Je vous remercie de me donner l'occasion de m'exprimer. J'ai préparé un texte relevant deux ou trois idées, que j'essaie de développer depuis un certain temps. Nous pourrons ensuite discuter de définitions, du terme d'islamophobie, entre autres, qui m'intéressent très fortement.
Je vais vous donner lecture du texte que j'ai préparé, avant que nous engagions un débat. Une réflexion ouverte et assumée sur les racismes ne peut, selon moi, que tenter de répondre à trois questions indispensables. À quoi sert un intellectuel issu des minorités, se réclamant des communautés, s'exprimant à partir d'une géographie associée par l'histoire ou les imaginaires à la France, sur cette question ? Comment lutter contre les racismes en se préservant d'un antiracisme qui reprend les expressions et les codes d'un racisme “traditionnel” ? Comment rendre possible une réflexion sur les discours et les expressions de l'antiracisme contemporain, au-delà des tabous désormais souverains et très agressifs ?
L'accès à internet, la possibilité de multiplier à l'infini la prise de parole, libérée des filtres éditoriaux des médias et canaux classiques, et un effort pour aller au-delà des tabous ont rendu possible l'émergence d'un discours franc, courageux et parfois violent sur l'Occident, son histoire, ses colonisations et ses expansions d'autrefois. Cette liberté a autorisé une radicalité de la réflexion et parfois des actions sur le racisme. Une nouvelle classe d'intellectuels ou de militants interrogateurs, souvent jusqu'à l'inquisition, s'est imposée, se prononçant sur l'essence même de l'Occident ou sur l'histoire spécifique de la France. C'est une forme de liberté qui doit être défendue en tant que telle. Reste cependant que, hors du champ du procès de l'Occident, de la France, ces intellectuels issus du Sud par naissance, par filiation, ou par origine lointaine, n'ont pas su libérer cette réflexion et la dissocier d'un discours anticolonial qui a finalement parasité et dégradé la réflexion sur le racisme en général.
Pour une majorité d'entre eux, malheureusement, le racisme est un crime colonial, et toute réflexion sur le racisme est exclusivement une réflexion sur l'histoire coloniale. Cette conviction empêche alors toute réflexion sur les possibilités de l'émergence d'un discours antiraciste lui-même raciste, et rend impossible (ou du moins secondaire) toute réflexion sur les racismes dans les pays du Sud dits « victimes du colonialisme ». Il y a par exemple très peu de discours ouverts à la réflexion et à la responsabilité sur les racismes violents dont sont victimes les populations migratoires venues de l'Afrique subsaharienne qui traversent le Maghreb vers l'Europe.
La fonction d'un intellectuel issu du Maghreb ou des pays dits arabes sur cette question se résume à être le procureur d'un procès ouvert exclusivement contre le racisme en Occident. L'expulsion d'un migrant illégal fait scandale quand l'Occident s'en rend coupable, mais la reconduction aux frontières subsahariennes de centaines de migrants par un pays du Maghreb dans des conditions pénibles fait à peine l'actualité d'un fait divers. Ainsi, et selon mon humble analyse, une réflexion sur les racismes émergents se devrait aussi, par honnêteté, d'endosser la responsabilité d'une réflexion globale, non cloisonnée sur la question du racisme. On ne peut pas, on ne doit pas penser la culpabilité d'un Occident sans réfléchir à la responsabilité d'autres géographies sur cette question. L'histoire coloniale est une explication généalogique du racisme en Occident, mais réduire la réflexion à la simple et distinctive conséquence du fait colonial est une manière de s'absoudre, pour un discours aujourd'hui dominant, d'une responsabilité plus étendue ailleurs et selon des degrés de culpabilité que le fait colonial ne doit pas effacer ou faire oublier.
Une réflexion sur le racisme et l'antiracisme en Occident gagnerait à étendre l'analyse sur la responsabilité, le statut, les silences et les légitimités de celui qui parle et se réclame de cette autorité, non pour ouvrir un procès en droit de parole, mais pour rendre plus globale, plus efficace, une pensée sur les stratégies antiracistes et leur valeur réelle. Il ne s'agit pas, comme on peut l'entendre, de promouvoir un relativisme de déculpabilisation, mais de rendre perceptibles tous les aspects d'une tragédie que rien ne doit occulter, y compris les discours victimaires dominants. Cette prise de conscience sur la responsabilité immédiate, latérale, de tous sur la question du racisme, ouvre la possibilité de démanteler les discours antiracistes qui reprennent les codes du racisme lui‑même. Le fait colonial n'y sera plus un fait exclusif sacralisé, mais un aspect de cette tragédie, une facette certes très importante. Le racisme n'est pas en effet un fait occidental spécifique, mais un acte auquel on cède par soi-même, par sa culture, par conditionnement et cloisonnement de sa propre conscience, partout dans le monde.
Cette perspective peut alors autoriser une réflexion plus globale et plus assumée sur d'autres formes de racisme, celui que j'appelle, faute d'autres formules, le “racisme confessionnel”, c'est-à-dire une réflexion sur ce racisme qui exclut l'Autre, le culpabilise, le dégrade dans la hiérarchie des statuts sociaux au nom d'une confession. Dans le Maghreb où je vis, les flux de migrants subsahariens qui transitent par le pays ont fini par décoder la force de racisme confessionnel. Ceux qui tentent de récolter l'aumône de survie pour nourrir leur famille ont très vite adopté et fait adopter à leurs enfants les codes vestimentaires et les discours des croyances locales. Dans une opinion que j'ai signée dans le New York Times il y a deux ans, le titre rend plus explicite cette réalité : “Noir en Algérie, mieux vaut être musulman”.
Ce racisme confessionnel est à soumettre à la réflexion dans l'urgence, mais le droit à l'identité communautaire le rend encore invisible en Occident, et surtout en France. Ces perspectives, même qualifiées de secondaires ou condamnées comme tentatives de relativiser et de dissoudre la responsabilité de l'Occident par certains, participeraient à la thérapie des radicalités qui menacent un combat juste, une réflexion ouverte et enfin pensée sur ce fait honteux. L'antiracisme est aujourd'hui menacé non seulement par les intégrismes nouveaux, mais aussi par des greffes dégradantes du discours décolonial radical et les dispenses que l'on s'accorde au nom des doxas victimaires. Un tel mouvement de liberté et de libération de la conscience ne devant pas être réduit à l'exercice hystérique de l'autodafé, des déboulonnements, et des changements de titres de fictions, héritage injuste, maladroit ou sublime de nos siècles.
Il s'agit – il faut sans cesse le rappeler – de soutenir face aux procureurs nouveaux une réflexion sur l'Autre, sa responsabilité, et sur soi-même, son propre rôle et son avenir pour ne pas promouvoir comme illusion de justice une tyrannie de la victime à la place d'une tyrannie du coupable. »