Intervention de Kamel Daoud

Réunion du mercredi 9 septembre 2020 à 9h00
Mission d'information sur l'émergence et l'évolution des différentes formes de racisme et les réponses à y apporter

Kamel Daoud, écrivain et journaliste :

De loin, mais en étant également lié à la France, j'observe ces discours concurrentiels sur la mémoire, le communautaire et l'identité. Cette montée de discours et de radicalités me semble très dangereuse. J'ai tendance à penser qu'il s'agit, non d'une concurrence réelle de mémoires, mais d'un fantasme sur la mémoire, de représentations irréelles, auxquelles nous n'avons pas accès et qui sont de même valeur que le sentiment de nostalgie que l'on éprouve pour un pays d'origine que l'on ne visite presque jamais. Il s'agit d'une mémoire fantasmée, ou d'un fantasme de mémoire, plutôt que d'une concurrence mémorielle. Je suis de ceux qui pensent que la question de la mémoire doit être réglée pour éviter les possibilités d'instrumentalisation d'une mémoire fantasmée.

Je pense qu'un discours réel, assumé, honnête sur la question mémorielle est nécessaire. J'observe, avec beaucoup d'inquiétude depuis quelques années, la manière dont le discours religieux s'est greffé sur cette question pour la récupérer et en faire usage, à un point tel que l'on est arrivé à mettre en concurrence – équation acceptée en règle générale par les élites françaises –, et à égalité, la francité et l'islamité. En conséquence, la francité doit justifier et se redéfinir par rapport à une islamité et l'islamité est en train de se définir et de se justifier par rapport à une francité. Cela semble dangereux car, à mon avis, francité et islamité ne devraient pas être mises sur le même pied d'égalité, sinon on acceptera de négocier les deux notions dans le cadre d'un leadership islamiste concurrent. L'islamité est une confession et le résultat d'une histoire. La situation était analogue en Algérie dans les années 1990, quand nous avons accepté des débats avec un leader islamiste discutant de religion avec un leader démocrate. Le leader islamiste est apparu non comme un homme politique, mais comme un représentant de l'orthodoxie et de la vérité alors que le leader démocrate devait toujours se justifier. C'est ce que j'observe actuellement en France.

Deuxièmement, en posant l'islamité comme dépositaire de la mémoire coloniale, nous avons déjà perdu. En effet, nous sommes alors en présence d'un discours de culpabilisation et d'autojustification, et nous avons déjà perdu le débat, les termes du débat n'étant plus égaux. C'est une question très importante.

Par ailleurs, en termes de parole, l'équation est faussée dès le départ, car l'on accepte qu'une communauté puisse être propriétaire et détentrice d'une religion. Nous acceptons ainsi la confusion majeure entre communauté et religiosité, confession ou islamité. À mon avis, nous devrions poser les termes du débat autrement : l'islam est-il une religion universelle ? Dans l'affirmative, cette religion peut être débattue par tout un chacun, à l'image du bouddhisme. Ou l'islam est-il la propriété d'une communauté ? Dans ce cas, elle n'est pas négociable et ne peut pas faire l'objet de débats. Si l'on accepte au départ que la communauté et la confession se confondent absolument, je pense que l'on a perdu les termes de l'autorité sur le débat. Une communauté est une chose, et l'islamité en est une autre. J'ai néanmoins l'impression que l'on a « confessionnalisé » le communautaire en France depuis quelques années. La communauté s'exprime ainsi uniquement par la religiosité ; la seule religion justifie un sentiment d'appartenance à une communauté différente de la communauté nationale. Les communautés et les discours communautaires ont donc été islamisés. Ce n'était pas le cas il y a encore quelques années.

L'expression du communautaire est désormais religieuse. Ce phénomène a participé de la légitimation du leadership islamique sur les communautés et empêché l'émergence d'un autre leadership, capable de réfléchir sur l'identité, l'histoire ou le religieux. Nous, intellectuels issus du Sud, qui parlons de l'islam ou de l'islamité, sommes dans une position assez surréaliste, car nous n'avons pas le droit de parler de cette religion, puisque nous ne disposons pas de légitimité pour ce faire. Cette légitimité a été accaparée par un leadership islamique qui a su en faire usage.

Premièrement je pense que ces éléments doivent être rendus lisibles pour tout un chacun. Quand on est Français, on a le droit de parler d'islam. Cette prérogative n'incombe pas seulement aux Français issus du Maghreb. Deuxièmement, la communauté peut s'exprimer autrement que par la religiosité, la confession. La communauté est un apport à une généalogie, à une histoire malheureuse ou heureuse. « Confessionnaliser » les communautés, c'est aller vers l'impasse. Troisièmement, nous avons délégué le discours sur la mémoire, ou sur le fantasme de la mémoire à un leadership religieux. Ainsi, en évoquant l'islam, nous sommes en situation de culpabilité, de manque de légitimité et de peur.

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