Intervention de Pap Ndiaye

Réunion du mercredi 9 septembre 2020 à 15h00
Mission d'information sur l'émergence et l'évolution des différentes formes de racisme et les réponses à y apporter

Pap Ndiaye, historien, professeur des universités, membre du collège « lutte contre les discriminations et promotion de l'égalité » du Défenseur des droits, membre du comité stratégique pour l'ouverture sociale dans l'enseignement supérieur et du conseil scientifique de l'ENS :

Il existe aux États-Unis des formes de reconnaissance institutionnelle des communautés que l'on ne trouve pas en France. La revendication et la fierté identitaires y sont plus banales. Les questions relatives aux discriminations y sont donc étudiées et reconnues, y compris par les autorités publiques. Les États-Unis ont une histoire plus ancienne de reconnaissance de l'existence de discriminations. En France, cela est relativement récent. Les inégalités racialisées y sont en outre mesurées par le biais du recensement et de ce que l'on appelle en France les statistiques ethniques – qui ne sont d'ailleurs pas ethniques.

Tout cela n'existe pas en France, où prédomine l'idée d'une République aveugle à la couleur de peau qui ne reconnaîtrait qu'une seule catégorie dans la communauté nationale, celle de citoyen.

Les deux pays sont confrontés à des problèmes différents. Du côté français on s'est longtemps abrité derrière cette idée d'une République « colorblind », aveugle à la couleur de peau. Il a été et il reste difficile d'expliquer que la couleur de peau compte en France. Ce n'est pas comme la couleur des cheveux ou des yeux. C'est un marqueur qui détermine en partie les trajectoires, les possessions, l'accès au travail, au logement, et les relations avec certaines institutions comme la police. Or ces questions ont longtemps été occultées par le discours présentant la République comme aveugle à ces distinctions.

Aux États-Unis, la situation est différente. Alors qu'en France l'espace national et l'espace colonial, celui de l'esclavage, étaient dissociés géographiquement, ces espaces étaient superposés aux États-Unis. L'esclavage avait lieu sur le sol national. Lorsqu'il a été aboli en 1865, des systèmes institutionnels « raffinés » ont été inventés, notamment dans le sud, des murs juridiques ont été élevés pour séparer les uns et les autres. C'est ce que l'on a appelé la ségrégation. En France, après l'abolition de l'esclavage en 1848, les autorités se sont dit que les anciens esclaves se trouvaient de toute façon à 6 000 kilomètres de là. La séparation géographique n'obligeait pas à instaurer ce genre de dispositif, même si l'abolition s'est traduite par des formes d'assignation géographique pour les anciens esclaves – à travers des carnets de travail, notamment.

Les Africains-Américains arrivés en France à partir de la Première guerre mondiale et des années 1920 – d'abord les soldats, puis les artistes – ont ressenti une bouffée de liberté. Ils échappaient à la ségrégation et aux lynchages qui faisaient l'ordinaire des États-Unis à l'époque. Ils pouvaient parler librement avec qui ils voulaient, s'asseoir à la terrasse d'un café sans être chassés ou causer d'émeute. Pendant une grande partie du XXe siècle, la France a représenté un espace de liberté pour les Africains-Américains. Des enquêtes montrent d'ailleurs que la France est restée populaire dans le monde africain-américain, y compris durant des périodes de tension comme lors de la guerre en Irak au début des années 2000 : ce groupe a résisté au discours antifrançais.

Cependant, cette histoire a été brouillée à partir des années 1960. Aux États-Unis, le mouvement pour les droits civiques a aboli la ségrégation et corrigé les injustices et les brutalités les plus flagrantes. Le grand écrivain africain-américain James Baldwin, arrivé en France en 1946 pour échapper au racisme institutionnel des États-Unis, est retourné là-bas dans les années 1960 car il lui semblait qu'il était possible de nouveau d'y vivre et de se battre. Dans le même temps, en France, un monde migrant arrivait d'Afrique du nord, d'Afrique subsaharienne et des Antilles et colorisait la société sans que des forces politiques et des mouvements intellectuels ne s'occupent du quotidien de ces populations, fait de discriminations et de formes de racisme parfois très prononcées.

L'un des enjeux auxquels nous sommes confrontés en France est de penser le discours de la République aveugle à la couleur de peau comme un objectif à atteindre, un horizon d'attente, un espoir futur, une perspective politique et non comme une réalité. J'aimerais bien qu'un jour la couleur de peau n'ait pas plus d'importance que celle des cheveux ! Force est de constater que nous n'en sommes pas là. Le concept de République colorblind n'est pas opérant pour décrire la réalité de la société française.

Aux États-Unis, ce n'est pas cela qui est en jeu. Le problème a trait aux rapports de force et aux tensions qui existent, à la reconnaissance par les Américains de phénomènes de racisme institutionnel et de violences, de meurtres racistes qui font la une de l'actualité. La question est de savoir comment ils gèrent cela dans le cadre d'un État fédéral, avec un président ouvertement hostile au monde africain-américain et qui s'appuie pour sa réélection sur un monde blanc qu'il définit comme tel et dont il prétend défendre les intérêts.

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