Mission d'information sur l'émergence et l'évolution des différentes formes de racisme et les réponses à y apporter

Réunion du mercredi 9 septembre 2020 à 9h00

Résumé de la réunion

Les mots clés de cette réunion

  • discours
  • islam
  • islamité
  • islamophobie
  • laïcité
  • musulman
  • mémoire
  • racisme
  • religion
Répartition par groupes du travail de cette réunion de commission

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La réunion

Source

La mission d'information procède à l'audition, ouverte à la presse, de M. Kamel Daoud, écrivain et journaliste.

La séance est ouverte à 9 heures 05.

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Mes chers collègues, nous sommes réunis dans le cadre de la mission d'information sur l'émergence et l'évolution des différentes formes de racisme et les réponses à y apporter, convoquée à l'initiative de la Conférence des présidents.

Je remercie monsieur Kamel Daoud de sa présence. Monsieur, vous êtes écrivain algérien, francophone et écrivez en langue française. Nous vous avons convié car nous aurions beaucoup à apprendre de votre regard à notre avis lucide sur l'islam. Notre mission n'a pas vocation à traiter des questions liées à la laïcité ou à l'islam ; néanmoins, lorsque nous abordons le sujet du racisme dans notre pays, nous sommes forcément confrontés à la question de la place des religions et à la confusion souvent opérée entre les communautés religieuses et les communautés d'appartenance ou d'origine, de manière à créer des formes de racisme.

Votre intervention fait suite à deux auditions très intéressantes qui se sont tenues hier : celles de messieurs Georges Bensoussan et Olivier Roy qui, chacun à leur manière et avec leur vision des choses, ont pu aborder ces questions. Ils ont développé leur vision du concept très discuté de la laïcité ainsi que de l'intégration des populations immigrées, et il est rare que, dans les auditions réalisées par la mission d'information, la question migratoire ne soit pas évoquée.

Monsieur Kamel Daoud, votre prise de position courageuse à la suite des agressions du Nouvel an de 2016 à Cologne avait beaucoup marqué. Vous aviez dénoncé les violences commises contre les femmes, majoritairement par des immigrés en provenance d'Afrique du Nord, en montrant que ces agressions n'étaient pas sans lien avec l'islamisme. Cette prise de position vous a valu une polémique, des critiques, des accusations d'islamophobie. Il vous sera sans doute possible de revenir sur ce terme au cours de notre audition. À cet égard, monsieur Olivier Roy nous indiquait hier que le terme était peu rigoureux, mais qu'il ne le choquait pas.

Nous vous entendrons également sur la manière d'améliorer la lutte contre les dérives du communautarisme, du repli identitaire, tout en garantissant le respect des origines, et des croyances, de chacun, conformément aux principes de la République.

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Traiter du racisme, des nouvelles formes du racisme et des moyens pour les combattre est un sujet d'étude assez large. Notre mission a été lancée au mois de décembre 2019, et son objet ne correspond pas exactement à celui des manifestations que l'on a pu connaître à la sortie du confinement, mais la mission sera, bien sûr, influencée par ces manifestations.

Depuis le début de la mission, nous sommes attachés à l'universalisme ; cependant, nous nous sommes autorisés à auditionner des cibles de racisme particulières. Nous avons discuté longuement de l'antisémitisme. Nous avons également auditionné plusieurs personnes spécialistes de la sinophobie. Notre cycle actuel prévoit l'audition d'experts de l'islam, qui pourront nous éclairer sur les formes de racisme que connaissent nos compatriotes de confession musulmane, qu'ils soient d'ailleurs d'origine étrangère, ou non.

Il importe de « nommer les choses », comme le disait Monsieur le président. Le terme d'islamophobie sera-t-il utile à nos travaux ? Ce terme recoupe-t-il réellement une haine de ceux qui pratiquent l'islam, et qui exclurait donc des personnes qui seraient peut-être de la même origine, mais qui n'auraient pas la même pratique de l'islam ? Et si cette haine existe, de quels préjugés se nourrit-elle, et quelles sont ses conséquences, dans les actes, dans les propos, dans les discriminations ? Il existe une réelle souffrance de nos compatriotes qui pensent que l'ascenseur social leur est moins accessible. Ou alors, le terme d'islamophobie est-il beaucoup plus large, empêchant ainsi de débattre des dérives éventuelles que l'islam peut connaître, comme toute religion ?

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Kamel Daoud, écrivain et journaliste

Je vous remercie de me donner l'occasion de m'exprimer. J'ai préparé un texte relevant deux ou trois idées, que j'essaie de développer depuis un certain temps. Nous pourrons ensuite discuter de définitions, du terme d'islamophobie, entre autres, qui m'intéressent très fortement.

Je vais vous donner lecture du texte que j'ai préparé, avant que nous engagions un débat. Une réflexion ouverte et assumée sur les racismes ne peut, selon moi, que tenter de répondre à trois questions indispensables. À quoi sert un intellectuel issu des minorités, se réclamant des communautés, s'exprimant à partir d'une géographie associée par l'histoire ou les imaginaires à la France, sur cette question ? Comment lutter contre les racismes en se préservant d'un antiracisme qui reprend les expressions et les codes d'un racisme “traditionnel” ? Comment rendre possible une réflexion sur les discours et les expressions de l'antiracisme contemporain, au-delà des tabous désormais souverains et très agressifs ?

L'accès à internet, la possibilité de multiplier à l'infini la prise de parole, libérée des filtres éditoriaux des médias et canaux classiques, et un effort pour aller au-delà des tabous ont rendu possible l'émergence d'un discours franc, courageux et parfois violent sur l'Occident, son histoire, ses colonisations et ses expansions d'autrefois. Cette liberté a autorisé une radicalité de la réflexion et parfois des actions sur le racisme. Une nouvelle classe d'intellectuels ou de militants interrogateurs, souvent jusqu'à l'inquisition, s'est imposée, se prononçant sur l'essence même de l'Occident ou sur l'histoire spécifique de la France. C'est une forme de liberté qui doit être défendue en tant que telle. Reste cependant que, hors du champ du procès de l'Occident, de la France, ces intellectuels issus du Sud par naissance, par filiation, ou par origine lointaine, n'ont pas su libérer cette réflexion et la dissocier d'un discours anticolonial qui a finalement parasité et dégradé la réflexion sur le racisme en général.

Pour une majorité d'entre eux, malheureusement, le racisme est un crime colonial, et toute réflexion sur le racisme est exclusivement une réflexion sur l'histoire coloniale. Cette conviction empêche alors toute réflexion sur les possibilités de l'émergence d'un discours antiraciste lui-même raciste, et rend impossible (ou du moins secondaire) toute réflexion sur les racismes dans les pays du Sud dits « victimes du colonialisme ». Il y a par exemple très peu de discours ouverts à la réflexion et à la responsabilité sur les racismes violents dont sont victimes les populations migratoires venues de l'Afrique subsaharienne qui traversent le Maghreb vers l'Europe.

La fonction d'un intellectuel issu du Maghreb ou des pays dits arabes sur cette question se résume à être le procureur d'un procès ouvert exclusivement contre le racisme en Occident. L'expulsion d'un migrant illégal fait scandale quand l'Occident s'en rend coupable, mais la reconduction aux frontières subsahariennes de centaines de migrants par un pays du Maghreb dans des conditions pénibles fait à peine l'actualité d'un fait divers. Ainsi, et selon mon humble analyse, une réflexion sur les racismes émergents se devrait aussi, par honnêteté, d'endosser la responsabilité d'une réflexion globale, non cloisonnée sur la question du racisme. On ne peut pas, on ne doit pas penser la culpabilité d'un Occident sans réfléchir à la responsabilité d'autres géographies sur cette question. L'histoire coloniale est une explication généalogique du racisme en Occident, mais réduire la réflexion à la simple et distinctive conséquence du fait colonial est une manière de s'absoudre, pour un discours aujourd'hui dominant, d'une responsabilité plus étendue ailleurs et selon des degrés de culpabilité que le fait colonial ne doit pas effacer ou faire oublier.

Une réflexion sur le racisme et l'antiracisme en Occident gagnerait à étendre l'analyse sur la responsabilité, le statut, les silences et les légitimités de celui qui parle et se réclame de cette autorité, non pour ouvrir un procès en droit de parole, mais pour rendre plus globale, plus efficace, une pensée sur les stratégies antiracistes et leur valeur réelle. Il ne s'agit pas, comme on peut l'entendre, de promouvoir un relativisme de déculpabilisation, mais de rendre perceptibles tous les aspects d'une tragédie que rien ne doit occulter, y compris les discours victimaires dominants. Cette prise de conscience sur la responsabilité immédiate, latérale, de tous sur la question du racisme, ouvre la possibilité de démanteler les discours antiracistes qui reprennent les codes du racisme lui‑même. Le fait colonial n'y sera plus un fait exclusif sacralisé, mais un aspect de cette tragédie, une facette certes très importante. Le racisme n'est pas en effet un fait occidental spécifique, mais un acte auquel on cède par soi-même, par sa culture, par conditionnement et cloisonnement de sa propre conscience, partout dans le monde.

Cette perspective peut alors autoriser une réflexion plus globale et plus assumée sur d'autres formes de racisme, celui que j'appelle, faute d'autres formules, le “racisme confessionnel”, c'est-à-dire une réflexion sur ce racisme qui exclut l'Autre, le culpabilise, le dégrade dans la hiérarchie des statuts sociaux au nom d'une confession. Dans le Maghreb où je vis, les flux de migrants subsahariens qui transitent par le pays ont fini par décoder la force de racisme confessionnel. Ceux qui tentent de récolter l'aumône de survie pour nourrir leur famille ont très vite adopté et fait adopter à leurs enfants les codes vestimentaires et les discours des croyances locales. Dans une opinion que j'ai signée dans le New York Times il y a deux ans, le titre rend plus explicite cette réalité : “Noir en Algérie, mieux vaut être musulman”.

Ce racisme confessionnel est à soumettre à la réflexion dans l'urgence, mais le droit à l'identité communautaire le rend encore invisible en Occident, et surtout en France. Ces perspectives, même qualifiées de secondaires ou condamnées comme tentatives de relativiser et de dissoudre la responsabilité de l'Occident par certains, participeraient à la thérapie des radicalités qui menacent un combat juste, une réflexion ouverte et enfin pensée sur ce fait honteux. L'antiracisme est aujourd'hui menacé non seulement par les intégrismes nouveaux, mais aussi par des greffes dégradantes du discours décolonial radical et les dispenses que l'on s'accorde au nom des doxas victimaires. Un tel mouvement de liberté et de libération de la conscience ne devant pas être réduit à l'exercice hystérique de l'autodafé, des déboulonnements, et des changements de titres de fictions, héritage injuste, maladroit ou sublime de nos siècles.

Il s'agit – il faut sans cesse le rappeler – de soutenir face aux procureurs nouveaux une réflexion sur l'Autre, sa responsabilité, et sur soi-même, son propre rôle et son avenir pour ne pas promouvoir comme illusion de justice une tyrannie de la victime à la place d'une tyrannie du coupable. »

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Je vous remercie de cette introduction : votre propos liminaire est très clair.

Ainsi, de manière générale, au sujet de l'islam et de la place des musulmans en France, quel regard portez-vous sur l'émergence de revendications communautaristes dans notre pays ? Vous constatez qu'un grand nombre de Français, y compris des responsables politiques et de toute tendance, a l'impression d'un recul et parfois d'une exacerbation des identités. D'autre part, s'agissant du fait colonial, et de la manière de le replacer dans la lutte contre le racisme et de ne pas en faire une sorte de totem qui empêche la réflexion, nous avons le sentiment dans notre pays d'être dans une situation de compétition mémorielle, où un « excès de mémoire » sur tel ou tel pan de notre histoire peut créer des jalousies. Cette problématique vous paraît-elle menacer l'universalité du pacte républicain et la cohésion de la nation ?

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Kamel Daoud, écrivain et journaliste

De loin, mais en étant également lié à la France, j'observe ces discours concurrentiels sur la mémoire, le communautaire et l'identité. Cette montée de discours et de radicalités me semble très dangereuse. J'ai tendance à penser qu'il s'agit, non d'une concurrence réelle de mémoires, mais d'un fantasme sur la mémoire, de représentations irréelles, auxquelles nous n'avons pas accès et qui sont de même valeur que le sentiment de nostalgie que l'on éprouve pour un pays d'origine que l'on ne visite presque jamais. Il s'agit d'une mémoire fantasmée, ou d'un fantasme de mémoire, plutôt que d'une concurrence mémorielle. Je suis de ceux qui pensent que la question de la mémoire doit être réglée pour éviter les possibilités d'instrumentalisation d'une mémoire fantasmée.

Je pense qu'un discours réel, assumé, honnête sur la question mémorielle est nécessaire. J'observe, avec beaucoup d'inquiétude depuis quelques années, la manière dont le discours religieux s'est greffé sur cette question pour la récupérer et en faire usage, à un point tel que l'on est arrivé à mettre en concurrence – équation acceptée en règle générale par les élites françaises –, et à égalité, la francité et l'islamité. En conséquence, la francité doit justifier et se redéfinir par rapport à une islamité et l'islamité est en train de se définir et de se justifier par rapport à une francité. Cela semble dangereux car, à mon avis, francité et islamité ne devraient pas être mises sur le même pied d'égalité, sinon on acceptera de négocier les deux notions dans le cadre d'un leadership islamiste concurrent. L'islamité est une confession et le résultat d'une histoire. La situation était analogue en Algérie dans les années 1990, quand nous avons accepté des débats avec un leader islamiste discutant de religion avec un leader démocrate. Le leader islamiste est apparu non comme un homme politique, mais comme un représentant de l'orthodoxie et de la vérité alors que le leader démocrate devait toujours se justifier. C'est ce que j'observe actuellement en France.

Deuxièmement, en posant l'islamité comme dépositaire de la mémoire coloniale, nous avons déjà perdu. En effet, nous sommes alors en présence d'un discours de culpabilisation et d'autojustification, et nous avons déjà perdu le débat, les termes du débat n'étant plus égaux. C'est une question très importante.

Par ailleurs, en termes de parole, l'équation est faussée dès le départ, car l'on accepte qu'une communauté puisse être propriétaire et détentrice d'une religion. Nous acceptons ainsi la confusion majeure entre communauté et religiosité, confession ou islamité. À mon avis, nous devrions poser les termes du débat autrement : l'islam est-il une religion universelle ? Dans l'affirmative, cette religion peut être débattue par tout un chacun, à l'image du bouddhisme. Ou l'islam est-il la propriété d'une communauté ? Dans ce cas, elle n'est pas négociable et ne peut pas faire l'objet de débats. Si l'on accepte au départ que la communauté et la confession se confondent absolument, je pense que l'on a perdu les termes de l'autorité sur le débat. Une communauté est une chose, et l'islamité en est une autre. J'ai néanmoins l'impression que l'on a « confessionnalisé » le communautaire en France depuis quelques années. La communauté s'exprime ainsi uniquement par la religiosité ; la seule religion justifie un sentiment d'appartenance à une communauté différente de la communauté nationale. Les communautés et les discours communautaires ont donc été islamisés. Ce n'était pas le cas il y a encore quelques années.

L'expression du communautaire est désormais religieuse. Ce phénomène a participé de la légitimation du leadership islamique sur les communautés et empêché l'émergence d'un autre leadership, capable de réfléchir sur l'identité, l'histoire ou le religieux. Nous, intellectuels issus du Sud, qui parlons de l'islam ou de l'islamité, sommes dans une position assez surréaliste, car nous n'avons pas le droit de parler de cette religion, puisque nous ne disposons pas de légitimité pour ce faire. Cette légitimité a été accaparée par un leadership islamique qui a su en faire usage.

Premièrement je pense que ces éléments doivent être rendus lisibles pour tout un chacun. Quand on est Français, on a le droit de parler d'islam. Cette prérogative n'incombe pas seulement aux Français issus du Maghreb. Deuxièmement, la communauté peut s'exprimer autrement que par la religiosité, la confession. La communauté est un apport à une généalogie, à une histoire malheureuse ou heureuse. « Confessionnaliser » les communautés, c'est aller vers l'impasse. Troisièmement, nous avons délégué le discours sur la mémoire, ou sur le fantasme de la mémoire à un leadership religieux. Ainsi, en évoquant l'islam, nous sommes en situation de culpabilité, de manque de légitimité et de peur.

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Vous venez d'indiquer qu'il importait de ne pas mettre en concurrence francité et islamité. Ces deux qualifications ne sont pas sur un même pied d'égalité. À titre illustratif, quand on constitue une liste électorale se pose la question de savoir si les colistiers positionnent bien leur citoyenneté devant leur confession. Ce réflexe tout à fait justifié risque néanmoins d'être perçu comme islamophobe car il ne se réfère en réalité qu'à une seule religion, même si elle n'est pas directement citée. Le débat peut être rapidement confisqué par cette crainte. Comment pourrions-nous faire, nous les politiques, pour tenir un discours sur ce sujet ? Comment évoquer cette thématique en évitant les polémiques, et surtout en ne heurtant pas nos concitoyens de confession musulmane ?

Ma deuxième question porte sur la confusion entre la communauté et la religion. À cet égard, l'expression « musulmans de France » est souvent employée dans les médias. Cette expression sous-entend que tous les musulmans en France appartiennent à la même catégorie alors que celle de « Français qui sont musulmans » priorise différemment les qualificatifs. Cette confusion entre communauté et religion peut-elle se traduire par des discriminations, des rejets ou des préjugés à l'égard de ces personnes ? Nous devrons en effet trouver des solutions pour que ces personnes qui vivent ce racisme puissent agir sur ce racisme spécifique.

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Kamel Daoud, écrivain et journaliste

N'étant pas un homme politique, je ne peux pas vous préconiser des mesures de politique publique. Je suis, comme d'autres, un intellectuel ayant un lien organique à la France. Comme vous, bien que je sois Algérien, je défends des valeurs incarnées par l'Occident, celles de la liberté, du droit au corps, du droit à la jouissance, et qui sont dites « occidentales ». Les élites islamistes et conservatrices concurrentes dans mon pays natal développent un discours d'attaques, d'agressivité, et de délégitimation envers les personnes comme moi en affirmant : « n'écoutez pas de telles personnes qui défendent des valeurs occidentales, mais écoutez-nous qui représentons l'authenticité et les valeurs de notre pays ». Ce discours se greffe sur un autre discours, celui de la mémoire. En effet, celui qui défend des valeurs occidentales est regardé comme un traître par rapport aux élites locales considérant que seules les valeurs nationales sont authentiques Je suis, avec d'autres défendant les valeurs incarnées par l'occident, dans une position, difficile mais féconde, permettant de mettre à distance les illusions des pays d'origine et d'adoption.

Vous évoquiez la problématique du « comment parler ? ». Ce que préconisait Camus en son temps, c'est de bien nommer les choses. Je pense que le génie politique consiste à trouver les mots pour dire les choses simplement. En France, j'ai remarqué que beaucoup de tensions relatives à certaines problématiques viennent du fait que, pour certaines thématiques, nous n'avons pas trouvé les paroles justes. Nous savons tous que les fascismes, les radicalismes sont en avance par rapport à nous sur le choix des mots et commencent par les accaparer et les définir.

Prenons le terme « islamophobie ». Lorsque je l'entends je suis malheureux et souris de l'ironie des choses. Dans le mot islamophobie, il y a le mot « phobie », qui exprime que des gens ont peur ou ne comprennent pas. Il s'agirait, si je traduis le terme de façon naïve, du réflexe de personnes qui ont peur de l'islam et ne le comprennent pas. Il est légitime de définir l'islamophobie ainsi, mais nous en arrivons tous à accepter une définition faussée. En effet, le phénomène porte sur la haine de l'islam, alors que le terme islamophobie est composé du mot « phobie ». La presse islamiste dans le Maghreb traduit le terme islamophobie par l'expression « karahiya al'islam », qui signifie en fait la détestation de l'islam. Il est extraordinaire qu'encore une fois, les élites islamiques aient pu poser les termes d'une définition qui fait leur jeu. La définition de l'islamophobie est traduite vers une opinion locale comme une détestation de l'islam. Aussi, dès le début, s'il n'est pas possible de s'entendre sur ce qu'on souhaite dire par « islamophobie », on a déjà perdu, puisqu'on a laissé l'autorité de la définition à des élites politiques concurrentes.

Ceci vaut pour d'autres termes, comme le terme « laïcité ». La laïcité n'a pas la même définition de part et d'autre. La laïcité en France signifie la séparation de la religion et de l'État. C'est la définition classique et traditionnelle de la laïcité. Au sein de certains pays du Sud, la laïcité est définie par les islamistes comme le refus et le rejet de l'islam. Or ces islamistes se trouvent dans une position d'autorité sur la définition du mot « laïcité ». Quand on veut vous interdire la parole et déclarer que vous êtes apostat, dans un pays comme l'Algérie, on dit que vous êtes un laïc, c'est-à-dire que vous êtes antimusulmans. Les définitions de la laïcité sont donc totalement contradictoires, l'une traduit la séparation de la religion et de l'État, alors que l'autre évoque le rejet d'une religion par l'État.

Le terme « laïcité » bute également sur la représentation de la mémoire. À titre illustratif, pour un islamiste, l'islam n'a jamais été aussi fort qu'à l'époque des empires d'autrefois, quand religion et État étaient confondus. Aussi, sur la laïcité, les conclusions sont-elles antinomiques : d'un côté, un pays souhaite séparer l'État de la religion pour préserver l'un et l'autre, et d'un autre, les imaginaires considèrent qu'ils n'ont jamais été aussi forts que lorsque la religion et l'État n'étaient pas séparés. Pour ces derniers, séparer la religion de l'État revient à leur retirer le seul moyen d'être fort, digne, propriétaire du monde, d'être en position de souveraineté et de puissance. Leur demander de séparer religion et État revient, à leur avis, à les déposséder d'un instrument de reconquête des pouvoirs. Il existe donc deux imaginaires, deux univers en contradiction totale. Cela fausse totalement le discours politique. Un homme politique défendant la laïcité sera face à des individus sous l'autorité d'autres personnes leur indiquant que la demande de ne pas évoquer leur religion en public vise à les affaiblir et à trahir leurs origines. C'est pour cette raison que le discours sur la laïcité ne fonctionne pas.

La réflexion vaut pour d'autres termes encore. Prenons le mot « féministe ». Depuis quelques années en Algérie, le terme ne signifie pas la lutte pour les droits de la femme, mais la licence des mœurs ou la prostitution. Et dans des aires culturelles qui sont en proie au conservatisme le plus dur, le terme féminisme ne définit plus, en Algérie, en Tunisie, au Maroc ou ailleurs, une lutte pour des droits, mais une sorte de trahison des codes sociaux du pays.

Il existe tout un dictionnaire de mots définis par les radicalismes et les fascismes émergents, ce qui fait que le politique en France se retrouve démuni. Vous avez rappelé une expression que je trouve malheureuse, et insultante quelque part aussi, celle de « musulmans de France ». Elle ne veut rien dire, ou plutôt dit le contraire de ce qu'elle devrait dire. Il y a des musulmans culturels par héritage, des musulmans par acte de foi, par pratique, etc. Mais la définition de cette communauté par le terme « musulmans de France » pousse à une certaine radicalisation, c'est-à-dire qu'un individu identifié comme un musulman de France sera plus musulman que Français. Je suis donc d'accord avec vos propos, Madame Abadie.

C'est pour ces raisons, qu'à mon sens, l'intellectuel a une responsabilité majeure – que ce soit l'intellectuel français d'origine, ou l'intellectuel originaire d'autres pays –, celle de tenter de définir et de bien nommer les choses. Si nous arrivons à trouver les mots, nous arriverons à trouver les moyens d'agir, mais, pour le moment, nous en sommes à l'impuissance, à la dépossession de la définition des mots, qui appartient, pour le moment, aux radicalismes concurrents. Ce sont eux qui définissent les choses, et tant que nous nous trouvons dans cette situation, nous sommes en situation de réaction plutôt que d'action.

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Je vous remercie de ces propos extrêmement éclairants, monsieur Kamel Daoud. Pour ma part, je souhaitais rebondir sur la question de la mémoire. Nous avons une difficulté avec cela, et une difficulté à reconnaître toute la mémoire. La reconnaissance de l'esclavage n'a été que récente, comme celle d'autres faits majeurs de notre histoire. J'ai à l'esprit les commémorations qui ont eu lieu très récemment ; en 1870, « ça tombait comme à Gravelotte ». L'expression renvoie au fait que de nombreux soldats prussiens et français sont tombés. Et y compris au sein de la population mosellane, peu savent que des zouaves algériens se sont battus pour protéger Lens, et ont été sacrifiés. Beaucoup d'entre eux l'ont été à l'occasion de la Première ou de la Seconde Guerre mondiale, notamment dans l'est de la France, et il reste donc un travail de mémoire important, qui participe de la construction d'une certaine forme d'appartenance à une communauté nationale. Cela doit passer notamment par l'éducation.

Je souhaitais rebondir sur un sondage du Figaro, paru ce matin, portant sur les jeunes musulmans, et indiquant qu'un certain nombre d'entre eux ne se reconnaissent pas forcément comme étant d'abord Français, mais plutôt comme étant d'abord musulmans. Me revenait à l'esprit une interrogation – exprimée par certains élus politiques, mais aussi associatifs –, affirmant que le choix politique devant être fait est celui de l'assimilation, car l'intégration républicaine n'a pas, ou très peu fonctionné, ces dix, quinze, vingt ou trente dernières années. Je souhaitais avoir votre avis à ce sujet.

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Kamel Daoud, écrivain et journaliste

Je ne peux pas répondre avec efficacité à cette question. J'observe de loin et de près l'actualité française, son histoire et la façon que la France a de s'interroger et de revenir sur ses passés pluriels, et en même temps j'observe ce qu'il se passe dans le monde qu'on appelle arabe, surtout le Maghreb, et de quelle manière cela impacte la France. Mais je ne peux pas avoir un avis tranché sur les politiques d'intégration ou d'assimilation que je n'ai pas vécues. Ce que je sais, vois et constate toutefois, c'est qu'il existe un impact direct sur la représentation du pays d'origine, les imaginaires liés au pays d'origine, ou les imaginaires confectionnés pour certains besoins à propos de l'histoire, et non à partir de celle-ci.

Je suis d'accord avec vous s'agissant de la nécessité de restaurer les généalogies de la France et ses histoires plurielles. Il s'agit d'une question de sécurité, de stabilité et d'avenir pour la France. Il importe d'accepter et d'assumer toutes ces histoires plurielles qu'elles soient fragiles ou malheureuses, car cela peut aussi rétablir une forme de vérité dans le lien, souvent fantasmé, avec le pays d'origine. Actuellement, l'on se définit davantage en termes de religion, d'appartenance, de négociation vis-à-vis de la francité que par rapport à une maghrébinité d'origine. On accepte que l'islam soit défini également par rapport à une orthodoxie d'origine ; on refuse que la question soit propre à la France, mais l'on accepte d'en déléguer la représentation et la gestion par l'islam consulaire, les imans que l'on importe d'un pays d'origine. D'un côté, il est demandé à une communauté de s'intégrer, mais, d'un autre, ses référents sont définis par rapport à un pays d'origine. Nous faisons face à une forme de contradiction, qui m'a surpris à ses débuts.

En parallèle, comme je l'indiquais en début d'audition, nous posons l'islamité (une confession) face à la francité (une appartenance). Nous nous trouvons dans cette situation de contradiction assez surprenante. Aussi, je ne peux pas répondre à votre question, car je n'ai pas d'avis tranché à son endroit, mais ce qui me surprend c'est la volonté en France de définir une assimilation ou une intégration tout en posant des valeurs de référence à une communauté extérieure à la France : la culture, l'authenticité et l'islam sont définis par rapport à un pays d'origine, de manière exogène. Il existe, à mon sens, une contradiction de fond. Soit il faut dire que l'islam est français et géré en France, soit il faut dire que l'islam n'est pas français : et de fait, ces communautés ne sont plus françaises ; c'est l'échec absolu de toute politique d'intégration ou d'assimilation.

À cet égard, il me semble extraordinaire que le ministre algérien des Affaires religieuses puisse avoir un avis sur l'islam de France, comme si la France et l'Algérie avaient accepté que l'islam de France soit géré par délégation. Je ne comprends pas pour quelle raison chaque réforme ou tentative de réflexion ouverte sur l'islam de France soit l'occasion d'inviter, comme autorités, les élites religieuses de pays non français. C'est une contradiction incompréhensible. Il n'est pas possible de poser un débat d'autorité sur l'islam de France si l'on accepte que le référent soit exogène, et qu'un pays comme l'Algérie – parce qu'il y a une communauté algérienne installée en France – puisse décider, ou avoir un avis sur cette islamité. Ces contradictions profondes produisent un discours d'intégration ou d'assimilation incohérent, car alors celui est né là-bas, qui vient d'ailleurs, a toujours le statut d'invité identitaire plutôt qu'une identité à part entière.

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Je vous remercie infiniment, monsieur Daoud d'avoir répondu à nos questions, c'était un honneur et un plaisir de vous recevoir.

La séance est levée à 9 heures 55.

Membres présents ou excusés

Mission d'information sur l'émergence et l'évolution des différentes formes de racisme et les réponses à y apporter

Réunion du mercredi 9 septembre 2020 à 9 h 05

Présents. - Mme Caroline Abadie, Mme Stéphanie Atger, M. Belkhir Belhaddad, M. Bertrand Bouyx, Mme Nathalie Sarles, Mme Marie Tamarelle-Verhaeghe