. Lorsque j'ai été reçu il y a quelques mois dans le cadre des débats relatifs à la résolution dite Maillard, j'ai demandé qu'un travail soit mené à l'Assemblée nationale afin de sortir d'une situation dans laquelle existent des émotions très fortes, des logiques idéologiques, et des méthodes de lutte établissant des comparaisons dans les degrés de victimisation ou faisant preuve d'une forme de perversité.
Depuis deux ans, SOS Racisme a mis en place un projet intitulé « Salam, Shalom, Salut », issu de la manifestation consécutive au meurtre de Mireille Knoll, au cours de laquelle une élue d'extrême droite est venue dire combien elle avait toujours été opposée à l'antisémitisme musulman. Nous en avions tiré la conclusion que ce discours corroborait ce que nous voyions depuis plusieurs années, et de façon de plus en plus insistante depuis plusieurs mois, c'est-à-dire que la lutte contre l'antisémitisme pouvait être utilisée pour « taper » sur les arabo-musulmans, et que le racisme subi par les arabo-musulmans pouvait être utilisé pour vilipender les Juifs. Il s'agit là de perversités extrêmes qui affaiblissent la lutte antiraciste et sa crédibilité. Nous avons donc instauré, avec des jeunes juifs et arabes au départ, ce tour de France. Nous avons élargi la problématique à la circulation d'autres passions identitaires, puisque nous traitions aussi de ces passions identitaires qui peuvent être exploitées politiquement à des fins extrêmement dangereuses. Ceci est un premier élément pour répondre à votre question sur les fracturations, qui ne sont pas nouvelles dans la lutte.
Le deuxième élément que je voulais évoquer concerne la montée, dont on s'inquiète beaucoup dans le débat public, des tensions et des logiques identitaires venant des minorités, et qui ont été fortement mises en scène lors des manifestations consécutives au meurtre de George Floyd. La question identitaire émerge en France depuis plusieurs années, avec la tentative de l'extrême droite de relégitimer un discours malveillant et raciste qui se déploie fortement sur les réseaux sociaux, mais pas seulement. On vilipende beaucoup les réseaux sociaux, mais je remarque que les conditions du débat public se dégradent également. C'est sur les chaînes de télévision – l'actualité récente l'a montré, à travers certains mercatos ou tentatives de mercatos – qui sont censées être traversées par la déontologie, contrairement aux personnes individuelles qui peuvent épancher leur haine, leur peur, leur passion ou leur perversion sur les réseaux sociaux, que nous assistons à une dégradation spectaculaire du débat public et à une mise en scène des tensions. Cette dernière a ceci de problématique qu'elle donne une vision très déformée de ce qu'est le réel. Ce sont les positions extrêmes qui vont fonctionner, qui vont « créer le buzz ». Déclarer que l'on est contre le racisme et l'antisémitisme, et pour le vivre-ensemble, cela « n'excite » pas beaucoup d'individus sur les réseaux sociaux. Être dans la concurrence, dans l'insulte, dans l'invective et dans l'étalement des passions sans le souci d'un débat rationnel (comportement qui envahit désormais des espaces qui devraient être des espaces journalistiques) crée davantage de « buzz ».
Des questions se posent en dehors de celles de l'organisation et de la dégradation du débat public. La France est traversée par ces passions identitaires qui semblent se réveiller, ou en tout cas s'exprimer depuis plusieurs années. Je l'analyse de plusieurs façons.
Tout d'abord, il existe en France un rapport à l'histoire très problématique, avec, bien souvent, une négation des conséquences du passé historique. Dès que l'on parle du passé colonial, du passé esclavagiste, on se retrouve avec des personnes qui ne veulent pas en discuter et considèrent que ces sujets n'ont aucune conséquence sur l'actualité – ce qui est faux – ou avec des personnes selon qui tout est colonial, ce qui ne permet pas de constituer un espace de débat qui pourrait traiter des passions historiques extrêmement lourdes. Être une ancienne nation esclavagiste, ce n'est pas rien. Quand on est Antillais, la matrice de la société à laquelle on appartient est l'esclavage. S'il n'y a pas d'esclavage, il n'y a pas d'Antillais. Cela n'est pas neutre en matière de construction identitaire, et entraîne des passions, des constructions, des rancœurs éventuellement. Le passé colonial de la France a évidemment des conséquences. Si l'on est d'origine algérienne, il n'est pas évident de se positionner par rapport à la France, puisque c'est l'ancienne puissance coloniale. Les récits familiaux peuvent affirmer « On a mis le colon dehors », et pourtant on est chez le colon. Si l'on n'entend pas que ce passé reste agissant, qu'il est extrêmement violent sur le plan physique, symbolique, et sur le plan des hiérarchies que cela peut entraîner – je pense notamment aux sociétés domiennes – nous ne nous situons pas dans un espace où le sujet peut être traité.
Ce qui est intéressant, lorsque l'on parle en vis-à-vis avec les personnes les plus « excitées », d'un bord ou de l'autre, c'est qu'elles se retrouvent rapidement autour des mêmes positions. Elles admettront que le débat est passionné, qu'il faudrait pouvoir en parler. Dès que l'on est dans un espace public avec plus de trois personnes, tout se passe comme avec un secret de famille dans le film Festen. Tout le monde sait quel est le sujet sensible : soit c'est le silence, soit cela explose. Il est très difficile d'avoir un espace de débat qui permette de traiter de ces systèmes de représentation, de ces passions historiques, d'essayer de les canaliser par de la rationalité, de construire un chemin pour aller vers le vivre-ensemble, et de traiter de ce que cela a pu entraîner en matière d'inégalités persistantes.
Cette situation n'est pas sans réponse. Je suis membre du conseil d'orientation de la Fondation nationale pour la mémoire et l'histoire de l'esclavage, qui a peut-être été reçue dans cette instance. Des actions sont mises en œuvre, mais souvent à reculons, et avec un portage politique qui n'est pas au rendez-vous. Cette Fondation existe, elle est toute neuve, mais je crains que cela ne soit pas suffisamment saisi politiquement.
Lorsque l'on est confronté à des logiques de racisme, la reconnaissance du racisme est essentielle. Des manifestations ont eu lieu à la suite du meurtre de George Floyd. SOS Racisme avait initié un grand appel, avec 300 organisations et personnalités, dès le début du mois de mai, sur la question du racisme au sein de la police, après que le mot « bicot » avait été prononcé par des policiers à L'Île-Saint-Denis. Je suis moi-même fonctionnaire, enseignant. Nier le problème n'est pas possible. On ne peut pas faire comme si tout cela était anecdotique. C'est grave, extrêmement grave. SOS Racisme n'est pas anti-police, tant s'en faut. Nous préférons d'ailleurs la police aux milices – puisque sans la police, c'est ce à quoi nous aboutirions ; et avec des milices, les garanties de traitement dignes et égalitaires seraient, bien entendu, évanescentes.
Une institution doit être exemplaire. Ce n'est pas le cas. Nous avons parfois tendance, en France, à ne pas être capables d'aborder des problèmes que rencontrent beaucoup de pays. Citons les exemples spectaculaires de la Grande-Bretagne, ou des États-Unis. Il y a vingt-trois ans, la Grande-Bretagne a mis en place la commission McPherson pour traiter de ce sujet. La Grande-Bretagne est toujours là, elle n'a pas sombré dans la mer du Nord. On nous annonce à chaque fois qu'ouvrir certains champs entraînerait des catastrophes, mais les catastrophes ne surviennent jamais. Les personnes d'origine maghrébine ou subsaharienne ne sont pas contre la police. Elles ont envie d'une police qui les traite, leurs enfants et eux, de façon digne et égalitaire. Nous n'entretenons aucune naïveté sur le fait que la délinquance existe, que la vie est dure dans les quartiers populaires, que le trafic de drogue est présent, que l'on n'est pas face à des poètes, qu'il n'y a pas que des innocents arrêtés par la police. Les habitants n'en sont pas dupes non plus. Il est extrêmement violent de constater que lorsque le racisme s'exprime, lorsque des preuves incroyables de racisme dans la police apparaissent, lorsque des policiers eux-mêmes témoignent qu'ils sont victimes de racisme, on est plutôt face à une absence de réponse. Comment est-il possible que des fonctionnaires, Noirs ou Arabes, dénoncent le fait qu'ils sont victimes de racisme dans la police, et qu'il n'y ait pas un seul mot officiel à leur égard ? C'est stupéfiant. Je suis enseignant, et je trouve cela incroyable.
L'État dit au reste de la société « Le racisme, ce n'est pas bien » ; mais quand cela concerne ses corps de fonctionnaires, il se comporte comme le ferait une PME de l'Isère qui viendrait de sortir d'un testing défavorable de SOS Racisme et qui devrait répondre au Dauphiné Libéré. Un peu de dignité, tout de même ! L'État a le droit de prendre cela à sa charge, à sa responsabilité. Nous savons très bien que la République est toujours à parfaire. Un signe de l'État serait formidable ; il n'y en a pas eu pour l'instant – j'en ai parlé d'ailleurs à Élisabeth Moreno il y a quelques jours. Si cela ne se règle pas dans le cadre des institutions républicaines, pourquoi s'étonner que toute une série d'acteurs déclarent que rien ne se réglera dans ce cadre ? Si le problème ne peut être réglé et que l'on est confronté au silence, on se trouvera face à des formes de défiance vis-à-vis des institutions. Les associations antiracistes sont en relation et en dialogue avec les institutions. Si les institutions ne sont jamais en mesure de répondre à leurs interpellations, la conséquence est que les gens diront aux associations que ce travail ne sert à rien, qu'elles-mêmes sont soit « complices » soit « bouffons », et ils entendront procéder autrement. Les mauvais génies peuvent venir aviver les passions et les sentiments d'humiliation, affirmer que la situation est bouchée, que cela ne peut pas avancer – ce qui est faux, la France d'aujourd'hui n'étant pas la France d'il y a trente ans.
Ce n'est pas parce qu'il y a moins de violences racistes en France qu'il faudrait se satisfaire de la situation. J'entends souvent des gens me dire en off : « Quand même, leurs parents étaient plus calmes qu'eux, alors qu'ils subissaient plus. » Mon père vient du Togo. Je suis né en France, à Valenciennes. Que l'on me dise que cela était pire pour mon père ne peut pas constituer une réponse. Si j'ai été discriminé en raison de ma couleur de peau, je ne vais pas relativiser ma situation en me disant ce que se disait mon père : « De toute façon, c'est mieux d'être en France qu'au Togo. » Évidemment, la première génération peut se dire : « Ce n'est pas mon pays. C'est mieux ici qu'ailleurs, et ce sera mieux pour mes enfants. C'est d'ailleurs pour cela que je suis venu. »
Nous sommes constamment renvoyés – parfois sous des dehors formellement républicains – à la thématique de l'échec de l'intégration. Qu'il y ait des ratés de l'intégration, cela ne fait pas de doute, mais l'immense majorité des personnes d'origine maghrébine ou subsaharienne, jusqu'à preuve du contraire, sont parfaitement intégrées à la République. Nous le voyons dans l'adhésion aux différentes valeurs. Qu'il y ait des tendances régressives ou réactionnaires au sein de ces populations, c'est certain ; cela a toujours existé et existera toujours. Un angle d'attaque consiste, ces dernières années, à énormément s'inquiéter de ce que l'on appelle les « dérives de l'antiracisme », si tant est que ceux qui sont mis sous la coupe soient des antiracistes. Certains sont des racialistes, dont je ne vois pas pourquoi ils seraient à classer parmi les antiracistes sur le plan de la rigueur intellectuelle.
La question des « dérives de l'antiracisme » peut être discutée, puisqu'il faut se montrer très rigoureux sur ces sujets qui brassent des passions gigantesques et anciennes, mais elle ne peut pas devenir l'aspect central des préoccupations dès que l'on parle de racisme. Dès que l'on aborde cette question du racisme, le débat public soulève le problème de l'antiracisme, et on ne parle plus que de cela. Il s'agit d'un phénomène d'évitement, qui ne fait que nourrir ce que l'on prétend combattre. Je suis content qu'existent ces espaces, qui permettent de placer les projecteurs là où ils doivent l'être, dans leur complexité. La question des dérives peut être traitée, puisque la façon dont on lutte contre un phénomène n'est pas neutre.