Mission d'information sur l'émergence et l'évolution des différentes formes de racisme et les réponses à y apporter

Réunion du mercredi 9 septembre 2020 à 11h00

Résumé de la réunion

Les mots clés de cette réunion

  • discours
  • passion
  • racisme
Répartition par groupes du travail de cette réunion de commission

  En Marche    Les Républicains  

La réunion

Source

La mission d'information procède à l'audition, ouverte à la presse, de M. Dominique Sopo, président de SOS Racisme, et Mme Pauline Birolini, responsable du pôle juridique.

La séance est ouverte à 11 heures 15.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

. Monsieur le président, Madame, Madame la rapporteure, notre mission d'information a été créée par la Conférence des présidents de l'Assemblée nationale le 3 décembre 2019. Elle est donc assez antérieure à l'actualité qui nous anime depuis plusieurs semaines, sur le territoire national comme dans le paysage international.

Nos travaux visent à produire un rapport qui actualisera une question qui s'est posée depuis des mois, voire des années, et qui porte sur les différentes formes de racisme émergentes dans une société marquée par la radicalité et la disparition de la nuance, comme nos premières auditions nous l'ont montré. Ils visent également à proposer modestement des mesures et des pistes de réflexion qui pourraient rendre plus effective la lutte contre le racisme dans toutes ses dimensions. C'est une question que vous connaissez bien. Si nous en sommes encore à nous demander comment lutter contre le racisme, c'est qu'il reste encore du chemin à parcourir, notamment en associant les travaux des acteurs de terrain que sont les associations qui luttent quotidiennement, à l'échelle nationale ou dans leurs composantes locales, contre le racisme.

Nous aimerions avoir votre vision sur l'état actuel des questions liées au racisme dans notre société, mais aussi, à la lumière de l'actualité récente, sur la question sensible et centrale de la fracturation de la lutte contre le racisme, de la montée des revendications identitaires, qui semblent annihiler ou en tout cas contraindre le discours de lutte contre le racisme, et notamment le discours universaliste républicain.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

. Nous avons commencé nos travaux fin juin-début juillet, en ayant à cœur de comprendre notre mission et de la délimiter, car ce champ est très vaste. Nous avons rencontré beaucoup d'universitaires (historiens, sociologues), la Commission nationale consultative des droits de l'homme (CNCDH) et d'autres organismes qui nous ont renseignés sur le phénomène du racisme et sur ses mécanismes. Vous êtes la première association que nous rencontrons.

M. le président a rappelé que nous étions très attachés à l'universalisme ; je pense que c'est votre cas également. Votre association justifiant de plusieurs décennies d'expérience, il sera intéressant d'avoir votre « regard sur le rétroviseur », de savoir comment vous agissez, en ayant à cœur l'universalisme, et de savoir si vos modes d'action ont évolué au cours de ces décennies.

Georges Sabagh, de l'Institut national d'études démographiques (INED) nous expliquait que certains actes et propos relevant du racisme répondaient à des croyances – bien sûr erronées – sur l'existence de races et de différences entre les êtres humains ; que d'autres répondaient à une dimension émotionnelle, contre laquelle chacun d'entre nous doit parfois lutter ; et qu'il existait un racisme qui a lui aussi conduit cette génération à descendre dans la rue en mai dernier. Il s'agit là d'un racisme issu de discriminations, probablement involontaire, certains le qualifient d'institutionnel, et qui fait autant de dégâts – sinon plus. Est-il possible de hiérarchiser ces formes de racisme ? Votre association parvient-elle à lutter sur chacun de ces axes ? Comment vous y prenez-vous ?

La concurrence des luttes nous intéresse également. Des mouvements indigénistes prennent de plus en plus de place dans les médias. Cette concurrence dans la reconnaissance du racisme n'induit-elle pas une autre sorte de racisme, entre les combats et entre les minorités, qui inciterait le législateur à être très prudent quand il abordera cette problématique dans les conclusions de son rapport ?

Permalien
Dominique Sopo, président de SOS Racisme

. Lorsque j'ai été reçu il y a quelques mois dans le cadre des débats relatifs à la résolution dite Maillard, j'ai demandé qu'un travail soit mené à l'Assemblée nationale afin de sortir d'une situation dans laquelle existent des émotions très fortes, des logiques idéologiques, et des méthodes de lutte établissant des comparaisons dans les degrés de victimisation ou faisant preuve d'une forme de perversité.

Depuis deux ans, SOS Racisme a mis en place un projet intitulé « Salam, Shalom, Salut », issu de la manifestation consécutive au meurtre de Mireille Knoll, au cours de laquelle une élue d'extrême droite est venue dire combien elle avait toujours été opposée à l'antisémitisme musulman. Nous en avions tiré la conclusion que ce discours corroborait ce que nous voyions depuis plusieurs années, et de façon de plus en plus insistante depuis plusieurs mois, c'est-à-dire que la lutte contre l'antisémitisme pouvait être utilisée pour « taper » sur les arabo-musulmans, et que le racisme subi par les arabo-musulmans pouvait être utilisé pour vilipender les Juifs. Il s'agit là de perversités extrêmes qui affaiblissent la lutte antiraciste et sa crédibilité. Nous avons donc instauré, avec des jeunes juifs et arabes au départ, ce tour de France. Nous avons élargi la problématique à la circulation d'autres passions identitaires, puisque nous traitions aussi de ces passions identitaires qui peuvent être exploitées politiquement à des fins extrêmement dangereuses. Ceci est un premier élément pour répondre à votre question sur les fracturations, qui ne sont pas nouvelles dans la lutte.

Le deuxième élément que je voulais évoquer concerne la montée, dont on s'inquiète beaucoup dans le débat public, des tensions et des logiques identitaires venant des minorités, et qui ont été fortement mises en scène lors des manifestations consécutives au meurtre de George Floyd. La question identitaire émerge en France depuis plusieurs années, avec la tentative de l'extrême droite de relégitimer un discours malveillant et raciste qui se déploie fortement sur les réseaux sociaux, mais pas seulement. On vilipende beaucoup les réseaux sociaux, mais je remarque que les conditions du débat public se dégradent également. C'est sur les chaînes de télévision – l'actualité récente l'a montré, à travers certains mercatos ou tentatives de mercatos – qui sont censées être traversées par la déontologie, contrairement aux personnes individuelles qui peuvent épancher leur haine, leur peur, leur passion ou leur perversion sur les réseaux sociaux, que nous assistons à une dégradation spectaculaire du débat public et à une mise en scène des tensions. Cette dernière a ceci de problématique qu'elle donne une vision très déformée de ce qu'est le réel. Ce sont les positions extrêmes qui vont fonctionner, qui vont « créer le buzz ». Déclarer que l'on est contre le racisme et l'antisémitisme, et pour le vivre-ensemble, cela « n'excite » pas beaucoup d'individus sur les réseaux sociaux. Être dans la concurrence, dans l'insulte, dans l'invective et dans l'étalement des passions sans le souci d'un débat rationnel (comportement qui envahit désormais des espaces qui devraient être des espaces journalistiques) crée davantage de « buzz ».

Des questions se posent en dehors de celles de l'organisation et de la dégradation du débat public. La France est traversée par ces passions identitaires qui semblent se réveiller, ou en tout cas s'exprimer depuis plusieurs années. Je l'analyse de plusieurs façons.

Tout d'abord, il existe en France un rapport à l'histoire très problématique, avec, bien souvent, une négation des conséquences du passé historique. Dès que l'on parle du passé colonial, du passé esclavagiste, on se retrouve avec des personnes qui ne veulent pas en discuter et considèrent que ces sujets n'ont aucune conséquence sur l'actualité – ce qui est faux – ou avec des personnes selon qui tout est colonial, ce qui ne permet pas de constituer un espace de débat qui pourrait traiter des passions historiques extrêmement lourdes. Être une ancienne nation esclavagiste, ce n'est pas rien. Quand on est Antillais, la matrice de la société à laquelle on appartient est l'esclavage. S'il n'y a pas d'esclavage, il n'y a pas d'Antillais. Cela n'est pas neutre en matière de construction identitaire, et entraîne des passions, des constructions, des rancœurs éventuellement. Le passé colonial de la France a évidemment des conséquences. Si l'on est d'origine algérienne, il n'est pas évident de se positionner par rapport à la France, puisque c'est l'ancienne puissance coloniale. Les récits familiaux peuvent affirmer « On a mis le colon dehors », et pourtant on est chez le colon. Si l'on n'entend pas que ce passé reste agissant, qu'il est extrêmement violent sur le plan physique, symbolique, et sur le plan des hiérarchies que cela peut entraîner – je pense notamment aux sociétés domiennes – nous ne nous situons pas dans un espace où le sujet peut être traité.

Ce qui est intéressant, lorsque l'on parle en vis-à-vis avec les personnes les plus « excitées », d'un bord ou de l'autre, c'est qu'elles se retrouvent rapidement autour des mêmes positions. Elles admettront que le débat est passionné, qu'il faudrait pouvoir en parler. Dès que l'on est dans un espace public avec plus de trois personnes, tout se passe comme avec un secret de famille dans le film Festen. Tout le monde sait quel est le sujet sensible : soit c'est le silence, soit cela explose. Il est très difficile d'avoir un espace de débat qui permette de traiter de ces systèmes de représentation, de ces passions historiques, d'essayer de les canaliser par de la rationalité, de construire un chemin pour aller vers le vivre-ensemble, et de traiter de ce que cela a pu entraîner en matière d'inégalités persistantes.

Cette situation n'est pas sans réponse. Je suis membre du conseil d'orientation de la Fondation nationale pour la mémoire et l'histoire de l'esclavage, qui a peut-être été reçue dans cette instance. Des actions sont mises en œuvre, mais souvent à reculons, et avec un portage politique qui n'est pas au rendez-vous. Cette Fondation existe, elle est toute neuve, mais je crains que cela ne soit pas suffisamment saisi politiquement.

Lorsque l'on est confronté à des logiques de racisme, la reconnaissance du racisme est essentielle. Des manifestations ont eu lieu à la suite du meurtre de George Floyd. SOS Racisme avait initié un grand appel, avec 300 organisations et personnalités, dès le début du mois de mai, sur la question du racisme au sein de la police, après que le mot « bicot » avait été prononcé par des policiers à L'Île-Saint-Denis. Je suis moi-même fonctionnaire, enseignant. Nier le problème n'est pas possible. On ne peut pas faire comme si tout cela était anecdotique. C'est grave, extrêmement grave. SOS Racisme n'est pas anti-police, tant s'en faut. Nous préférons d'ailleurs la police aux milices – puisque sans la police, c'est ce à quoi nous aboutirions ; et avec des milices, les garanties de traitement dignes et égalitaires seraient, bien entendu, évanescentes.

Une institution doit être exemplaire. Ce n'est pas le cas. Nous avons parfois tendance, en France, à ne pas être capables d'aborder des problèmes que rencontrent beaucoup de pays. Citons les exemples spectaculaires de la Grande-Bretagne, ou des États-Unis. Il y a vingt-trois ans, la Grande-Bretagne a mis en place la commission McPherson pour traiter de ce sujet. La Grande-Bretagne est toujours là, elle n'a pas sombré dans la mer du Nord. On nous annonce à chaque fois qu'ouvrir certains champs entraînerait des catastrophes, mais les catastrophes ne surviennent jamais. Les personnes d'origine maghrébine ou subsaharienne ne sont pas contre la police. Elles ont envie d'une police qui les traite, leurs enfants et eux, de façon digne et égalitaire. Nous n'entretenons aucune naïveté sur le fait que la délinquance existe, que la vie est dure dans les quartiers populaires, que le trafic de drogue est présent, que l'on n'est pas face à des poètes, qu'il n'y a pas que des innocents arrêtés par la police. Les habitants n'en sont pas dupes non plus. Il est extrêmement violent de constater que lorsque le racisme s'exprime, lorsque des preuves incroyables de racisme dans la police apparaissent, lorsque des policiers eux-mêmes témoignent qu'ils sont victimes de racisme, on est plutôt face à une absence de réponse. Comment est-il possible que des fonctionnaires, Noirs ou Arabes, dénoncent le fait qu'ils sont victimes de racisme dans la police, et qu'il n'y ait pas un seul mot officiel à leur égard ? C'est stupéfiant. Je suis enseignant, et je trouve cela incroyable.

L'État dit au reste de la société « Le racisme, ce n'est pas bien » ; mais quand cela concerne ses corps de fonctionnaires, il se comporte comme le ferait une PME de l'Isère qui viendrait de sortir d'un testing défavorable de SOS Racisme et qui devrait répondre au Dauphiné Libéré. Un peu de dignité, tout de même ! L'État a le droit de prendre cela à sa charge, à sa responsabilité. Nous savons très bien que la République est toujours à parfaire. Un signe de l'État serait formidable ; il n'y en a pas eu pour l'instant – j'en ai parlé d'ailleurs à Élisabeth Moreno il y a quelques jours. Si cela ne se règle pas dans le cadre des institutions républicaines, pourquoi s'étonner que toute une série d'acteurs déclarent que rien ne se réglera dans ce cadre ? Si le problème ne peut être réglé et que l'on est confronté au silence, on se trouvera face à des formes de défiance vis-à-vis des institutions. Les associations antiracistes sont en relation et en dialogue avec les institutions. Si les institutions ne sont jamais en mesure de répondre à leurs interpellations, la conséquence est que les gens diront aux associations que ce travail ne sert à rien, qu'elles-mêmes sont soit « complices » soit « bouffons », et ils entendront procéder autrement. Les mauvais génies peuvent venir aviver les passions et les sentiments d'humiliation, affirmer que la situation est bouchée, que cela ne peut pas avancer – ce qui est faux, la France d'aujourd'hui n'étant pas la France d'il y a trente ans.

Ce n'est pas parce qu'il y a moins de violences racistes en France qu'il faudrait se satisfaire de la situation. J'entends souvent des gens me dire en off : « Quand même, leurs parents étaient plus calmes qu'eux, alors qu'ils subissaient plus. » Mon père vient du Togo. Je suis né en France, à Valenciennes. Que l'on me dise que cela était pire pour mon père ne peut pas constituer une réponse. Si j'ai été discriminé en raison de ma couleur de peau, je ne vais pas relativiser ma situation en me disant ce que se disait mon père : « De toute façon, c'est mieux d'être en France qu'au Togo. » Évidemment, la première génération peut se dire : « Ce n'est pas mon pays. C'est mieux ici qu'ailleurs, et ce sera mieux pour mes enfants. C'est d'ailleurs pour cela que je suis venu. »

Nous sommes constamment renvoyés – parfois sous des dehors formellement républicains – à la thématique de l'échec de l'intégration. Qu'il y ait des ratés de l'intégration, cela ne fait pas de doute, mais l'immense majorité des personnes d'origine maghrébine ou subsaharienne, jusqu'à preuve du contraire, sont parfaitement intégrées à la République. Nous le voyons dans l'adhésion aux différentes valeurs. Qu'il y ait des tendances régressives ou réactionnaires au sein de ces populations, c'est certain ; cela a toujours existé et existera toujours. Un angle d'attaque consiste, ces dernières années, à énormément s'inquiéter de ce que l'on appelle les « dérives de l'antiracisme », si tant est que ceux qui sont mis sous la coupe soient des antiracistes. Certains sont des racialistes, dont je ne vois pas pourquoi ils seraient à classer parmi les antiracistes sur le plan de la rigueur intellectuelle.

La question des « dérives de l'antiracisme » peut être discutée, puisqu'il faut se montrer très rigoureux sur ces sujets qui brassent des passions gigantesques et anciennes, mais elle ne peut pas devenir l'aspect central des préoccupations dès que l'on parle de racisme. Dès que l'on aborde cette question du racisme, le débat public soulève le problème de l'antiracisme, et on ne parle plus que de cela. Il s'agit d'un phénomène d'évitement, qui ne fait que nourrir ce que l'on prétend combattre. Je suis content qu'existent ces espaces, qui permettent de placer les projecteurs là où ils doivent l'être, dans leur complexité. La question des dérives peut être traitée, puisque la façon dont on lutte contre un phénomène n'est pas neutre.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

. Comme il nous reste peu de temps, je vous propose d'entrer dans les questions polémiques. Je les pose sans aucun présupposé idéologique, afin de recueillir votre position et d'actualiser le discours de votre association dans le débat. Les auditions précédentes ont notamment abordé les questions des statistiques ethniques, du racisme anti-Blancs, du rôle et de la place de l'immigration – sujets abordés lors du débat annuel voire bisannuel de la représentation nationale.

La question des statistiques ethniques comme opportunité éventuelle pour obtenir des indicateurs sur le racisme en France – ce qui est toujours complexe – est-elle pour vous en totale rupture avec l'universalisme républicain ? Est-ce quelque chose dont vous ne voulez pas entendre parler, ou est-ce une question qui pourrait – notamment au regard de certaines expériences étrangères – se poser ? Vous avez évoqué le racisme dans la police. Le débat est à double tranchant, mais pourrait s'avérer une opportunité.

SOS Racisme a toujours récusé le terme de « racisme anti-Blancs » ; peut-être pourriez-vous revenir sur l'argumentation qui fonde cette idée. Dans les échanges que nous avons sur le terrain et avec des intellectuels lors de ces auditions, nous avons eu le sentiment de la montée d'une certaine forme de radicalité, parfois contre des Blancs parce qu'ils sont français, d'autres fois contre des Juifs parce qu'ils sont blancs, parfois pour toutes ces raisons amalgamées, c'est-à-dire contre les personnes qui sont classées dans la catégorie des « classes dominantes et oppresseurs », et qui sont renvoyées – dans certains propos qu'on pourrait qualifier de racistes – à une forme de fragilité, ce qui renvoie à des présupposés biologiques inversés par rapport aux préjugés ou aux stéréotypes qui peuvent exister pour une population noire notamment.

Quel est pour vous le rôle du débat migratoire qui a récemment agité les passions, avec ce qu'a vécu l'Europe ces dernières années ? Est-il à même de développer un discours dépassionné sur l'accueil et l'intégration d'étrangers en France ? Serait-il l'une des voies de conciliation et de réconciliation entre la République et ses habitants actuels et futurs ?

Permalien
Dominique Sopo, président de SOS Racisme

. En France, il est possible d'établir de nombreuses statistiques sur les discriminations à partir de l'origine des personnes. L'INED le fait à travers l'enquête Trajectoires et origines (TeO). Des chercheurs réalisent des études récurrentes sur la question des discriminations raciales à l'emploi et au logement. Nous avons travaillé avec Yannick L'Horty, un chercheur du centre national de la recherche scientifique (CNRS), spécialisé sur ce sujet. Nous sommes à même de documenter le sujet. Cela se fait.

Ce qui serait problématique en revanche serait la mise en place d'un référentiel ethno-racial, c'est-à-dire le fait de demander aux personnes exprimant un ressentiment de « cocher » une case, parce que le référentiel serait nécessairement imposé. Si l'on voulait proposer aux personnes de se déterminer comme elles le veulent, il y aurait bien trop de réponses pour pouvoir construire un référentiel. En outre, je n'imagine pas que la puissance publique demande aux personnes de cocher des cases pour se définir de façon récurrente, alors que les identités et les façons de se définir doivent rester fluides. En France, la définition de la citoyenneté est heureusement très abstraite. À Maurras qui s'en plaignait, Julien Benda avait très bien répondu en disant que le citoyen n'existait pas, et que c'était ce qui faisait sa force : qu'il n'était pas un individu concret mais un individu défini de façon abstraite. Le danger n'est pas dans les chiffres – certains chiffres existent – mais dans l'existence d'un référentiel fixe qui oblige les individus à se positionner de telle ou telle façon.

Nous sommes opposés aux quotas ethniques un peu pour les mêmes raisons. Car si nous voulions des quotas ethniques, il faudrait un référentiel figé qui poserait une quantité de problèmes de justice et de rigidification de la façon dont les identités se construisent en France.

Il existe depuis quelques décennies de nombreuses statistiques sur les inégalités hommes-femmes, qui sont beaucoup mises en avant. Ce n'est pas parce que des chiffres sont produits que le phénomène disparaît. Il existe en France une sorte de « pensée magique » consistant à penser que l'on ne peut pas agir sur un sujet tant que l'on n'a pas de statistiques. En conclusion, on ne fait rien. Il faudrait arrêter de faire croire que les statistiques n'existent pas et que l'on ne peut rien faire à cause de ce manque. Je vois là un moyen de diversion, ou une pensée magique qui ne sert pas à grand-chose, puisqu'à part dans Harry Potter, la pensée magique ne produit pas d'effets sur le réel.

Les phénomènes dont nous parlons doivent être attaqués de façons multiples, par des formations, des sensibilisations et une refonte de l'espace public. La question des statues n'est d'ailleurs pas inintéressante, même si elle a été traitée de façon très étrange, certaines personnes s'étant arrogé le droit de détruire des statues sans en délibérer démocratiquement. De nombreuses actions peuvent être mises en œuvre.

Dans le cadre des manifestations qui se déroulaient alors, le Président de la République a demandé, en juin, que des propositions lui soient communiquées. Nous demandons que des formations soient obligatoires sur ces sujets pour les personnes travaillant dans les ressources humaines, pour les managers, les gens qui sont en contact avec le public – que ce soit dans la sphère publique ou dans la sphère privée. Il ne suffit pas de rappeler la loi en disant que le racisme est un délit. Il faut aussi travailler sur les préjugés qui peuvent exister. Les individus doivent certainement savoir déjà que les discriminations raciales ne sont pas autorisées par la loi. Ce n'est pas cela qui les fait évoluer dans leurs passions, leurs peurs et leur rapport à l'autre. Les formations permettraient de faire passer des caps intéressants à des personnes en situation de se montrer discriminantes. Il convient de se méfier de la tendance consistant à dire que pour lutter contre les discriminations raciales, il faut davantage aller porter plainte ; puisqu'en général, la personne qui a été discriminée l'ignore. Quand vous vous faites taper, vous savez que vous avez été tapé. Quand vous vous faites voler votre voiture, vous savez qu'on vous a volé votre voiture. Quand vous êtes discriminé, vous pouvez avoir le sentiment d'avoir été discriminé dans les trois quarts des cas, mais qu'en savez-vous ? On ne vous le dit pas. On ne vous dit pas que vous n'avez pas eu le logement parce que vous vous appelez Mohammed ou Mamadou. Souvent, c'est un délit sans preuve évidente. Il faut donc s'intéresser aussi aux personnes qui sont en situation d'être discriminantes.

Si nous récusons le terme de « racisme anti-Blancs », c'est d'abord parce qu'il vient de l'extrême droite et qu'il ne faut jamais reprendre les mots d'un camp ennemi de la République, car il y a souvent anguille sous roche. Ici, l'anguille sous roche est évidente : le concept de racisme anti-Blancs dit que le problème en France n'est pas le racisme que subiraient les Noirs et les Arabes (en matière de discriminations, de contrôles policiers, de ghettoïsation, etc.), mais le racisme que les Blancs subiraient de la part des Noirs et des Arabes, qui seraient en train de les « coloniser à l'envers ». Des Noirs et des Arabes peuvent-ils être racistes envers les Blancs ? Bien sûr. Pourquoi cela n'existerait-il pas ? C'est quasiment une banalité de le dire. Mais affirmer qu'il existe un racisme anti-Blancs est un discours du renversement et du retournement. Ce n'est jamais un discours de mise en équivalence, mais un discours du retournement. Certaines personnes disent que les associations antiracistes ne traitent pas du racisme anti-Blancs ? Qu'ils s'en chargent. Pourquoi ne créent-ils pas des associations soi-disant antiracistes, qui s'occuperaient de ces phénomènes ? On voit bien qu'il s'agit d'une arme pour attaquer les antiracistes et certainement pas pour lutter contre le racisme. Une organisation de lutte contre le racisme anti-Blancs s'est d'ailleurs montée, en prétendant être une association luttant contre toutes les formes de racisme ; mais l'expression, la dénomination était déjà assez parlante en soi.

Vous parliez de la montée d'agressivité, d'agressions, d'essentialisation de personnes parce qu'elles seraient blanches, françaises. Mais que veut dire « français » alors que les personnes pouvant tenir ce discours peuvent être françaises elles-mêmes ? Évidemment, ces discours peuvent exister. C'est la figure de celui qui serait au centre : le bourgeois, le Français, celui qui représenterait un système qui nous mettrait un peu à l'écart. Ce n'est pas nouveau. J'ai organisé et encadré quelques manifestations lycéennes lorsque j'étais plus jeune. Les destructions qui pouvaient avoir lieu durant ces manifestations étaient aussi l'expression de cette volonté de venir au centre, de se signaler au centre.

Un discours que nous récusons totalement est en train de monter. C'est un discours qui consiste à dire que finalement, ce sont les Noirs et les Arabes qui peuvent lutter contre le racisme, et pas les Blancs, lesquels doivent en quelque sorte s'excuser d'être Blancs parce qu'ils seront toujours racistes. Ce discours est évidemment contraire à la philosophie de SOS Racisme. Nous le récusons totalement. Je suis plus que critique sur les réunions non-mixtes, sur le plan de l'origine ou de la couleur de peau, d'autant plus que lorsque l'on creuse, les choses sont encore moins ragoûtantes que la façon dont je les présente. Moi-même, je n'aurais pas le droit d'entrer dans ces réunions, car pour certaines personnes je serais vu comme un traître passé du côté des Blancs. Ce sont des choses dangereuses, de mon point de vue, qui peuvent entraîner dans une impasse.

La question qui se pose est celle de la capacité à faire avancer les choses dans le cadre républicain, et celle de l'écoute des institutions et de leur réponse quand des problèmes leur sont signalés. Si des gens expliquent, avec un certain succès, que ce n'est pas dans la République que cela peut se régler, que ce n'est pas avec les méthodes d'action anciennes que cela peut se régler – les réunions non-mixtes n'ont cependant rien de très nouveau –, cela se déploiera concrètement avec un succès qui sera limité, même si cela soulève manifestement beaucoup de passion, pour une raison très simple : les Noirs et les Arabes ne rêvent pas de faire des réunions entre eux, contrairement à ce que pensent peut-être certains chroniqueurs de chaînes d'informations. Ce n'est pas tout à fait leur préoccupation dans la vie. Le fait de renvoyer le Blanc à l'image d'un raciste doit être ramené dans le cadre plus large du populisme, qui a un certain succès dans l'espace politique depuis plusieurs années, à droite comme à gauche. Le populisme ne se définit pas tellement par des propositions économiques ou philosophiques, mais avant tout par le fait de considérer que le groupe auquel on appartient n'est traversé par aucune contradiction, et que le groupe d'en face, qui est démonisé, n'est lui-même traversé par aucune contradiction. Nous sommes dans le cadre d'une forme de populisme, ou de dégradation populiste du débat public.

À la fin de votre question sur les migrations, vous demandiez si cela permettait d'apaiser les tensions en France. Peut-être en partie, oui, mais beaucoup de personnes d'origine émigrée ont un rapport aux migrations de plus en plus lointain. Est-ce qu'une personne dont la famille est là depuis quatre générations entretient le même rapport à la question de la migration qu'un migrant ? La préoccupation des personnes présentes sur le territoire porte sur le fait qu'elles sont françaises et qu'elles entendent ne pas être discriminées, et pouvoir bénéficier de toutes les opportunités qu'offre la société française. La question du rapport au droit des étrangers a plutôt tendance à se distendre avec le passage des générations.

En revanche, la question migratoire peut être utilisée à des fins racistes et pour attiser la peur. C'est le cas du Grand remplacement, dans lequel on affirme qu'il y a déjà assez de Noirs et d'Arabes, et que si d'autres arrivent, on entrera dans une logique de Grand remplacement. Cela relève de la folie la plus totale en termes de représentation de la réalité chiffrée des mouvements migratoires et de leur impact sur la société. Tout cela se discute aussi à l'échelle européenne aujourd'hui avec des partenaires particulièrement volontaires pour jouer sur la carte du racisme ; je pense à la Hongrie d'Orban, ou à la Pologne et à son pouvoir actuel. La question migratoire permet de renforcer des peurs, alors qu'une répartition et un accueil des personnes qui migraient massivement en 2015 et 2016 aurait évité certaines images de chaos. Celles-ci n'ont pu exister qu'à cause du refus de toute une série de pays de régler le problème. Pourquoi des gens erraient-ils sur des routes de façon plus ou moins massive dans certaines zones ?

La question migratoire a eu tendance à baisser en termes de masse, ces dernières années, mais il faudrait se situer dans un système plus intelligent, repenser les logiques migratoires, les règles des migrations. Si vous détenez un visa, vous êtes « ici » (le sol français) avec votre visa, ou vous êtes « là-bas » (votre pays d'origine). Mais on peut aussi penser la circulation. S'il était possible de circuler, peut-être que les gens qui accumulent un peu d'argent pourraient le réinvestir dans leur pays d'origine, où il n'est pas évident de construire quelque chose, pour des raisons politiques, économiques, etc. Laisser les gens pouvoir venir ici, retourner s'installer là-bas, y faire bénéficier des compétences acquises ici et qui n'auraient pas pu être acquises là-bas (dans le domaine universitaire, par exemple) serait de l'ordre du gagnant-gagnant, et préférable à une logique de couperet qui incite certaines personnes à rester ici dans l'illégalité, car elles se disent que si elles partent elles ne reverront jamais le sol français, alors qu'elles ne sont pas certaines de pouvoir mener une vie un tant soit peu digne dans leur pays d'origine. La réflexion autour de la circulation nous ferait peut-être entrevoir la problématique d'une autre façon, dans une logique gagnant-gagnant.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

. J'aimerais revenir sur la rancœur qui anime certains de nos concitoyens, parce que l'histoire de la France, les histoires de la France, comme celles de tout pays, n'ont pas toujours été très dignes et ont effectivement créé des souffrances qui se sont transmises. Comment répond-on à ces rancœurs ? Que fait-on pour les apaiser, les soigner ? La fondation dont vous êtes membre a été créée par François Hollande, me semble-t-il. Des lois mémorielles ont été votées, des monuments ont été dressés. De nombreux lieux de mémoire travaillent, non pas à la réparation, mais à une explication de l'histoire. Ces lieux de mémoire suffisent-ils ? Peut-on tout y dire ? Je pense à la polémique toute récente qui a touché notre collègue Danièle Obono, à qui j'apporte une nouvelle fois mon soutien. Nous avons touché un tabou à ce moment-là. Comment faire advenir un débat apaisé ? Où tenir ce débat apaisé sur notre histoire ? Cela suffira-t-il à réparer les rancœurs ?

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

La liberté de circulation que vous venez d'évoquer est, à mon sens, essentielle. C'est d'ailleurs une proposition qui a été portée par la Commission des affaires étrangères et par Marielle de Sarnez, et qui est déjà latente en substance dans le Passeport talent, qui est une carte de séjour pluriannuelle. Il est nécessaire, au travers d'une nouvelle forme de visa, de jouir de cette possibilité de circuler. Je pense notamment à tous les étudiants qui viennent en France, dont nous avons besoin qu'ils puissent retourner parfois chez eux apporter une expertise, puis revenir. Cette circulation me semble essentielle pour permettre la diffusion des savoirs et les échanges. Elle permettrait d'éviter que les personnes dont la carte est obsolète n'optent pour des solutions qui n'en sont pas.

Permalien
Dominique Sopo, président de SOS Racisme

. Je songeais surtout aux étudiants lorsque je parlais de la question de la circulation. Lorsqu'on a fini ses études sur le sol français, comment en faire bénéficier son pays d'origine ? Parfois, cela nécessite de rester un peu ici, d'avoir des revenus. Il faudrait un dispositif intelligent qui puisse être testé, pour voir ce qu'il donne.

Les rancœurs sont multiples. Nous avons beaucoup travaillé ces dernières années sur la question de l'Algérie. Dans ce domaine, les rancœurs sont gigantesques, de toutes parts. Les pieds-noirs ont de la rancœur. Les familles d'appelés ont des traumatismes, de la rancœur et de la honte. Je crois que l'on estime à 10 ou 15 millions le nombre de personnes qui sont touchées, plus ou moins directement, par la guerre d'Algérie. Ce n'est pas rien. Traiter la rancœur, c'est – me semble-t-il – ouvrir des espaces de débat. On remarque qu'ouvrir des espaces de débat permet aux individus de se délester d'un poids. Pour parler de ce passé et de ce qu'il entraîne, imaginez que nous sommes en train de regarder un film, assis dans un canapé, et qu'entre nous il y ait un cadavre. Et que tout le monde fasse comme si de rien n'était. On pourrait prendre le cadavre, le sortir, l'enterrer, aérer la pièce ; et cela irait mieux après. Mais nous sommes tétanisés par cette situation ; aussi personne ne bouge, et l'on fait comme s'il n'y avait pas de cadavre.

Ce qui est dangereux, c'est de ne pas en parler. Pour pouvoir tourner une page, il faut d'abord l'avoir lue. Les traumatismes resurgissent toujours, et de façon extrêmement dégradée, lorsqu'on n'en parle pas. Des personnes qui se présentent comme des militants antiracistes sont parfois des caricatures de traumatisés de la guerre d'Algérie. La France a été violente dans la colonisation de l'Algérie, c'est le moins que l'on puisse dire ; elle a été violente dans la guerre d'indépendance ; donc elle reste violente avec nous – c'est une boucle dont on ne sort jamais. Pour citer un autre exemple, Éric Zemmour est une caricature : il a beau être né ici, manifestement il est toujours « là-bas ». Formellement, c'est au nom de la République et de l'histoire de France qu'il parle, mais c'est d'un autre traumatisme qu'il parle.

Cette absence de débat ne protège pas de l'expression des mauvaises passions. Les mémoriaux effectuent un travail extrêmement utile. Tandis que l'on continue d'aller chercher les personnes les plus « excitées » pour faire le « buzz », le travail de fond qui est réalisé commence, lui, à porter ses fruits. Il va créer des phénomènes d'apaisement et de dépassement. Si l'on en croyait les réseaux sociaux, nous aurions dû voir surgir après les élections municipales trois quarts de villes SS et un dernier quart de villes SA. Ce n'est pas tout à fait ce qui s'est passé, me semble-t-il. Ce sont plutôt les différents partis et forces politiques qui se réclament de l'égalité, de la République, etc., qui ont remporté les élections. Il ne faut pas se laisser entraîner par les phénomènes d'excitation. En outre, ce n'est pas parce que des personnes expriment des passions à un moment donné qu'elles ont envie d'y rester enfermées. Il y a aussi des effets de défouloir. Les individus peuvent faire la distinction entre leur comportement dans des moments de défoulement et ce qu'ils ont envie de construire ensemble sur le plan politique dans la société française.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

. Nous retiendrons que la fluidité des identités fonctionne aussi sur le plan électoral. C'est sans doute heureux dans certains cas, en effet. Je vous remercie beaucoup d'avoir participé à nos travaux, monsieur le président.

La séance est levée à 12 heures 10.

Membres présents ou excusés

Mission d'information sur l'émergence et l'évolution des différentes formes de racisme et les réponses à y apporter

Réunion du mercredi 9 septembre 2020 à 11 h 15

Présents. - Mme Caroline Abadie, M. Bertrand Bouyx, M. Robin Reda