Intervention de Kamel Daoud

Réunion du mercredi 9 septembre 2020 à 9h00
Mission d'information sur l'émergence et l'évolution des différentes formes de racisme et les réponses à y apporter

Kamel Daoud, écrivain et journaliste :

N'étant pas un homme politique, je ne peux pas vous préconiser des mesures de politique publique. Je suis, comme d'autres, un intellectuel ayant un lien organique à la France. Comme vous, bien que je sois Algérien, je défends des valeurs incarnées par l'Occident, celles de la liberté, du droit au corps, du droit à la jouissance, et qui sont dites « occidentales ». Les élites islamistes et conservatrices concurrentes dans mon pays natal développent un discours d'attaques, d'agressivité, et de délégitimation envers les personnes comme moi en affirmant : « n'écoutez pas de telles personnes qui défendent des valeurs occidentales, mais écoutez-nous qui représentons l'authenticité et les valeurs de notre pays ». Ce discours se greffe sur un autre discours, celui de la mémoire. En effet, celui qui défend des valeurs occidentales est regardé comme un traître par rapport aux élites locales considérant que seules les valeurs nationales sont authentiques Je suis, avec d'autres défendant les valeurs incarnées par l'occident, dans une position, difficile mais féconde, permettant de mettre à distance les illusions des pays d'origine et d'adoption.

Vous évoquiez la problématique du « comment parler ? ». Ce que préconisait Camus en son temps, c'est de bien nommer les choses. Je pense que le génie politique consiste à trouver les mots pour dire les choses simplement. En France, j'ai remarqué que beaucoup de tensions relatives à certaines problématiques viennent du fait que, pour certaines thématiques, nous n'avons pas trouvé les paroles justes. Nous savons tous que les fascismes, les radicalismes sont en avance par rapport à nous sur le choix des mots et commencent par les accaparer et les définir.

Prenons le terme « islamophobie ». Lorsque je l'entends je suis malheureux et souris de l'ironie des choses. Dans le mot islamophobie, il y a le mot « phobie », qui exprime que des gens ont peur ou ne comprennent pas. Il s'agirait, si je traduis le terme de façon naïve, du réflexe de personnes qui ont peur de l'islam et ne le comprennent pas. Il est légitime de définir l'islamophobie ainsi, mais nous en arrivons tous à accepter une définition faussée. En effet, le phénomène porte sur la haine de l'islam, alors que le terme islamophobie est composé du mot « phobie ». La presse islamiste dans le Maghreb traduit le terme islamophobie par l'expression « karahiya al'islam », qui signifie en fait la détestation de l'islam. Il est extraordinaire qu'encore une fois, les élites islamiques aient pu poser les termes d'une définition qui fait leur jeu. La définition de l'islamophobie est traduite vers une opinion locale comme une détestation de l'islam. Aussi, dès le début, s'il n'est pas possible de s'entendre sur ce qu'on souhaite dire par « islamophobie », on a déjà perdu, puisqu'on a laissé l'autorité de la définition à des élites politiques concurrentes.

Ceci vaut pour d'autres termes, comme le terme « laïcité ». La laïcité n'a pas la même définition de part et d'autre. La laïcité en France signifie la séparation de la religion et de l'État. C'est la définition classique et traditionnelle de la laïcité. Au sein de certains pays du Sud, la laïcité est définie par les islamistes comme le refus et le rejet de l'islam. Or ces islamistes se trouvent dans une position d'autorité sur la définition du mot « laïcité ». Quand on veut vous interdire la parole et déclarer que vous êtes apostat, dans un pays comme l'Algérie, on dit que vous êtes un laïc, c'est-à-dire que vous êtes antimusulmans. Les définitions de la laïcité sont donc totalement contradictoires, l'une traduit la séparation de la religion et de l'État, alors que l'autre évoque le rejet d'une religion par l'État.

Le terme « laïcité » bute également sur la représentation de la mémoire. À titre illustratif, pour un islamiste, l'islam n'a jamais été aussi fort qu'à l'époque des empires d'autrefois, quand religion et État étaient confondus. Aussi, sur la laïcité, les conclusions sont-elles antinomiques : d'un côté, un pays souhaite séparer l'État de la religion pour préserver l'un et l'autre, et d'un autre, les imaginaires considèrent qu'ils n'ont jamais été aussi forts que lorsque la religion et l'État n'étaient pas séparés. Pour ces derniers, séparer la religion de l'État revient à leur retirer le seul moyen d'être fort, digne, propriétaire du monde, d'être en position de souveraineté et de puissance. Leur demander de séparer religion et État revient, à leur avis, à les déposséder d'un instrument de reconquête des pouvoirs. Il existe donc deux imaginaires, deux univers en contradiction totale. Cela fausse totalement le discours politique. Un homme politique défendant la laïcité sera face à des individus sous l'autorité d'autres personnes leur indiquant que la demande de ne pas évoquer leur religion en public vise à les affaiblir et à trahir leurs origines. C'est pour cette raison que le discours sur la laïcité ne fonctionne pas.

La réflexion vaut pour d'autres termes encore. Prenons le mot « féministe ». Depuis quelques années en Algérie, le terme ne signifie pas la lutte pour les droits de la femme, mais la licence des mœurs ou la prostitution. Et dans des aires culturelles qui sont en proie au conservatisme le plus dur, le terme féminisme ne définit plus, en Algérie, en Tunisie, au Maroc ou ailleurs, une lutte pour des droits, mais une sorte de trahison des codes sociaux du pays.

Il existe tout un dictionnaire de mots définis par les radicalismes et les fascismes émergents, ce qui fait que le politique en France se retrouve démuni. Vous avez rappelé une expression que je trouve malheureuse, et insultante quelque part aussi, celle de « musulmans de France ». Elle ne veut rien dire, ou plutôt dit le contraire de ce qu'elle devrait dire. Il y a des musulmans culturels par héritage, des musulmans par acte de foi, par pratique, etc. Mais la définition de cette communauté par le terme « musulmans de France » pousse à une certaine radicalisation, c'est-à-dire qu'un individu identifié comme un musulman de France sera plus musulman que Français. Je suis donc d'accord avec vos propos, Madame Abadie.

C'est pour ces raisons, qu'à mon sens, l'intellectuel a une responsabilité majeure – que ce soit l'intellectuel français d'origine, ou l'intellectuel originaire d'autres pays –, celle de tenter de définir et de bien nommer les choses. Si nous arrivons à trouver les mots, nous arriverons à trouver les moyens d'agir, mais, pour le moment, nous en sommes à l'impuissance, à la dépossession de la définition des mots, qui appartient, pour le moment, aux radicalismes concurrents. Ce sont eux qui définissent les choses, et tant que nous nous trouvons dans cette situation, nous sommes en situation de réaction plutôt que d'action.

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