Intervention de Dominique Sopo

Réunion du mercredi 9 septembre 2020 à 11h00
Mission d'information sur l'émergence et l'évolution des différentes formes de racisme et les réponses à y apporter

Dominique Sopo, président de SOS Racisme :

. En France, il est possible d'établir de nombreuses statistiques sur les discriminations à partir de l'origine des personnes. L'INED le fait à travers l'enquête Trajectoires et origines (TeO). Des chercheurs réalisent des études récurrentes sur la question des discriminations raciales à l'emploi et au logement. Nous avons travaillé avec Yannick L'Horty, un chercheur du centre national de la recherche scientifique (CNRS), spécialisé sur ce sujet. Nous sommes à même de documenter le sujet. Cela se fait.

Ce qui serait problématique en revanche serait la mise en place d'un référentiel ethno-racial, c'est-à-dire le fait de demander aux personnes exprimant un ressentiment de « cocher » une case, parce que le référentiel serait nécessairement imposé. Si l'on voulait proposer aux personnes de se déterminer comme elles le veulent, il y aurait bien trop de réponses pour pouvoir construire un référentiel. En outre, je n'imagine pas que la puissance publique demande aux personnes de cocher des cases pour se définir de façon récurrente, alors que les identités et les façons de se définir doivent rester fluides. En France, la définition de la citoyenneté est heureusement très abstraite. À Maurras qui s'en plaignait, Julien Benda avait très bien répondu en disant que le citoyen n'existait pas, et que c'était ce qui faisait sa force : qu'il n'était pas un individu concret mais un individu défini de façon abstraite. Le danger n'est pas dans les chiffres – certains chiffres existent – mais dans l'existence d'un référentiel fixe qui oblige les individus à se positionner de telle ou telle façon.

Nous sommes opposés aux quotas ethniques un peu pour les mêmes raisons. Car si nous voulions des quotas ethniques, il faudrait un référentiel figé qui poserait une quantité de problèmes de justice et de rigidification de la façon dont les identités se construisent en France.

Il existe depuis quelques décennies de nombreuses statistiques sur les inégalités hommes-femmes, qui sont beaucoup mises en avant. Ce n'est pas parce que des chiffres sont produits que le phénomène disparaît. Il existe en France une sorte de « pensée magique » consistant à penser que l'on ne peut pas agir sur un sujet tant que l'on n'a pas de statistiques. En conclusion, on ne fait rien. Il faudrait arrêter de faire croire que les statistiques n'existent pas et que l'on ne peut rien faire à cause de ce manque. Je vois là un moyen de diversion, ou une pensée magique qui ne sert pas à grand-chose, puisqu'à part dans Harry Potter, la pensée magique ne produit pas d'effets sur le réel.

Les phénomènes dont nous parlons doivent être attaqués de façons multiples, par des formations, des sensibilisations et une refonte de l'espace public. La question des statues n'est d'ailleurs pas inintéressante, même si elle a été traitée de façon très étrange, certaines personnes s'étant arrogé le droit de détruire des statues sans en délibérer démocratiquement. De nombreuses actions peuvent être mises en œuvre.

Dans le cadre des manifestations qui se déroulaient alors, le Président de la République a demandé, en juin, que des propositions lui soient communiquées. Nous demandons que des formations soient obligatoires sur ces sujets pour les personnes travaillant dans les ressources humaines, pour les managers, les gens qui sont en contact avec le public – que ce soit dans la sphère publique ou dans la sphère privée. Il ne suffit pas de rappeler la loi en disant que le racisme est un délit. Il faut aussi travailler sur les préjugés qui peuvent exister. Les individus doivent certainement savoir déjà que les discriminations raciales ne sont pas autorisées par la loi. Ce n'est pas cela qui les fait évoluer dans leurs passions, leurs peurs et leur rapport à l'autre. Les formations permettraient de faire passer des caps intéressants à des personnes en situation de se montrer discriminantes. Il convient de se méfier de la tendance consistant à dire que pour lutter contre les discriminations raciales, il faut davantage aller porter plainte ; puisqu'en général, la personne qui a été discriminée l'ignore. Quand vous vous faites taper, vous savez que vous avez été tapé. Quand vous vous faites voler votre voiture, vous savez qu'on vous a volé votre voiture. Quand vous êtes discriminé, vous pouvez avoir le sentiment d'avoir été discriminé dans les trois quarts des cas, mais qu'en savez-vous ? On ne vous le dit pas. On ne vous dit pas que vous n'avez pas eu le logement parce que vous vous appelez Mohammed ou Mamadou. Souvent, c'est un délit sans preuve évidente. Il faut donc s'intéresser aussi aux personnes qui sont en situation d'être discriminantes.

Si nous récusons le terme de « racisme anti-Blancs », c'est d'abord parce qu'il vient de l'extrême droite et qu'il ne faut jamais reprendre les mots d'un camp ennemi de la République, car il y a souvent anguille sous roche. Ici, l'anguille sous roche est évidente : le concept de racisme anti-Blancs dit que le problème en France n'est pas le racisme que subiraient les Noirs et les Arabes (en matière de discriminations, de contrôles policiers, de ghettoïsation, etc.), mais le racisme que les Blancs subiraient de la part des Noirs et des Arabes, qui seraient en train de les « coloniser à l'envers ». Des Noirs et des Arabes peuvent-ils être racistes envers les Blancs ? Bien sûr. Pourquoi cela n'existerait-il pas ? C'est quasiment une banalité de le dire. Mais affirmer qu'il existe un racisme anti-Blancs est un discours du renversement et du retournement. Ce n'est jamais un discours de mise en équivalence, mais un discours du retournement. Certaines personnes disent que les associations antiracistes ne traitent pas du racisme anti-Blancs ? Qu'ils s'en chargent. Pourquoi ne créent-ils pas des associations soi-disant antiracistes, qui s'occuperaient de ces phénomènes ? On voit bien qu'il s'agit d'une arme pour attaquer les antiracistes et certainement pas pour lutter contre le racisme. Une organisation de lutte contre le racisme anti-Blancs s'est d'ailleurs montée, en prétendant être une association luttant contre toutes les formes de racisme ; mais l'expression, la dénomination était déjà assez parlante en soi.

Vous parliez de la montée d'agressivité, d'agressions, d'essentialisation de personnes parce qu'elles seraient blanches, françaises. Mais que veut dire « français » alors que les personnes pouvant tenir ce discours peuvent être françaises elles-mêmes ? Évidemment, ces discours peuvent exister. C'est la figure de celui qui serait au centre : le bourgeois, le Français, celui qui représenterait un système qui nous mettrait un peu à l'écart. Ce n'est pas nouveau. J'ai organisé et encadré quelques manifestations lycéennes lorsque j'étais plus jeune. Les destructions qui pouvaient avoir lieu durant ces manifestations étaient aussi l'expression de cette volonté de venir au centre, de se signaler au centre.

Un discours que nous récusons totalement est en train de monter. C'est un discours qui consiste à dire que finalement, ce sont les Noirs et les Arabes qui peuvent lutter contre le racisme, et pas les Blancs, lesquels doivent en quelque sorte s'excuser d'être Blancs parce qu'ils seront toujours racistes. Ce discours est évidemment contraire à la philosophie de SOS Racisme. Nous le récusons totalement. Je suis plus que critique sur les réunions non-mixtes, sur le plan de l'origine ou de la couleur de peau, d'autant plus que lorsque l'on creuse, les choses sont encore moins ragoûtantes que la façon dont je les présente. Moi-même, je n'aurais pas le droit d'entrer dans ces réunions, car pour certaines personnes je serais vu comme un traître passé du côté des Blancs. Ce sont des choses dangereuses, de mon point de vue, qui peuvent entraîner dans une impasse.

La question qui se pose est celle de la capacité à faire avancer les choses dans le cadre républicain, et celle de l'écoute des institutions et de leur réponse quand des problèmes leur sont signalés. Si des gens expliquent, avec un certain succès, que ce n'est pas dans la République que cela peut se régler, que ce n'est pas avec les méthodes d'action anciennes que cela peut se régler – les réunions non-mixtes n'ont cependant rien de très nouveau –, cela se déploiera concrètement avec un succès qui sera limité, même si cela soulève manifestement beaucoup de passion, pour une raison très simple : les Noirs et les Arabes ne rêvent pas de faire des réunions entre eux, contrairement à ce que pensent peut-être certains chroniqueurs de chaînes d'informations. Ce n'est pas tout à fait leur préoccupation dans la vie. Le fait de renvoyer le Blanc à l'image d'un raciste doit être ramené dans le cadre plus large du populisme, qui a un certain succès dans l'espace politique depuis plusieurs années, à droite comme à gauche. Le populisme ne se définit pas tellement par des propositions économiques ou philosophiques, mais avant tout par le fait de considérer que le groupe auquel on appartient n'est traversé par aucune contradiction, et que le groupe d'en face, qui est démonisé, n'est lui-même traversé par aucune contradiction. Nous sommes dans le cadre d'une forme de populisme, ou de dégradation populiste du débat public.

À la fin de votre question sur les migrations, vous demandiez si cela permettait d'apaiser les tensions en France. Peut-être en partie, oui, mais beaucoup de personnes d'origine émigrée ont un rapport aux migrations de plus en plus lointain. Est-ce qu'une personne dont la famille est là depuis quatre générations entretient le même rapport à la question de la migration qu'un migrant ? La préoccupation des personnes présentes sur le territoire porte sur le fait qu'elles sont françaises et qu'elles entendent ne pas être discriminées, et pouvoir bénéficier de toutes les opportunités qu'offre la société française. La question du rapport au droit des étrangers a plutôt tendance à se distendre avec le passage des générations.

En revanche, la question migratoire peut être utilisée à des fins racistes et pour attiser la peur. C'est le cas du Grand remplacement, dans lequel on affirme qu'il y a déjà assez de Noirs et d'Arabes, et que si d'autres arrivent, on entrera dans une logique de Grand remplacement. Cela relève de la folie la plus totale en termes de représentation de la réalité chiffrée des mouvements migratoires et de leur impact sur la société. Tout cela se discute aussi à l'échelle européenne aujourd'hui avec des partenaires particulièrement volontaires pour jouer sur la carte du racisme ; je pense à la Hongrie d'Orban, ou à la Pologne et à son pouvoir actuel. La question migratoire permet de renforcer des peurs, alors qu'une répartition et un accueil des personnes qui migraient massivement en 2015 et 2016 aurait évité certaines images de chaos. Celles-ci n'ont pu exister qu'à cause du refus de toute une série de pays de régler le problème. Pourquoi des gens erraient-ils sur des routes de façon plus ou moins massive dans certaines zones ?

La question migratoire a eu tendance à baisser en termes de masse, ces dernières années, mais il faudrait se situer dans un système plus intelligent, repenser les logiques migratoires, les règles des migrations. Si vous détenez un visa, vous êtes « ici » (le sol français) avec votre visa, ou vous êtes « là-bas » (votre pays d'origine). Mais on peut aussi penser la circulation. S'il était possible de circuler, peut-être que les gens qui accumulent un peu d'argent pourraient le réinvestir dans leur pays d'origine, où il n'est pas évident de construire quelque chose, pour des raisons politiques, économiques, etc. Laisser les gens pouvoir venir ici, retourner s'installer là-bas, y faire bénéficier des compétences acquises ici et qui n'auraient pas pu être acquises là-bas (dans le domaine universitaire, par exemple) serait de l'ordre du gagnant-gagnant, et préférable à une logique de couperet qui incite certaines personnes à rester ici dans l'illégalité, car elles se disent que si elles partent elles ne reverront jamais le sol français, alors qu'elles ne sont pas certaines de pouvoir mener une vie un tant soit peu digne dans leur pays d'origine. La réflexion autour de la circulation nous ferait peut-être entrevoir la problématique d'une autre façon, dans une logique gagnant-gagnant.

Aucun commentaire n'a encore été formulé sur cette intervention.

Cette législature étant désormais achevée, les commentaires sont désactivés.
Vous pouvez commenter les travaux des nouveaux députés sur le NosDéputés.fr de la législature en cours.