qu'il n'est pas communautaire. Or cette suspicion entraîne des réactions négatives.

Je reviens aux premières questions sur l'islam politique. Il faut être clair là-dessus, ce n'est pas islam et politique, mais islam politique, c'est-à-dire les Frères musulmans, ce courant apparu dans les années 40 qui s'est développé dans le monde arabe, dans le sous‑continent indien, en Iran, avec des leaders différents et qui dit : « L'islam est notre religion, le Coran est notre Constitution. » Ces gens veulent mettre en place un État islamique, c'est-à-dire qu'ils croient possible de construire un État entièrement fondé sur la religion. Ce ne sont pas les salafis, eux n'ont rien à faire de l'État. Les salafis sont comme les loubavitch du côté juif ou les bénédictins. Ils ont une pratique radicale de la religion qui n'a absolument aucun impact politique parce que l'État ne les intéresse pas, alors que l'objectif des Frères musulmans est de créer l'État islamique.

Or l'islam politique est un échec massif. En Iran, qui est le seul État islamique qui ait survécu, la société iranienne est la plus séculière que je connaisse au Moyen-Orient : il ne faut pas leur parler de la religion, de la mosquée, etc., ils ont « donné ». Cet État va se décléricaliser, être pris par les Gardiens de la révolution, se militariser et devenir une dictature militaire. Partout ailleurs, soit l'islam politique a perdu pour de mauvaises raisons, comme en Égypte, soit il est complètement rentré dans le mainstream. En Tunisie, Rached Ghannouchi est l'un des acteurs de la transition pacifique et démocratique. On peut ne pas l'aimer, mais ce parlement à majorité islamique a quand même voté la reconnaissance de la liberté de conscience, c'est-à-dire la liberté de changer de religion. Au Maghreb, les mouvements islamistes sont complètement intégrés et même parfois récupérés comme au Maroc ou en Algérie. En Turquie, Recep Tayyip Erdogan fait de l'ottomanisme parce que l'islamisation ne marche pas, il rattrape donc sur les pierres tout ce qu'il a perdu sur les armes. Quant aux mouvements politiques et sociaux dans le monde arabe, tous reposent sur une demande de démocratie. Vous n'avez plus un seul slogan islamiste dans les rues depuis 2011. C'est fini.

Qui fait de l'islamisation par en haut ? Ce sont les États soi-disant laïques. Le maréchal Sissi parle de l'islam comme de la culture nationale. Le président tunisien, qui n'est pas un islamiste, vient de s'opposer à la libéralisation de la loi sur l'héritage. Ce sont des régimes autoritaires, mais séculiers, qui punissent les homosexuels en Tunisie, en Égypte, au Maroc, etc. Nous ne sommes plus du tout dans la situation d'il y a vingt ans où la rue demandait de l'islamisation et la charia ; c'est fini. Maintenant, ce sont des dictatures à bout de souffle qui continuent à se réclamer de l'islamisme.

Donc oui, je maintiens : l'islam politique est partout un échec structurel. Daech n'est pas un mouvement islamiste. Daech n'a pas essayé de construire un État islamique dans un pays existant, Daech a voulu construire le califat. Quand Daech a annoncé le califat en Syrie, j'ai dit qu'il ne tiendrait pas un an. Je me suis trompé, il a tenu quatre ans, mais a perdu pour les questions que j'évoquais. Ce n'est pas un véritable État parce qu'il ne donne pas une base territoriale avec des frontières. Ils sont donc fichus, ils vont se mettre tout le monde à dos et ils vont perdre. Dans leur esprit, Dieu devait leur venir en aide pour reconquérir le monde musulman, au moins de l'Atlantique jusqu'à l'Indus. Ils ont disparu.

En Europe, l'islam politique, je ne sais pas ce que c'est. Les Frères musulmans existent. Ce n'est pas une organisation secrète ou clandestine. Leur stratégie politique est de se faire reconnaître comme tels et donc de jouer ce qu'on appelle « le communautarisme », pour construire une sorte de « lobby musulman », pour peser et essayer d'obtenir des tribunaux, et in fine de la Cour européenne des droits de l'Homme, la reconnaissance d'un certain nombre de faits comme l'islamophobie. Ils ne réussiront cependant pas, la Cour européenne des droits de l'Homme étant beaucoup plus politique que strictement juridique.

Je vais enfin répondre sur l'antisémitisme de banlieue. Oui, les antisémites sont nombreux dans les banlieues. Y en a-t-il vraiment beaucoup plus que dans le 16e arrondissement ? Ils sont plus bruyants, c'est sûr. Mais quels sont les arguments ? Qu'entendez-vous quand ils « tapent » sur les juifs ? Ils disent que les juifs ont l'argent, le pouvoir, parlent d'un complot international, affirment qu'ils tiennent la presse. Je ne suis pas historien, mais ce sont tous les arguments de l'antisémitisme occidental depuis la fin du XIXe siècle. Ce n'est donc pas du tout un antisémitisme religieux, mais l'antisémitisme politique, racialiste de la fin du XIXe. Ils ont tout simplement intégré, pour des raisons complexes, dans lesquelles le conflit israélo-palestinien a joué un rôle, la grande famille de l'antisémitisme occidental. Il en est d'ailleurs de même pour le christianisme. Vatican II y a mis officiellement un terme, mais il existait un antijudaïsme idéologique qui n'est pas à la base de l'antisémitisme sécularisé du XIXe siècle. Donc, oui, un antisémitisme existe, mais en quoi est-ce un antisémitisme musulman ? Malheureusement, c'est notre antisémitisme bien séculier. La différence tient à ce qu'en banlieue, la parole est libre, tandis que, dans le 16e arrondissement, elle est plus contrôlée : on est plus polis, il y a des mots qu'on n'utilise pas… Mais dans les conversations privées, je pense que l'antisémitisme est encore une des représentations les plus répandues.

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À ceci près, je pense, qu'il tue moins dans le 16e arrondissement. Les différentes parts de l'histoire récente nous l'ont montré.

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Olivier Roy, politologue, professeur à l'Institut universitaire européen à Florence

Vous oubliez les attaques contre des synagogues aux États-Unis et en Allemagne. L'antisémitisme européen n'est pas simplement verbal. Il tue aussi et continuera de tuer.

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Merci pour toutes ces explications. Vous avez beaucoup travaillé sur l'islam, sur la religion ou sur les liens avec la politique. Je voulais savoir ce que vous pensiez de la loi de 1905. Pensez-vous qu'elle est adaptée aux enjeux de notre temps ?

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Olivier Roy, politologue, professeur à l'Institut universitaire européen à Florence

Elle reste parfaitement adaptée et je ne connais pas, à part quelques individus, de musulmans ou d'imams qui demandent un changement de la loi de 1905. C'est une loi de liberté religieuse, de non-interférence de l'État, alors qu'aujourd'hui, nous sommes dans une situation où l'État français veut intervenir dans le domaine religieux. M. Gérald Darmanin, notre actuel ministre de l'intérieur, avait expliqué, avant d'être ministre, qu'il fallait, avec l'islam, utiliser les méthodes de Napoléon avec les juifs. C'est aberrant parce que la manière dont Napoléon a formaté le judaïsme est le fait d'un empire autoritaire et d'un État concordataire, tandis que notre République est démocratique et non concordataire. La loi de 1905 est le contraire du concordat, c'est-à-dire qu'on ne signe rien avec les Églises.

La seule question qui fait débat chez les musulmans, comme par le passé chez les protestants, concerne l'inégalité au niveau du patrimoine. En 1905, l'Église catholique disposait d'un patrimoine qu'elle conserve toujours et qui est financé par l'État (en tout cas les réparations), alors que les religions arrivées après n'étaient pas sur le même régime et que les protestants avaient un peu naïvement donné leurs écoles à l'État. Cela étant, cette question du financement n'est pas très grave. On en fait une montagne, mais, selon moi, le financement devrait venir des croyants. Pour le moment, sociologiquement, les croyants musulmans ne se trouvent pas dans les catégories socioprofessionnelles les plus élevées, mais la situation change avec la montée d'une bourgeoisie d'origine musulmane, certains étant croyants, d'autres pas, et même l'apparition de millionnaires musulmans français. Je pense donc que cette question de l'autofinancement doit être résolue à l'intérieur de cette communauté. Je pense qu'il faut effectivement surveiller les financements étrangers, mais là, l'État est coupable. Cela fait trente ans que l'État français appelle de ses vœux un islam français, tout en signant avec des pays musulmans pour la formation et l'encadrement de l'islam de France. En ce moment, c'est le cas avec le Maroc et la Turquie – c'est complètement aberrant.

Je dirais donc qu'il faut non seulement garder la loi de 1905, mais en développer la logique. L'État doit cesser de se mêler de l'organisation interne du culte, il doit contrôler les influences étrangères dans les limites de la loi, qui n'interdit pas tout financement étranger. La communauté religieuse musulmane doit être constituée non pas de gens d'origine musulmane, mais de gens qui s'affirment comme croyants et pratiquants et qui prennent en main la gestion des lieux de culte. Entre nous, c'est déjà ce qu'il se passe : la communauté musulmane de France (je parle des croyants) n'a jamais demandé de mosquée cathédrale. Les mosquées cathédrales ont toutes été construites à partir d'un contrat ou d'un accord entre la République et un pays étranger comme l'Arabie saoudite. Cela ne correspond pas du tout à une demande de la population. La population musulmane veut des mosquées de quartier, de proximité, de socialisation, elle ne veut pas de grandes mosquées cathédrales. Les difficultés à les financer s'expliquent par cette raison.

Le postulat doit être qu'il appartient aux citoyens français de confession musulmane de gérer leur rapport au religieux. Ils ne le géreront bien sûr pas sur le modèle de l'Église catholique. Un autre problème de la République française est qu'elle a une vision catholique de la religion, selon laquelle il faudrait une hiérarchie, un responsable, que quelqu'un dise le dogme accepté, etc. Or le modèle musulman est celui des protestants ou des juifs, c'est-à-dire que l'important est la communauté de base locale. Le pasteur ou le rabbin n'a pas de statut particulier, il est largement choisi par la communauté locale, ce qui conduit à une grande variété de positionnements théologiques au lieu d'une seule tête ou d'une seule soutane. Vous avez des évangéliques, des réformés, des anabaptistes et parmi toutes ces tendances, certaines sont un peu plus radicales que d'autres. Il en est de même chez les musulmans. Pourquoi essaie-t-on à tout prix de leur imposer une direction, un leadership et une théologie alors que la loi de 1905, par définition, interdit à l'État de se mêler de théologie et de l'organisation du culte ? L'État doit simplement assurer l'ordre public. Bien entendu, si un religieux tient en chaire des propos inacceptables sur le plan de la loi, par exemple un appel au meurtre, il doit être puni, mais il ne faut surtout pas en faire une question théologique. L'État ne doit pas reconnaître la dimension théologique, ce n'est pas son affaire, or aujourd'hui on ne parle que de cela. Je crois qu'il nous faut être encore plus républicains dans l'approche du religieux.

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J'aurais voulu connaître votre sentiment sur les politiques d'immigration en France, mais aussi plus largement en Europe et l'impact qu'elles peuvent avoir sur le racisme, dans la mesure où les populations immigrées comptent quand même beaucoup de populations d'origine musulmane. On sent aujourd'hui, dans la société, la peur de cette mouvance de migrants et des politiques qui se raidissent.

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Olivier Roy, politologue, professeur à l'Institut universitaire européen à Florence

L'opinion publique européenne voit l'immigration comme un processus continu, avec l'idée que cela a commencé dans les années 60 et que nous sommes maintenant dans d'autres vagues d'immigration, comme si c'était un processus continu amenant une population croissante d'origine musulmane à s'établir sur notre territoire. En fait, c'est plus complexe : nous avons connu une immigration musulmane massive dans les années 60 et 70, dans tous les grands pays européens, pas du tout pour des raisons religieuses. N'oublions pas que ce sont nos entreprises qui sont allées chercher des travailleurs dans les années 60. En 1973, les gens arrivaient avec un contrat de travail. La France a puisé dans le Maghreb, son ancienne colonie, les Britanniques ont largement puisé dans le Pakistan et le sous-continent indien, les Allemands, en Turquie. Nous avons donc accueilli une population nombreuse, d'un niveau socioculturel bas, avec peu d'éducation, pauvre, venant de la campagne, etc., qui s'est « translatée » en Europe et qui, du fait d'une politique de logement assez malencontreuse, s'est retrouvée ghettoïsée. C'est un processus connu dans toutes les villes. Dans ma ville, à Dreux, on l'a très bien vu. Quand je suis arrivé dans les années 70, il n'y avait pas de quartiers puis progressivement sont apparus un quartier marocain, un quartier turc, etc. Les Français de souche sont partis ailleurs. Cela a suscité le sentiment d'avoir deux groupes de population.

L'immigration actuelle est complètement différente : ce n'est pas une immigration familiale, c'est une immigration beaucoup plus mobile, avec des gens qui circulent beaucoup. Elle compte beaucoup de musulmans, mais ce n'est pas un facteur. Vous avez également parmi les Africains beaucoup de chrétiens, de Chinois, etc. Les niveaux socioculturels sont également beaucoup plus variés. Typiquement, l'Allemagne par exemple a pris d'un seul coup un million de Syriens. Or l'intégration des Syriens se passe bien. On peut même dire qu'ils sont maintenant mieux intégrés que certains Turcs qui sont là depuis quarante ans. La raison en est très simple, elle tient au milieu socioprofessionnel. Les Syriens sont arrivés avec des diplômes et, même si les diplômes d'un médecin syrien ne sont pas reconnus en Allemagne, il pourra travailler comme infirmier et poussera ses enfants à faire des études.

La population immigrée sera donc d'autant plus facile à intégrer qu'elle sera plus aisée d'un point de vue socioéconomique. Il n'empêche qu'il faut mener une politique subtile de contrôle sinon cela ne marchera pas. D'autres enjeux se posent, tels que la chute démographique en Allemagne ou en Italie. Le gouvernement italien a ainsi décidé que les personnes qui travaillent dans les familles ne sont pas considérées comme des clandestins. Les enjeux sont donc complexes, beaucoup plus fluides qu'ils ne l'étaient auparavant, et c'est le rôle des États de trouver des politiques adaptées et de ne pas laisser cela à l'émotion. Or, aujourd'hui, nous sommes très largement dans l'émotion.

La séance est levée à 17 heures 15.

Membres présents ou excusés

Mission d'information sur l'émergence et l'évolution des différentes formes de racisme et les réponses à y apporter

Réunion du mardi 8 septembre 2020 à 16 h 25

Présents. - Mme Caroline Abadie, M. Bertrand Bouyx, Mme Fiona Lazaar, M. Robin Reda, Mme Alexandra Valetta Ardisson, Mme Michèle Victory