Intervention de Pap Ndiaye

Réunion du mercredi 9 septembre 2020 à 15h00
Mission d'information sur l'émergence et l'évolution des différentes formes de racisme et les réponses à y apporter

Pap Ndiaye, historien, professeur des universités, membre du collège « lutte contre les discriminations et promotion de l'égalité » du Défenseur des droits, membre du comité stratégique pour l'ouverture sociale dans l'enseignement supérieur et du conseil scientifique de l'ENS :

Le racisme a effectivement une histoire. Il n'est pas, comme on pourrait le penser ou comme on peut le lire parfois, « de tout temps ». Il n'est pas essentiellement lié à l'humanité. Dans le monde occidental, il apparaît à un moment donné dans l'histoire des hommes. Il peut aussi évoluer et disparaître. La question de son historicité est donc posée. À ce titre, il est indissociable des systèmes de pouvoir. Ce n'est pas une idéologie flottante. Il est attaché aux relations de pouvoir que les Européens – puisque c'est d'eux que nous parlons surtout ici – ont entretenues avec le reste du monde, dans le grand mouvement de colonisation qui commence à l'époque moderne à travers différentes incarnations. La question de l'esclavage est absolument centrale, en particulier pour le racisme anti-Noirs.

La question d'histoire posée ce jour porte sur les liens entre les situations de racisme présentes et celles du passé. Si l'on peut reconnaître que le présent ne répète pas le passé, il serait inconséquent de penser qu'il n'entretient aucun lien avec lui. De nombreux travaux et des débats très vifs ont lieu dans le monde universitaire et au-delà pour essayer de penser les trajectoires historiques. Il ne s'agit pas de rabattre le présent sur le passé, mais de regarder les legs historiques qui façonnent notre société. Dans ces débats, une certaine tension peut s'exercer entre l'une et l'autre position.

Le vaste domaine des études postcoloniales s'attache précisément à ces legs – à ce que l'historien américain Frederick Cooper appelle « les éclaboussures du passé ». Des positions plus radicales, qualifiées parfois de décoloniales, tendent à dire que l'on est encore dans le passé et que, dans la société française, les relations sont fondamentalement coloniales. Cela justifie la mobilisation d'un vocabulaire historique pour parler de la société présente, ce qui peut poser problème aux yeux de l'historien que je suis.

D'une manière générale, nous voyons bien la place qu'occupe l'histoire. Même les jeunes sans formation particulière reconnaissent l'existence des legs. L'on voit bien que ceux qui étaient tout en bas de l'échelle sociale jadis y sont demeurés. Ainsi, dans toutes les sociétés où l'esclavage a existé, les descendants d'esclaves, à quelques exceptions près, sont encore majoritairement tout en bas de la société. Dans les sociétés héritières de l'esclavage, il existe des permanences tout à fait frappantes dans l'ordre social, les structures sociales, les affaires de couleur de peau, comme dans le monde caribéen. Cette présence obsédante de l'histoire est essentielle.

Par ailleurs, une norme sociale, très forte, proscrit les propos et les actes racistes. Ces derniers peuvent donner lieu à des procédures pénales et c'est très bien ainsi. Il n'est pas facile, heureusement, de s'affirmer tranquillement comme raciste, et ceux qui le font en France évoluent dans des marges qui font l'objet d'un regard dans l'ensemble très réprobateur.

Toutefois, la dominante est moins le racisme « pur et dur », à l'ancienne, fondé sur l'existence des races, qui s'est solidifié scientifiquement au XIXe siècle, que ce que l'on appelle le néo-racisme ou le racisme culturel. On ne dit pas que l'on croit à l'existence des races ni qu'il existe des hiérarchies dans nos sociétés, mais l'on dit que certains groupes et certains peuples ont des particularités culturelles – manières d'être, modes de vie, religions, etc. – qui les rendent inaptes et impropres à vivre dans notre société. Ces groupes ne peuvent s'intégrer en raison de ces caractéristiques. La dominante est donc plutôt culturelle que fondée sur la race. On parle d'un racisme sans race pour qualifier ces formes de néo-racisme.

En ce qui concerne le racisme anti-Noirs, auquel je m'intéresse particulièrement, il est frappant de constater, comme le montre notamment la dernière enquête de la Commission nationale consultative des droits de l'homme (CNCDH) rendue publique en juin, que les personnes noires ont un indice d'acceptation très élevé dans la société française, à l'inverse des personnes roms qui font l'objet d'une forte stigmatisation. Pourtant, les personnes noires ont un ressenti différent. Ce ressenti porte sur un quotidien fait de petites remarques et de ce que l'on appelle des micro-agressions. Se pose aussi la question des discriminations directes ou indirectes, qui n'apparaissent pas comme racistes aux yeux des personnes interrogées de manière générale. Ce dernier point peut permettre d'expliquer le décalage entre le ressenti des personnes directement concernées et les résultats des enquêtes générales menées sur la société.

Nous pouvons avancer également une autre explication, liée au paradoxe de Tocqueville selon lequel plus une société progresse en tolérance, plus l'écart par rapport à l'idéal paraît insupportable.

Depuis les années 1960, la tolérance progresse de manière tendancielle. On dit parfois, de façon un peu rapide, que le racisme progresse dans la société française. La situation est plus compliquée. Il est frappant à ce titre d'étudier les meurtres et comportements racistes qui se produisaient dans les années 1960 et 1970. Dans l'ensemble, la société progresse donc en tolérance, à travers l'éducation, les diplômes. Pour autant, l'écart par rapport à la norme paraît intolérable.

Ces questions sont vives, brûlantes. On le voit avec le mouvement Black Lives Matter, qui est en résonnance avec le meurtre de George Floyd survenu en mai, mais qui a également une dynamique propre interne à la France. Il ne s'agit pas simplement d'un objet d'importation. Les questions de racisme ne sont pas importées, venues d'ailleurs. Elles sont bien propres à notre société.

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