Intervention de Catherine Coquery-Vidrovitch

Réunion du mercredi 9 septembre 2020 à 15h00
Mission d'information sur l'émergence et l'évolution des différentes formes de racisme et les réponses à y apporter

Catherine Coquery-Vidrovitch, professeure émérite d'histoire de l'Afrique subsaharienne, membre du conseil scientifique de la Fondation pour la mémoire de l'esclavage :

Les relations entre le racisme et l'histoire sont fondamentales. Je suis convaincue que l'on ne peut lutter contre les préjugés et les réflexes, souvent inconscients, du racisme sans connaître l'histoire de ce fait.

J'ai commencé à travailler sur l'Afrique au début des années 1960, au moment des indépendances. Le déclencheur pour moi, historienne, a été la guerre d'Algérie. Je me suis aperçue qu'en réalité nous connaissions très peu de choses de l'Afrique en France, et rien de l'histoire de l'Afrique subsaharienne. Je me suis spécialisée dans ce domaine, étudiant des thèmes variés – histoire des femmes, de l'urbanisation, de la formation de l'État – et m'intéressant plus particulièrement à l'histoire de l'esclavage.

Je ne parlerai que de ce que je connais bien, l'Afrique subsaharienne. J'ai beaucoup travaillé sur le racisme anti-Noirs, à l'aune de ce qu'il s'est passé à partir de la promulgation de la loi Taubira. Auparavant, cette question n'apparaissait pas dans les instructions officielles relatives à l'enseignement primaire, était très peu enseignée dans le secondaire, pratiquement pas dans l'enseignement supérieur. Les deux premières chaires d'histoire de l'Afrique ont été créées en 1962 en France, avec trente ans de décalage sur la Grande-Bretagne.

Il fallait donc tout inventer, tout refaire qui ne soit pas l'histoire de la colonisation, afin de faire l'histoire de l'Afrique, en particulier de l'Afrique subsaharienne, en essayant de comprendre à partir de l'Afrique et non de la France. J'y ai consacré ma vie.

L'article 2 de la loi Taubira dispose qu'il faut enseigner l'histoire de la traite et de l'esclavage dans les établissements scolaires. Or les chercheurs et les historiens se sont aperçus que l'on ne savait pratiquement rien de ces questions. Entre 2000 et 2015, les enseignants du primaire et du secondaire, comme du supérieur s'adressaient donc aux spécialistes, notamment pour savoir quoi dire lors de la journée commémorative du souvenir de l'esclavage et de son abolition. Ayant eu l'occasion de m'exprimer dans de nombreux établissements, notamment secondaires, j'y ai toujours rencontré un intérêt passionné de la part des élèves, et jamais aucune réaction négative.

Dans une classe de première en lycée professionnel, composée principalement de Noirs et de Maghrébins, un élève est venu me dire au début de mon intervention que ce n'était pas à moi de venir leur parler de l'esclavage. Autrement dit : « Vous êtes blanche, que faites-vous là ? ». Je lui ai répondu que puisque j'étais là, je leur en parlerais quand même. On aurait pu entendre une mouche voler pendant ma présentation. À la fin, le même est venu me trouver pour me dire qu'il fallait reconnaître que j'avais de la largeur d'esprit. Nous avons pu dialoguer. C'est tout ce que ces jeunes demandent. Or enseigner l'histoire de l'esclavage permet de comprendre beaucoup de choses. Pour comprendre le racisme anti-Noirs, il faut remonter très loin, jusqu'à l'histoire de l'esclavage – bien avant les questions liées à la colonisation.

Les élèves, où qu'ils soient – à Paris, dans les grands centres ou les banlieues – ne savent rien sur ces questions, et les enseignants non plus. Les premières générations de professeurs qui ont pu avoir quelques cours sur le sujet commencent tout juste à enseigner. La recherche, la formation professionnelle des enseignants et l'enseignement sont fondamentaux pour expliquer les faits sans complexe, ni pathos ou sentiment.

L'esclavage était un trafic mondial jusqu'au XIXe siècle, profitable aussi bien aux négriers et aux planteurs qu'aux chefs locaux qui acceptaient de rentrer dans ce commerce. Ce fut le commerce international le plus profitable, particulièrement pour l'Atlantique, entre le XVIIe siècle et le milieu du XIXe siècle ; le monde entier y a participé. Même si cela est difficile, nous pouvons expliquer aux enfants qu'il faut regarder cela avec un regard d'historien, en essayant de comprendre les mentalités de l'époque pour éviter les anachronismes et les jugements de valeur.

Nous sommes évidemment tous d'accord avec l'article premier de la loi Taubira : l'esclavage est un crime contre l'humanité. Une fois cela dit, il faut se demander pourquoi il était pratiqué. Parce qu'il était rentable. Initialement, les esclaves étaient majoritairement blancs, originaires des steppes du nord. C'est à partir de la conquête de l'Afrique du nord par les Arabes d'Arabie, au VIIe siècle, qu'un contact s'est produit avec les Berbères et avec l'Afrique subsaharienne et qu'il y a eu des esclaves noirs, probablement minoritaires dans les empires arabo-musulmans, européens et asiatiques. Des travaux américains ont été publiés sur ce sujet, mais celui-ci demeure peu étudié et la recherche sur la traite arabo-musulmane, en langue anglaise, nous parvient difficilement.

À partir de la fin du XVIe siècle, pour les Européens qui vivaient aux Amériques, les esclaves sont devenus tous noirs. Dès lors, être noir signifiait être bon pour être esclave, et être esclave signifiait être noir. Cette noirceur de l'esclavage est une création occidentale historique. Avec les Blancs, comme avec les Indiens d'Amérique, cela ne fonctionnait pas. Le plus facile et le plus rentable était l'esclavage des Noirs.

Au XVIIIe siècle, « nègre » signifiant « esclave noir », les Noirs ont été considérés comme inférieurs à tous les autres. Au tournant du XIXe siècle, un changement dans les mentalités s'est produit et l'esclavage a commencé à être considéré comme une mauvaise chose. Il a commencé à disparaître, de manière progressive, en occident, vers le milieu du XIXe siècle. Cependant, les Noirs conservaient les travaux les plus dégradants, en Europe comme dans les colonies. Comme ils n'étaient plus esclaves, il fallait bien inventer quelque chose – pour le dire de manière un peu caricaturale – pour justifier cette situation : c'est ainsi que le racisme proprement dit est né avec la fin de l'esclavage.

La hiérarchie des races a été inventée dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle et développée à partir des années 1850. Elle est devenue une doxa en 1880-1890, y compris chez les scientifiques qui cherchaient à démontrer l'infériorité génétique des Noirs par rapport aux autres. Cela demeure ancré depuis trois à quatre siècles dans la tête des gens. La génétique a démontré au début des années 1920 que l'espèce humaine était unique et que ces idées étaient fausses, mais il a fallu une cinquantaine d'années pour les déraciner et populariser l'inexistence des races. Jusque dans les années 1960-1970, les dictionnaires, en particulier ceux destinés aux enfants, mentionnaient encore une distinction entre trois races.

Ces idées sont donc terriblement ancrées dans les esprits, et donnent des réflexes qu'il s'agit de « démonter ». La seule solution, pour y parvenir, c'est l'enseignement.

Par ailleurs, le concept de séparatisme ne me semble pas correspondre du tout aux contacts, tout de même assez nombreux, que j'ai eus avec ces jeunes. Ce qu'ils veulent, comme tous les jeunes, c'est être comme les autres ! Bien entendu, il y a des trafiquants de drogue, des adultes radicaux, etc., mais ce n'est pas la majorité. La plupart veulent être regardés comme les autres. Or comme ils sont noirs, ce n'est pas le cas, et ils le vivent mal. Il faut leur expliquer l'héritage dont je viens de parler. Parler de « séparatisme » à leur sujet est une erreur historique, car c'est le contraire de ce qu'ils souhaitent.

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