Intervention de Audrey Célestine

Réunion du mercredi 9 septembre 2020 à 15h00
Mission d'information sur l'émergence et l'évolution des différentes formes de racisme et les réponses à y apporter

Audrey Célestine, politiste, maître de conférences, membre de l'Institut universitaire de France :

Mes travaux doctorants ont porté sur la manière dont des personnes originaires des Antilles – désignées officiellement comme ultramarines – peuvent se mobiliser dans le contexte français, une situation que j'ai comparée avec celle des Portoricains aux États-Unis. Cette étude analyse la façon dont les pouvoirs publics appréhendent des formes de mobilisation que l'on pourrait qualifier d'identitaires, et sur la manière dont les groupes eux-mêmes, mais aussi les personnes, à titre individuel, se mobilisent, dans ces contextes a priori différents.

Ces mobilisations recouvrent des thèmes variés – discriminations, mémoire de l'esclavage, etc. Souvent présentées comme identitaires, voire communautaires ou communautaristes, elles traitent en réalité principalement de la tension entre la demande de reconnaissance et la rupture d'égalité dans le traitement de ces citoyens pour l'essentiel, dans le cas français, racialisés comme Noirs. Aller au-delà du mot-valise « identité » était important pour montrer combien ces éléments étaient articulés entre eux.

Ces citoyens sur lesquels j'ai commencé à travailler pendant ma thèse sont des citoyens français qui reflètent par leurs trajectoires la tension forte qui existe entre les principes républicains et la réalité de leurs expériences, souvent faites de processus de racialisation et de rencontres du racisme dans diverses arènes. Le cas des personnes ayant migré massivement de l'outre-mer vers l'hexagone, souvent au gré de politiques spécifiques qui ne s'appliquaient qu'à elles, est précisément au cœur de cette tension.

Dans les années 1960 et 1970, nombre d'entre elles sont venues par l'intermédiaire d'un organisme méconnu, le bureau pour le développement des migrations dans les départements d'outre-mer (BUMIDOM). Cela explique pourquoi il y a tant d'aides-soignantes antillaises et pourquoi tant d'Antillais travaillent à l'Assistance publique – hôpitaux de Paris (AP-HP) et à La Poste. Beaucoup d'entre eux pensaient opérer un simple déplacement sur le territoire national à partir de leurs territoires passés du statut de colonies à celui de départements en 1946. Or ils se sont trouvés confrontés au racisme de leurs concitoyens ainsi qu'à des formes de traitement spécifiques de la part des institutions et de l'État. Certains ont même eu à suivre des cours d'adaptation pour bien connaître la réalité métropolitaine.

Ces personnes viennent également de territoires de dérogation dans lesquels le legs colonial est très fort. Je m'inscris dans la ligne de ceux qui considèrent que la période actuelle est à distinguer de la période coloniale. Pour autant, celle-ci a un impact sur la manière dont les hiérarchies et les dominations se déploient dans ces territoires. À titre d'exemple, l'histoire de l'application de la sécurité sociale en outre-mer dévoile certaines conceptions qui tendaient à montrer la famille dans ces territoires comme nécessairement dysfonctionnelle. Il existe donc des dispositifs étatiques qui traitent ces gens différemment.

Je voudrais revenir sur un deuxième enjeu, lié à la production des savoirs. Nous connaissons bien les conditions de venue, l'expérience sociale des populations noires en France – qu'elles soient originaires d'outre-mer ou d'ailleurs –, leurs relations avec les pouvoirs publics locaux ou nationaux, la manière dont elles vivent au sein d'institutions comme l'école ou l'hôpital, ainsi que leur rapport à la police, car une recherche dynamique est conduite sur ces questions. Concernant l'expérience des populations noires en France, l'ouvrage publié par Pap Ndiaye dans les années 2000 a été très important. Pour autant, ce travail est soumis à des conditions compliquées dans le monde de la recherche et se heurte à un contexte extrêmement hostile en France, où ces thématiques sont considérées comme des niches ou des filons dont les résultats auraient le pouvoir de « casser la République en deux ».

Cette petite phrase a son importance car elle décrédibilise des travaux souvent menés de longue haleine, avec rigueur et sérieux, mais qui peinent à gagner leur légitimité dans l'espace académique. Or ces travaux montrent dans leur ensemble, avec de nombreuses nuances, que ce qui casse la République, c'est précisément que des enfants français soient traités comme des sous-citoyens et voient leur expérience marquée par l'altérisation radicale que constitue la racialisation. Il est important de le souligner. Il faut lire ces travaux en essayant de s'extraire de métaphores telles que la « tenaille identitaire » ou de l'idée selon laquelle il n'existerait qu'une alternative entre communautarisme et universalisme abstrait. La recherche vise précisément à comprendre la manière dont sont produites des logiques marquées par des catégorisations raciales. Il ne s'agit pas de porter là-dessus un jugement moral, mais de tenter de comprendre le réel.

Enfin, il est important de comprendre le moment actuel plutôt que de le fustiger. Je parle de ma position de chercheur en sciences sociales. Il est impressionnant de voir une jeunesse se mobiliser sur ces questions. Des mobilisations ont eu lieu en juin, en partie en écho à ce qu'il se passait aux États-Unis, mais qui suivaient également des dynamiques propres, nationales. J'ai vu sur le terrain des gens très jeunes, que l'on pouvait identifier comme blancs, comme noirs, se mobiliser en raison de ce que plusieurs chercheurs désignent comme un « sens commun ». Une partie de notre jeunesse a une expérience du racisme. Cette expérience est commune à des gens originaires d'endroits très différents – leurs parents viennent des Antilles ou d'Afrique subsaharienne – ainsi qu'à leurs camarades qui assistent à leurs contrôles d'identité, aux petites vexations comme aux grandes discriminations. Cela explique que l'on ne trouve pas que des petits Noirs dans les mobilisations en question.

L'importation américaine se joue moins dans la mobilisation – la France a une longue histoire de mobilisations populaires et de mobilisations antiracistes – que dans les mots employés. Le slogan Black Lives Matter relève d'un registre discursif mobilisé dans le contexte français pour combler un manque. Il ne s'agit pas simplement d'une forme d'imitation de ce qui se produit aux États-Unis, mais d'une appropriation visant à l'inscrire dans des dynamiques propres.

Il est très important de connaître l'histoire, mais aussi de la « dé-généalogiser ». J'ai eu l'occasion de participer à des ateliers en lycée pour expliquer que l'histoire de l'esclavage avait eu notamment pour conséquence de créer des catégories que l'on continuait à utiliser – Blancs, Noirs –, qui se sont durcies dans la deuxième partie de cette histoire. Cependant, cette histoire ne concerne pas seulement des lycéens ou des collégiens issus de quartiers défavorisés ou identifiés comme Noirs. Or souvent, ce sont les professeurs des établissements de ces quartiers qui sollicitent les experts. Il me semble donc très important de « dé-généalogiser » cette histoire. Que l'on veuille connaître davantage l'histoire des Antilles et de l'Afrique pour des raisons personnelles est une bonne chose. En revanche, comprendre l'impact de l'histoire de la colonisation, de l'histoire de l'esclavage et de ses suites dans la fabrique même du pays me semble essentiel et n'intéresse pas uniquement ceux que l'on considère comme principalement concernés. Comprendre l'importance du sucre ou du coton dans l'histoire du pays, cela concerne tout le monde.

Ce qu'il se passe en ce moment témoigne moins d'une volonté de se séparer que d'une tolérance de moins en moins grande à ce qui est, de fait, inacceptable : l'inégalité, et le traitement inégalitaire que subissent ces jeunes en raison de la manière dont ils sont identifiés racialement.

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