Pour les pratiques policières, bien sûr, la question n'est pas de savoir si le policier en tant qu'individu est raciste ou non. Mais le fait statistique d'arrêter des gens qui sont supposés être plus dangereux que d'autres crée un effet de stigmatisation et un vécu de victime parce que se faire contrôler trois ou quatre fois par jour, pour un jeune de 18 ans, entraîne un sentiment d'humiliation. Parmi ces jeunes, certains peuvent avoir des choses à se reprocher, mais les autres sont traités de la même façon, avec tutoiement ou autres conduites de ce genre. Cela étant, je ne dis pas du tout qu'il existe une éthique raciste ou une idéologie.
Quant à la charte de la laïcité, cela n'entraînera pas de sentiment de victimisation. Qu'est-ce que cela veut dire en effet ? Qu'est-ce qu'on leur demande ? « Pas de discrimination homme/femme » : en quoi un club de karaté sans clientèle particulièrement musulmane est-il vraiment différent d'un club de karaté fréquenté par beaucoup de jeunes de banlieue ? Où trouve-t-on des piscines vraiment séparées selon le genre ? Que va-t-on faire ? Va-t-on supprimer les créneaux de piscine réservés aux femmes enceintes ou interdire aux femmes de demander un gynécologue femme, alors que c'est une revendication ancienne de féministes blanches ?
En poussant le raisonnement un peu plus loin, la loi ne concerne que les associations qui sont financées par l'État ou les collectivités locales, et qui s'adapteront très facilement à la lettre de la loi. C'est comme la loi sur l'obligation d'avoir des accès pour handicapés, cela embête beaucoup de gens, mais ils s'adaptent. Or les vraies associations religieuses qui posent question ne sont pas là. À force d'augmenter le nombre de lois qui insistent sur l'égalité homme/femme, un jour une dame portera plainte parce qu'on lui aura refusé l'entrée au séminaire catholique ou à l'association catholique gérée par l'évêché. Et là...
J'en reviens à ce que je disais tout à l'heure : au lieu de se concentrer sur l'islam, la question du religieux prévaut. C'est le problème français, nous sommes une société qui supporte très mal le religieux. Nous avons une société où un croyant modéré est supposé être modérément croyant, et c'est typiquement français. Je vis en Italie ; sans parler des pays musulmans, j'ai vécu aux États-Unis où c'est très bien d'avoir une pratique religieuse. Aux États-Unis, la discrimination est vraiment raciale, elle n'est pas religieuse. Ceux qui sont « islamophobes » iront dans les tribunaux où ils essaieront de prouver au contraire que l'islam n'est pas une religion, parce que la liberté religieuse est au cœur de la Constitution américaine.
En France, une espèce de laïcisme, qui part de très bonnes intentions, est présent dans l'ADN de la République française, qui s'est construite contre l'Église catholique – il ne faut jamais l'oublier – et qui maintenant tourne un peu à vide. Par exemple, on surveillera des maires qui vont à la messe en tant que maires, ce qui créerait des scandales. Récemment, une association laïque a porté plainte contre un maire parce qu'il avait fait je ne sais quoi par rapport au christianisme. Cette rhétorique parle « de la laïcité, la laïcité, la laïcité » (comme de Gaulle disait « l'Europe, l'Europe, l'Europe ») et on fait des bonds de cabri ! Concrètement, que fait-on comme politique ? Quand on dit que la laïcité, c'est la tolérance, qu'est-ce que cela veut dire pour un jeune qui se vit, à tort ou à raison, dans une situation d'exclusion ?
La charte de la laïcité est donc un effet d'annonce, qui ne sera suivi de presque rien et n'aura aucun d'impact sociologique. On est dans le symbolique parce qu'on ne touche pas vraiment au sociologique, au religieux, etc. L'interdiction des certificats de virginité, c'est très bien mais qu'est-ce que cela changera concrètement ? Cela empêchera-t-il les gens d'en faire quand même ? Bien sûr que non.
L'esprit républicain est très ancré chez une grande majorité des gens d'origine immigrée. Dire qu'un tiers des musulmans de France voudrait la charia est une vaste blague, c'est comme si on faisait un sondage chez les catholiques en leur demandant s'ils pensent que la loi de Dieu est supérieure à la loi des hommes. Ils répondront évidemment oui. Le pape est le premier à le dire. Cela veut-il dire qu'en tant que citoyens, ils opposeront leurs croyances religieuses à la loi de la République ? Pas forcément. On construit donc une opposition très artificielle entre vision politique issue de l'islam et vision républicaine. Les musulmans se formatent à la République française et se plaignent justement de ne pas être payés en retour, c'est-à-dire de ne pas bénéficier de cette reconnaissance de la République. Par exemple, les listes communautaires ont provoqué un grand scandale pour 87 bulletins sur 103 dans un bureau de vote. C'est une anecdote, mais aujourd'hui, tout maire d'origine musulmane doit immédiatement prouver qu'il n'est pas communautaire. Or cette suspicion entraîne des réactions négatives.
Je reviens aux premières questions sur l'islam politique. Il faut être clair là-dessus, ce n'est pas islam et politique, mais islam politique, c'est-à-dire les Frères musulmans, ce courant apparu dans les années 40 qui s'est développé dans le monde arabe, dans le sous‑continent indien, en Iran, avec des leaders différents et qui dit : « L'islam est notre religion, le Coran est notre Constitution. » Ces gens veulent mettre en place un État islamique, c'est-à-dire qu'ils croient possible de construire un État entièrement fondé sur la religion. Ce ne sont pas les salafis, eux n'ont rien à faire de l'État. Les salafis sont comme les loubavitch du côté juif ou les bénédictins. Ils ont une pratique radicale de la religion qui n'a absolument aucun impact politique parce que l'État ne les intéresse pas, alors que l'objectif des Frères musulmans est de créer l'État islamique.
Or l'islam politique est un échec massif. En Iran, qui est le seul État islamique qui ait survécu, la société iranienne est la plus séculière que je connaisse au Moyen-Orient : il ne faut pas leur parler de la religion, de la mosquée, etc., ils ont « donné ». Cet État va se décléricaliser, être pris par les Gardiens de la révolution, se militariser et devenir une dictature militaire. Partout ailleurs, soit l'islam politique a perdu pour de mauvaises raisons, comme en Égypte, soit il est complètement rentré dans le mainstream. En Tunisie, Rached Ghannouchi est l'un des acteurs de la transition pacifique et démocratique. On peut ne pas l'aimer, mais ce parlement à majorité islamique a quand même voté la reconnaissance de la liberté de conscience, c'est-à-dire la liberté de changer de religion. Au Maghreb, les mouvements islamistes sont complètement intégrés et même parfois récupérés comme au Maroc ou en Algérie. En Turquie, Recep Tayyip Erdogan fait de l'ottomanisme parce que l'islamisation ne marche pas, il rattrape donc sur les pierres tout ce qu'il a perdu sur les armes. Quant aux mouvements politiques et sociaux dans le monde arabe, tous reposent sur une demande de démocratie. Vous n'avez plus un seul slogan islamiste dans les rues depuis 2011. C'est fini.
Qui fait de l'islamisation par en haut ? Ce sont les États soi-disant laïques. Le maréchal Sissi parle de l'islam comme de la culture nationale. Le président tunisien, qui n'est pas un islamiste, vient de s'opposer à la libéralisation de la loi sur l'héritage. Ce sont des régimes autoritaires, mais séculiers, qui punissent les homosexuels en Tunisie, en Égypte, au Maroc, etc. Nous ne sommes plus du tout dans la situation d'il y a vingt ans où la rue demandait de l'islamisation et la charia ; c'est fini. Maintenant, ce sont des dictatures à bout de souffle qui continuent à se réclamer de l'islamisme.
Donc oui, je maintiens : l'islam politique est partout un échec structurel. Daech n'est pas un mouvement islamiste. Daech n'a pas essayé de construire un État islamique dans un pays existant, Daech a voulu construire le califat. Quand Daech a annoncé le califat en Syrie, j'ai dit qu'il ne tiendrait pas un an. Je me suis trompé, il a tenu quatre ans, mais a perdu pour les questions que j'évoquais. Ce n'est pas un véritable État parce qu'il ne donne pas une base territoriale avec des frontières. Ils sont donc fichus, ils vont se mettre tout le monde à dos et ils vont perdre. Dans leur esprit, Dieu devait leur venir en aide pour reconquérir le monde musulman, au moins de l'Atlantique jusqu'à l'Indus. Ils ont disparu.
En Europe, l'islam politique, je ne sais pas ce que c'est. Les Frères musulmans existent. Ce n'est pas une organisation secrète ou clandestine. Leur stratégie politique est de se faire reconnaître comme tels et donc de jouer ce qu'on appelle « le communautarisme », pour construire une sorte de « lobby musulman », pour peser et essayer d'obtenir des tribunaux, et in fine de la Cour européenne des droits de l'Homme, la reconnaissance d'un certain nombre de faits comme l'islamophobie. Ils ne réussiront cependant pas, la Cour européenne des droits de l'Homme étant beaucoup plus politique que strictement juridique.
Je vais enfin répondre sur l'antisémitisme de banlieue. Oui, les antisémites sont nombreux dans les banlieues. Y en a-t-il vraiment beaucoup plus que dans le 16e arrondissement ? Ils sont plus bruyants, c'est sûr. Mais quels sont les arguments ? Qu'entendez-vous quand ils « tapent » sur les juifs ? Ils disent que les juifs ont l'argent, le pouvoir, parlent d'un complot international, affirment qu'ils tiennent la presse. Je ne suis pas historien, mais ce sont tous les arguments de l'antisémitisme occidental depuis la fin du XIXe siècle. Ce n'est donc pas du tout un antisémitisme religieux, mais l'antisémitisme politique, racialiste de la fin du XIXe. Ils ont tout simplement intégré, pour des raisons complexes, dans lesquelles le conflit israélo-palestinien a joué un rôle, la grande famille de l'antisémitisme occidental. Il en est d'ailleurs de même pour le christianisme. Vatican II y a mis officiellement un terme, mais il existait un antijudaïsme idéologique qui n'est pas à la base de l'antisémitisme sécularisé du XIXe siècle. Donc, oui, un antisémitisme existe, mais en quoi est-ce un antisémitisme musulman ? Malheureusement, c'est notre antisémitisme bien séculier. La différence tient à ce qu'en banlieue, la parole est libre, tandis que, dans le 16e arrondissement, elle est plus contrôlée : on est plus polis, il y a des mots qu'on n'utilise pas… Mais dans les conversations privées, je pense que l'antisémitisme est encore une des représentations les plus répandues.