Intervention de Mario Stasi

Réunion du mardi 15 septembre 2020 à 18h00
Mission d'information sur l'émergence et l'évolution des différentes formes de racisme et les réponses à y apporter

Mario Stasi, président de la LICRA, avocat au barreau de Paris :

C'est également pour moi un vrai honneur, et un plaisir, que de m'exprimer devant vous au nom de la LICRA, en tant qu'avocat d'une cause que j'ai prise à bras le corps depuis une dizaine d'années. Elle s'inscrit dans le continuum du combat que je mène pour les libertés, pour le respect de la dignité de chacun, pour le respect du contradictoire, en ne cherchant pas la morale mais l'équité. Ce combat antiraciste et républicain vise à faire de chaque Français un citoyen.

Vous avez présenté la LICRA et moi-même comme faisant partie du monde associatif. Ce n'est pas ainsi que je me vis. Je ne condamne pas ceux qui se présentent d'abord comme faisant partie du monde associatif, mais je pense qu'il faut le dépasser, pour réfléchir en tant que citoyen, et s'efforcer de donner aux citoyens les outils de l'émancipation individuelle.

Nous essayons d'être concrets à la LICRA. J'en viendrai peut-être à donner quelques pistes sur les solutions à adopter. Tout d'abord, il ne faut pas résumer le combat antiraciste à un combat judiciaire, et encore moins à un combat judiciaire d'affaires médiatiques. La LICRA regroupe 80 avocats bénévoles, traite plus de 300 affaires par an, et accueille des centaines de victimes dans ses permanences ; mais lorsque nous en arrivons à un procès, je considère qu'il s'agit déjà d'un demi-échec.

J'écarte donc la définition réductrice du monde associatif, mais aussi celle qui voit nos combats avant tout comme des combats judiciaires. En revanche, j'insiste sur la responsabilisation des citoyens. La vigilance est très importante, la dénonciation également, mais le combat antiraciste ne doit pas se réduire à cela, sinon il ne sera pas efficace. Les combats judiciaires, la dénonciation et la vigilance indispensables sont bien loin de l'ambition d'un combat républicain, celui d'une association qui veut faire de chacun des Français des citoyens éclairés, dotés de sens critique, qui apprennent le doute et nourrissent leur réflexion d'un débat contradictoire avec l'autre.

Vous avez rappelé que la LICRA était la Ligue internationale contre le racisme et l'antisémitisme, et aussi que dans son objet figurait la lutte contre les discriminations ; vous avez fort bien fait de le mentionner, car cette lutte fait partie de notre identité. Je me permets de rappeler un point historique. La Ligue internationale contre l'antisémitisme (LICA) luttait en 1927 contre les pogroms, et pour l'accueil des Juifs d'Europe de l'Est qui les fuyaient. Très rapidement, son fondateur, Bernard Lecache, a affirmé qu'il ne fallait pas s'arrêter à l'accueil des Juifs. Ce combat pour la dignité humaine réunissait Albert Einstein, Joséphine Baker, Joseph Kessel, et des journalistes. Avant la Seconde Guerre mondiale, le « R » a été ajouté dans la dénomination, bien que l'acronyme n'ait changé qu'en 1979. Ainsi, très rapidement, il a été considéré comme réducteur de ne pas étendre l'objet de la LICRA à l'ensemble du racisme.

Lorsque nous obtiendrons des résultats significatifs en la matière, le racisme et l'antisémitisme commenceront mécaniquement à baisser, et reviendront à un étiage incompressible, mais moins inadmissible que celui que nous constatons aujourd'hui dans notre République. La lutte contre les discriminations, et j'ajoute, puisque j'ai évoqué la République, le bloc de la laïcité, sont pour nous les deux préalables à une lutte efficace contre le racisme et l'antisémitisme.

Que faisons-nous à la LICRA ? Nous luttons contre les discriminations avec les armes judiciaires qui sont les nôtres, c'est-à-dire en aidant des malheureux qui se voient refuser l'accès à l'embauche, sur la base de l'un des 27 critères de la loi. Mais malheureusement, si les associations sont recevables à mener des actions de groupe lors de discriminations à l'embauche, elles ne le sont plus pendant le cursus professionnel du salarié. Si le salarié constate une discrimination, il peut alors se tourner vers un syndicat, mais la LICRA n'est plus recevable, comme les autres associations ; voilà qui amène une piste de réflexion.

Je suis également favorable au curriculum vitae anonyme, comme un outil. Je suis, puisque nous avons évoqué les forces de police, favorable à la délivrance d'un récépissé au moment de la vérification d'identité, et favorable à tout ce qui permettra de rétablir un lien de confiance entre le citoyen et la force d'autorité.

Il faut bien évidemment lutter contre les discriminations, mais il faut également apprendre aux jeunes ce qu'est le bloc de la laïcité, qui ne permet pas seulement de vivre ensemble – car on peut vivre ensemble sans rien faire ensemble –, mais de construire ensemble. À la LICRA, nous avons des partenariats avec l'enseignement supérieur, l'Éducation nationale, avec des clubs de football, dans le domaine culturel, et dans la lutte contre la radicalisation. Nous intervenons et nous formons. Environ 30 000 collégiens et lycéens ont reçu l'année dernière la visite de bénévoles formés par la LICRA venus, à l'initiative des directeurs d'établissements et dans le cadre d'un partenariat, évoquer dans une classe le racisme, l'antisémitisme, et les génocides, dont la Shoah.

Il s'agit de casser ce réflexe du « et moi, et moi, et moi ». Nous vivons en effet dans une société victimaire en raison de la communautarisation, de la fragmentation, de l'assignation, et du repli identitaire. Le « et moi, et moi, et moi » se décline sur les réseaux sociaux, mais également dans les classes. Nous répondons : « oui, toi aussi, mais tu ne vas pas interdire à l'autre d'en parler ». On parle de la traite négrière, on parle du massacre des Tutsis. Pourquoi ne pas vouloir qu'on parle de la Shoah ?

Au-delà de ces thématiques, l'enjeu est de faire naître le doute. Il faut sortir des préjugés, qui peuvent provenir de la famille, mais aussi d'un réseau associatif, notamment les clubs de sports. Les préjugés inondent aussi ce déversoir de haine et d'immondices que sont les réseaux sociaux. Responsabilisation, doute, combat républicain sont nos maîtres mots.

Je vais terminer mon propos en soulignant la nécessité de ne pas confondre discrimination et racisme. Il faut conserver le sens des mots : toute forme de non-acceptation de l'autre n'est pas de la discrimination, et inversement tout racisme n'est pas discriminatoire. À force de vouloir tout résumer en peu de mots, on perdra la singularité de l'atteinte qui a été portée. Il ne faut donc pas amalgamer discrimination et racisme.

En conclusion, je vous soumets deux propositions. Tout d'abord, la responsabilisation signifie la sortie de l'anonymat sur les réseaux sociaux, mais aussi la responsabilisation des hébergeurs et des plateformes. Le fait d'héberger les serveurs aux États-Unis procure une forme d'impunité, car le site est alors protégé par le premier amendement de la Constitution américaine. Il faut réfléchir à cette question, trouver la défaillance du système, et envisager peut-être de nouvelles approches. Le fait de s'exprimer n'est pas anodin : dans la sphère privée on peut penser ce que l'on veut ou avoir chez soi des drapeaux nazis, mais dans l'espace public, « le mot engage » et l'on est responsable de ce que l'on produit.

Certains viennent dire, et c'est ma deuxième proposition, que finalement, les délits racistes ne sont que des délits de mots, et qu'après tout, il n'est pas gênant que M. Dieudonné M'Bala M'Bala bénéficie des mêmes règles procédurales qu'un journaliste qui aurait dérapé dans le cadre d'une tribune de Libération. Je rappelle que la loi de 1880 est une loi de protection des journalistes, certes, mais est avant tout une loi de liberté. Les individus comme M. Dieudonné M'Bala M'Bala bénéficient aujourd'hui d'une loi sur la liberté, qui protège le journaliste dans ce que son travail a de sacré.

Ce point fait l'objet d'un profond désaccord entre moi et Michel Tubiana, que vous avez reçu. Michel Tubiana fait partie d'un courant de pensée, tout à fait respectable par ailleurs, qui considère que le mot n'est pas l'acte, et que la parole est sacrée. Mais quand la parole mène à la haine, je ne vois pas ce qui différencie M. Dieudonné M'Bala M'Bala d'un délinquant ordinaire. Il faut donc sortir la loi dite Pleven de la loi sur la liberté de la presse, pour éviter que certaines personnes bénéficient de cette-dernière.

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