Mission d'information sur l'émergence et l'évolution des différentes formes de racisme et les réponses à y apporter

Réunion du mardi 15 septembre 2020 à 18h00

Résumé de la réunion

Les mots clés de cette réunion

  • LICRA
  • antisémitisme
  • combat
  • discrimination
  • racisme
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La réunion

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La mission d'information procède à l'audition, ouverte à la presse, de M. Mario Stasi, président de la Ligue internationale contre le racisme et l'antisémitisme (LICRA), avocat au barreau de Paris.

La séance est ouverte à 18 heures 20.

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Nous poursuivons nos auditions dans le cadre de la mission d'information sur l'émergence et l'évolution des différentes formes de racisme. Nous avons désormais le plaisir de recevoir M. Mario Stasi, président de la LICRA, par ailleurs avocat au barreau de Paris. Je vous rappelle que la mission d'information dans le cadre de laquelle vous êtes auditionné a été créée en décembre 2019, dans un contexte assez particulier, et avant le contexte récent qui a remis la question du racisme sur le devant de la scène médiatique à l'échelle internationale. Nous avons vocation à rédiger, à l'issue de nos auditions, un rapport qui dressera un état des lieux des différentes formes de racisme, mais proposera aussi des mesures et des pistes de réflexion au gouvernement pour essayer de rendre plus effective la lutte contre le racisme dans toutes ses dimensions, y compris nouvelles et évolutives.

Nous avons entendu des universitaires, des historiens, des sociologues, des statisticiens, et également des représentants du monde associatif dont vous faites partie. Nous avons entendu SOS Racisme, le Club du XXIe siècle, la Fédération nationale des Maisons des potes, et la Ligue des droits de l'homme (LDH). Le caractère incontournable de l'audition de la LICRA tient à sa visibilité dans l'opinion publique, notamment par les actions en justice dans lesquelles elle s'est portée partie civile et qui ont été largement médiatisées.

L'association a tenu des positions autour de notions polémiques, sur lesquelles nous aimerions revenir. Je pense à la discussion autour du terme « d'islamophobie », de « racisme anti-Blanc », de « racisation », ou de certaines méthodes qui prétendent lutter contre le racisme comme les « réunions non mixtes ». Tout cela nous intéresse évidemment beaucoup, dans l'analyse des différentes formes de racisme et d'antiracisme, et dans celle, parfois, de leurs effets pervers. Nous osons assez frontalement aborder ces questions avec nos interlocuteurs, et ne doutons pas que vous tiendrez un propos très libre sur la question.

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Je suis très heureuse de vous recevoir dans le cadre de cette mission. La LICRA a cette spécificité d'avoir elle aussi évolué dans le temps et d'avoir même changé son nom en ajoutant la lettre « R » à son acronyme. Peut-être pourrez-vous nous expliquer comment réconcilier les différents combats antiracistes dans une logique d'universalisme.

Au cours des semaines passées nous avons auditionné des responsables de lieux mémoriels, et il nous a été dit à plusieurs reprises que s'il ne devait pas y avoir de hiérarchie des haines et des racismes, il convenait peut-être d'établir des priorités en matière de lutte contre les discriminations. J'aurais voulu connaître votre point de vue sur cette question.

N'hésitez pas à être le plus concret possible, car nous sommes parvenus à un stade de notre mission où nous souhaitons entendre des propositions de solutions concrètes et pragmatiques.

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Mario Stasi, président de la LICRA, avocat au barreau de Paris

C'est également pour moi un vrai honneur, et un plaisir, que de m'exprimer devant vous au nom de la LICRA, en tant qu'avocat d'une cause que j'ai prise à bras le corps depuis une dizaine d'années. Elle s'inscrit dans le continuum du combat que je mène pour les libertés, pour le respect de la dignité de chacun, pour le respect du contradictoire, en ne cherchant pas la morale mais l'équité. Ce combat antiraciste et républicain vise à faire de chaque Français un citoyen.

Vous avez présenté la LICRA et moi-même comme faisant partie du monde associatif. Ce n'est pas ainsi que je me vis. Je ne condamne pas ceux qui se présentent d'abord comme faisant partie du monde associatif, mais je pense qu'il faut le dépasser, pour réfléchir en tant que citoyen, et s'efforcer de donner aux citoyens les outils de l'émancipation individuelle.

Nous essayons d'être concrets à la LICRA. J'en viendrai peut-être à donner quelques pistes sur les solutions à adopter. Tout d'abord, il ne faut pas résumer le combat antiraciste à un combat judiciaire, et encore moins à un combat judiciaire d'affaires médiatiques. La LICRA regroupe 80 avocats bénévoles, traite plus de 300 affaires par an, et accueille des centaines de victimes dans ses permanences ; mais lorsque nous en arrivons à un procès, je considère qu'il s'agit déjà d'un demi-échec.

J'écarte donc la définition réductrice du monde associatif, mais aussi celle qui voit nos combats avant tout comme des combats judiciaires. En revanche, j'insiste sur la responsabilisation des citoyens. La vigilance est très importante, la dénonciation également, mais le combat antiraciste ne doit pas se réduire à cela, sinon il ne sera pas efficace. Les combats judiciaires, la dénonciation et la vigilance indispensables sont bien loin de l'ambition d'un combat républicain, celui d'une association qui veut faire de chacun des Français des citoyens éclairés, dotés de sens critique, qui apprennent le doute et nourrissent leur réflexion d'un débat contradictoire avec l'autre.

Vous avez rappelé que la LICRA était la Ligue internationale contre le racisme et l'antisémitisme, et aussi que dans son objet figurait la lutte contre les discriminations ; vous avez fort bien fait de le mentionner, car cette lutte fait partie de notre identité. Je me permets de rappeler un point historique. La Ligue internationale contre l'antisémitisme (LICA) luttait en 1927 contre les pogroms, et pour l'accueil des Juifs d'Europe de l'Est qui les fuyaient. Très rapidement, son fondateur, Bernard Lecache, a affirmé qu'il ne fallait pas s'arrêter à l'accueil des Juifs. Ce combat pour la dignité humaine réunissait Albert Einstein, Joséphine Baker, Joseph Kessel, et des journalistes. Avant la Seconde Guerre mondiale, le « R » a été ajouté dans la dénomination, bien que l'acronyme n'ait changé qu'en 1979. Ainsi, très rapidement, il a été considéré comme réducteur de ne pas étendre l'objet de la LICRA à l'ensemble du racisme.

Lorsque nous obtiendrons des résultats significatifs en la matière, le racisme et l'antisémitisme commenceront mécaniquement à baisser, et reviendront à un étiage incompressible, mais moins inadmissible que celui que nous constatons aujourd'hui dans notre République. La lutte contre les discriminations, et j'ajoute, puisque j'ai évoqué la République, le bloc de la laïcité, sont pour nous les deux préalables à une lutte efficace contre le racisme et l'antisémitisme.

Que faisons-nous à la LICRA ? Nous luttons contre les discriminations avec les armes judiciaires qui sont les nôtres, c'est-à-dire en aidant des malheureux qui se voient refuser l'accès à l'embauche, sur la base de l'un des 27 critères de la loi. Mais malheureusement, si les associations sont recevables à mener des actions de groupe lors de discriminations à l'embauche, elles ne le sont plus pendant le cursus professionnel du salarié. Si le salarié constate une discrimination, il peut alors se tourner vers un syndicat, mais la LICRA n'est plus recevable, comme les autres associations ; voilà qui amène une piste de réflexion.

Je suis également favorable au curriculum vitae anonyme, comme un outil. Je suis, puisque nous avons évoqué les forces de police, favorable à la délivrance d'un récépissé au moment de la vérification d'identité, et favorable à tout ce qui permettra de rétablir un lien de confiance entre le citoyen et la force d'autorité.

Il faut bien évidemment lutter contre les discriminations, mais il faut également apprendre aux jeunes ce qu'est le bloc de la laïcité, qui ne permet pas seulement de vivre ensemble – car on peut vivre ensemble sans rien faire ensemble –, mais de construire ensemble. À la LICRA, nous avons des partenariats avec l'enseignement supérieur, l'Éducation nationale, avec des clubs de football, dans le domaine culturel, et dans la lutte contre la radicalisation. Nous intervenons et nous formons. Environ 30 000 collégiens et lycéens ont reçu l'année dernière la visite de bénévoles formés par la LICRA venus, à l'initiative des directeurs d'établissements et dans le cadre d'un partenariat, évoquer dans une classe le racisme, l'antisémitisme, et les génocides, dont la Shoah.

Il s'agit de casser ce réflexe du « et moi, et moi, et moi ». Nous vivons en effet dans une société victimaire en raison de la communautarisation, de la fragmentation, de l'assignation, et du repli identitaire. Le « et moi, et moi, et moi » se décline sur les réseaux sociaux, mais également dans les classes. Nous répondons : « oui, toi aussi, mais tu ne vas pas interdire à l'autre d'en parler ». On parle de la traite négrière, on parle du massacre des Tutsis. Pourquoi ne pas vouloir qu'on parle de la Shoah ?

Au-delà de ces thématiques, l'enjeu est de faire naître le doute. Il faut sortir des préjugés, qui peuvent provenir de la famille, mais aussi d'un réseau associatif, notamment les clubs de sports. Les préjugés inondent aussi ce déversoir de haine et d'immondices que sont les réseaux sociaux. Responsabilisation, doute, combat républicain sont nos maîtres mots.

Je vais terminer mon propos en soulignant la nécessité de ne pas confondre discrimination et racisme. Il faut conserver le sens des mots : toute forme de non-acceptation de l'autre n'est pas de la discrimination, et inversement tout racisme n'est pas discriminatoire. À force de vouloir tout résumer en peu de mots, on perdra la singularité de l'atteinte qui a été portée. Il ne faut donc pas amalgamer discrimination et racisme.

En conclusion, je vous soumets deux propositions. Tout d'abord, la responsabilisation signifie la sortie de l'anonymat sur les réseaux sociaux, mais aussi la responsabilisation des hébergeurs et des plateformes. Le fait d'héberger les serveurs aux États-Unis procure une forme d'impunité, car le site est alors protégé par le premier amendement de la Constitution américaine. Il faut réfléchir à cette question, trouver la défaillance du système, et envisager peut-être de nouvelles approches. Le fait de s'exprimer n'est pas anodin : dans la sphère privée on peut penser ce que l'on veut ou avoir chez soi des drapeaux nazis, mais dans l'espace public, « le mot engage » et l'on est responsable de ce que l'on produit.

Certains viennent dire, et c'est ma deuxième proposition, que finalement, les délits racistes ne sont que des délits de mots, et qu'après tout, il n'est pas gênant que M. Dieudonné M'Bala M'Bala bénéficie des mêmes règles procédurales qu'un journaliste qui aurait dérapé dans le cadre d'une tribune de Libération. Je rappelle que la loi de 1880 est une loi de protection des journalistes, certes, mais est avant tout une loi de liberté. Les individus comme M. Dieudonné M'Bala M'Bala bénéficient aujourd'hui d'une loi sur la liberté, qui protège le journaliste dans ce que son travail a de sacré.

Ce point fait l'objet d'un profond désaccord entre moi et Michel Tubiana, que vous avez reçu. Michel Tubiana fait partie d'un courant de pensée, tout à fait respectable par ailleurs, qui considère que le mot n'est pas l'acte, et que la parole est sacrée. Mais quand la parole mène à la haine, je ne vois pas ce qui différencie M. Dieudonné M'Bala M'Bala d'un délinquant ordinaire. Il faut donc sortir la loi dite Pleven de la loi sur la liberté de la presse, pour éviter que certaines personnes bénéficient de cette-dernière.

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Vous avez cité l'audition de Michel Tubiana. Ce qui paraît vous opposer très nettement, outre la question que vous venez de citer, c'est la différence entre racisme et discrimination. Michel Tubiana a déclaré que le racisme était un concept et la discrimination, son application pratique. Il a ajouté que, si l'État français ne pouvait pas être considéré comme raciste, il n'était pas impossible que certains services publics, comme la police, se rendent fréquemment coupables de discriminations. Quel regard portez-vous sur la capacité de l'institution judiciaire et policière à apporter une réponse efficace au racisme ?

Ma deuxième question porte sur les réunions non mixtes. Pourriez-vous nous donner un point d'actualité par rapport à ce qui s'est passé en 2017 en Seine-Saint-Denis ? Vous vous étiez opposé à ces réunions qui se proclamaient réservées à certains profils « racisés ».

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Mario Stasi, président de la LICRA, avocat au barreau de Paris

Considérer que la discrimination est l'application pratique du racisme, c'est amalgamer deux termes, et vider le racisme et l'antisémitisme de leur substance. Cette position est aujourd'hui défendue par la Commission nationale consultative des droits de l'homme (CNCDH) : il faut le savoir. Il y a tout un courant de pensée, à mon avis mortifère pour la République, qui amalgame racisme et discrimination. C'est aussi la logique de la mission sur les violences dites « policières » dans le cadre de laquelle ne sont entendues que des associations de victimes ou des associations communautaristes. Il apparaît clairement que l'on va englober le racisme dans les discriminations.

Sauf que le racisme anti-Blancs existe, mais qu'il n'est pas discriminatoire. Dans l'affaire que j'ai plaidée où un homme s'était fait violemment agresser dans le métro, sous les cris « sale blanc, tu vas crever », le tribunal et la cour ont retenu, à titre de circonstance aggravante, le racisme. Ainsi, judiciairement, le racisme anti-Blancs existe. Mais ce racisme ne provoque aucune discrimination à l'embauche, à l'entrée des boîtes de nuit, ou dans le cadre de l'acquisition d'un bien immobilier. On peut dire qu'il existe un racisme qui n'est pas discriminant. Discriminations et racisme ne sont donc pas totalement identiques.

Je ne suis pas sûr d'avoir compris votre question concernant la police. Existe-t-il du racisme dans la police ? Oui. Est-ce que la police est raciste ? Non. Est-ce qu'un manifestant qui traite un policier noir de traître et de « sale black » est coupable d'un propos raciste ? Oui. On peut donc être policier et victime de racisme. Existe-t-il un racisme systémique, un racisme d'État ? Non, nous ne vivons pas dans l'apartheid. Il n'y a aucune loi, ni aucune institution raciste dans notre République, mais il existe bien sûr des déviances individuelles et, dans la police comme ailleurs, des individus racistes.

Ce n'est pas pour autant qu'il faut renoncer à former. On peut théoriser sur les mots, faire évoluer les concepts, sans produire aucun effet dans le combat contre le racisme, l'antisémitisme, et les discriminations. Je joue moins sur les mots que Michel Tubiana, que j'apprécie, mais dont la culture et la conception de la République ne sont pas les miennes. On ne peut pas rapprocher la situation et la violence policière aux États-Unis de ce qui existe en France. Par ailleurs, il ne faut surtout pas extrapoler à partir d'une affaire judiciaire non résolue l'existence de violences d'État systémiques.

Les victimes de racisme et d'antisémitisme rencontrent cela étant des difficultés avérées à déposer plainte dans les commissariats partout en France, soit parce qu'on les néglige quand elles n'ont pas d'avocat, soit parce que des fautes de procédure sont commises faute d'une formation suffisante. Les délits racistes relèvent de la loi de 1881, avec des règles de procédures très strictes. Il existe de graves insuffisances dans la réception de plaintes de racisme et d'antisémitisme en France.

Nous avons essayé d'intervenir dans le cadre de la formation continue des magistrats. Nous avons trouvé porte close. Nous avons essayé d'intervenir à l'école nationale de la magistrature (ENM). Nous avons également trouvé porte close. Nous avons initié à Paris des réunions avec le Parquet, mais cela n'existe qu'à Paris et un peu à Lyon. Combien de chambres correctionnelles sont formées ? En pratique, Paris, Nanterre et Lyon. Or l'arsenal juridique est tellement compliqué qu'un magistrat non formé va à l'erreur.

L'accueil policier est également insuffisant. La LICRA est en train de formaliser une convention triennale avec le ministère de l'intérieur, comme nous le faisons avec Jean-Michel Blanquer sur les lycées et les collèges, afin de mener des formations dans les écoles de police et de gendarmerie. Il s'agit d'un travail de moyen et long terme, mais au moins, les personnes formées sauront comment recevoir une victime. Le public est tellement habitué, sur les réseaux sociaux, à un langage non tenu, qu'il nous faut rappeler que certains mots sont illicites, et d'autres acceptables. Ceci constitue une question d'éducation, mais nous allons donc aussi rappeler le cadre de la loi.

Il faut également une formation des parquetiers et des magistrats sur les lois relatives au racisme. La réflexion est exactement la même pour la lutte contre les discriminations. Je discutais tout à l'heure avec l'avocate à la commission juridique, Galina Elbaz, spécialiste des discriminations, qui fait face à des défauts de compétence lorsqu'elle se rend devant le conseil de prud'hommes. On peut aussi s'interroger sur le rôle de l'inspecteur du travail. Je disais qu'un bon combat est celui qui n'a pas besoin d'aller jusqu'au procès : un inspecteur du travail peut proposer une médiation, ou faire valoir au chef d'entreprise qu'il existe un « dérapage ». Il peut même utiliser l'article 40 et dénoncer des faits au Parquet, mais il ne le fait presque jamais. Par ailleurs, il faut former les magistrats. Il y a sur ces domaines spécifiques une vraie carence.

La réponse apportée par les magistrats est l'aboutissement de la chaîne, qui commence par l'accueil des victimes par les policiers ou les gendarmes et la rédaction du procès-verbal, et il importe que le délai d'un an soit respecté. Ensuite, le procès-verbal est transmis au procureur, qui va citer devant le tribunal, et soutenir l'accusation, en espérant que la synthèse soit conforme à la plainte, puisqu'elle ne reprend souvent pas exactement ses termes. Les règles sont donc assez précises. Arrive alors l'audience. À l'audience, comme dans le royaume de Michel Tubiana, le mot n'y est qu'un mot. Il a fallu plus de dix condamnations avant que de la prison avec sursis soit requise contre M. Dieudonné M'Bala M'Bala. Ceux que nous attaquons font de l'audience une scène politique, et se font les hérauts de leurs causes. Ils n'attendent que cela ! Les parquetiers sont presque absents. Les trois magistrats, et c'est parfaitement normal, sont tétanisés, et se disent qu'ils vont leur donner la parole pour bien respecter les droits de la défense et être inattaquables. Cela dure des heures, alors qu'un malheureux est jugé en 35 secondes.

Je me souviens d'une audience avec Alain Soral, où nous avions réclamé des dommages et intérêts très importants. Il s'est retourné vers nous et nous a dit : « vous voulez me mettre sur la paille ». Nous avons alors compris qu'au vu de la carence de la réponse pénale, seul l'argent pouvait être un frein à la parole raciste. C'est dire si aujourd'hui, la réponse pénale, dans ce qu'elle a de sanction, d'exemplarité, pour les délits de mots, est insuffisante notamment en raison de ce courant de pensée qui est encore très fort, qui considère qu'il ne s'agit que de mots. On sait pourtant le rôle joué par la radio des mille collines au Rwanda, qui a exhorté à exterminer « les cafards » ce qui a provoqué un million de morts en trois mois. C'est un cas extrême, j'en ai conscience, mais dans lequel seuls les mots ont incité à la haine génocidaire.

Ne négligeons pas le pouvoir des mots. Il faut sortir la loi sur le racisme du droit de la presse. Il faut faire de ces délinquants des délinquants de droit commun.

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Merci d'être revenu sur la loi de 1881. J'ai vu votre prise de position sur la proposition de faire entrer Joséphine Baker au Panthéon. Cela répond-il à une question de modèle dont ont besoin beaucoup de nos concitoyens qui, pour reprendre les termes de Michel Tubiana, ne sont pas « descendants de Gaulois » ? Au bout de trois jours, cette mesure sera oubliée. Après des actes forts et symboliques viennent d'autres revendications quelques mois ou années plus tard, et j'ai l'impression que nous n'en finirons jamais. Comment réparer ?

Nous souhaiterions également connaître votre position sur le blasphème.

Enfin, la LICRA agit autant sur le racisme que l'antisémitisme, qui figurent tous deux dans son nom. Avez-vous au quotidien, dans vos implantations locales, une égale répartition de vos missions et de vos combats sur ces deux sujets ? Parvenez-vous à toucher universellement les personnes victimes de racisme et d'antisémitisme en France ?

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Mario Stasi, président de la LICRA, avocat au barreau de Paris

La proposition de faire entrer Joséphine Baker au Panthéon est importante. Il s'agit d'un symbole. Mais un symbole ne sert à rien si aucune action de fond, de moyen ou long terme, n'est engagée : je songe à la formation dans les écoles et dans les entreprises, par exemple auprès des directeurs des ressources humaines. Quoi qu'il en soit, une femme noire, bisexuelle, libre, dont on connaît le talent artistique, qui a pris la parole juste avant Martin Luther King et son discours I have a dream et qui est fondatrice de la LICRA, a sa place comme personnalité de liberté.

Dans mon mandat, je m'interroge sur les moyens de faire en sorte que ce combat ne soit pas un combat « contre », mais un combat « pour ». Il s'agit d'un combat pour l'émancipation, et pour la liberté. C'est pourquoi je ne suis pas un militant associatif, mais un militant politique. Nous devons être non pas spectateur mais acteur pour une certaine vision de la République.

Je viens de signer dans Le Monde de ce week-end une tribune avec 69 intellectuels et acteurs pour la liberté d'expression, le droit au blasphème, et en soutien à Charlie Hebdo. Je suis avocat, et farouchement attaché à la liberté d'expression. Je considère que l'individu doit être respecté, mais je considère que la religion est de l'ordre de l'intime, et n'est pas une vérité. Le droit au blasphème fait partie de nos libertés. C'est ce qui me fait dire que je me bats tous les matins contre le racisme anti-musulman, et que je considère comme une escroquerie la notion d'islamophobie, qui vise à faire l'amalgame entre le dogme et la défense des individus. Le terme est fort, mais la LICRA est partie civile dans le procès en cours, à la demande des victimes. Nous soutenons sans faille ce droit qui fait partie de la liberté d'expression, et qui fait que la religion, d'une part, le droit, la loi et la République, d'autre part, sont à leur place.

Votre dernière question est très intéressante, car le catholique que je suis ne se pose jamais la question de savoir si je suis plus efficace dans la lutte contre l'antisémitisme ou dans la lutte contre le racisme. Il est vrai que cette question est compliquée. Certaines victimes de racisme sont antisémites. Certains juifs sont racistes. Je suis sur la crête de l'universalisme, je ne suis pas communautariste, et je n'ai donc pas le soutien des associations qui sont fortement ancrées d'un côté ou de l'autre. J'ai une ambition républicaine et politique qui fait que je dois convaincre, car je suis plus convaincant que séduisant. J'appelle à la raison, à la critique, au doute. Je me dois d'être respectueux des autres formes de combats antiracistes, sans être dupe de la malignité de ceux qui se servent d'une cause pour fragmenter la République.

À la LICRA, nous avons des sections à majorité musulmane. Nous ne parlons jamais entre nous d'Israël. Nous nous posons cependant la question des rapports entre antisionisme et antisémitisme, et nous disons en effet qu'aujourd'hui, l'antisionisme tel qu'il est exprimé relève de l'antisémitisme. Mais nous ne nous posons pas la question des diverses origines ou religions. Un député d'origine asiatique, M. Buon Tan, me disait recevoir de nombreuses plaintes, et me demandait si le racisme anti-Asiatiques faisait partie de nos missions. Il en fait partie, bien évidemment. La LICRA vise l'universalisme et si certains ont pu reprocher à l'association d'être composée majoritairement de juifs, ce n'est plus le cas aujourd'hui.

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J'ai l'impression en vous écoutant que le combat « contre » est perdu d'avance, car nous courrons après. Nous avons nous aussi établi notre principe de base sur le socle que vous avez appelé de différentes façons : la citoyenneté, l'universalisme, ce modèle républicain d'émancipation, de compréhension de l'altérité.

Or ce socle est actuellement totalement battu en brèche par un certain nombre de mouvements intellectuels, idéologues, qui ne tiennent pas simplement des propos vindicatifs contre l'un ou l'autre, mais ont bâti une vraie philosophie alternative, originaire des États-Unis mais de plus en plus présente en France. On peut l'appeler l'indigénisme, ou le néocolonialisme. Ces personnes considèrent que notre modèle d'intégration est un véritable « viol » vis-à-vis de leurs différences, et que l'on doit parvenir à un modèle qui n'est pas celui qui a été défendu en France depuis le début de la Troisième République, et peut-être même avant.

Nous rappelons sans cesse la doctrine de la Troisième République, qui défend l'ascenseur social et la méritocratie. Or cette doctrine n'est plus reconnue, faute d'éducation, par un certain nombre de nos concitoyens. Pourquoi avons-nous baissé les bras ? Je l'ignore, et j'en parle souvent avec le ministre de l'éducation nationale. Cela s'explique peut-être par l'absence d'acceptation de la mixité sociale.

On observe une augmentation des manifestations de phénomènes racistes et antisémites. Ne devrait-on pas changer d'angle de réflexion, en nous plaçant plus en amont, pour comprendre pourquoi notre modèle a échoué ? Lorsqu'on parle de laïcité, et je l'ai dit textuellement à Jean-Michel Blanquer, « on est ringard ». La charte de la laïcité est « ringarde ». Pourquoi en est-on arrivé là ? Comment lutter plus en amont pour ne pas « courir après le train » ?

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Mario Stasi, président de la LICRA, avocat au barreau de Paris

La nature a horreur du vide, et le vide a été comblé par des courants, heureusement encore minoritaires. J'ai bien conscience que ceux-ci ne sont pas la simple expression d'une colère, mais qu'il s'agit d'un courant de pensée politique. Ce n'est pas un hasard si j'ai considéré que le combat que nous menons est un combat politique, car deux blocs s'affrontent. Le premier est ambitieux, c'est le bloc universaliste. Cela peut sembler un cliché, mais l'universalisme, c'est expliquer qu'il ne faut pas être blanc pour défendre les Blancs, noir pour défendre les Noirs, qu'il n'y a pas de races, et que nous sommes tous ensemble.

Par cet exemple, je vous ai montré comment « déringardiser » des concepts. Je suis d'accord que nous avons là un problème. Je vous ai dit tout à l'heure que nous étions « plus convaincants que séduisants ». Encore faut-il aller vers celui qu'on cherche à séduire ou à convaincre ! On peut réfléchir des années à des concepts en cherchant à se rendre moins « ringard », mais si on ne va pas au combat, on ne change rien. Le problème n'est pas que nous ayons baissé les bras, mais que nous ayons laissé la place. Certains me disaient que nous avons une génération de perdue, et qu'il faudra quinze ans avant de pouvoir reformer une génération d'enfants avec des notions républicaines. Il faut donc combler ce vide.

Par ailleurs, il faut de la diversité dès le plus jeune âge, à l'école : c'est-à-dire un enfant handicapé, à côté d'un enfant valide, un enfant noir, à côté d'un enfant blanc. Notre mission a peut-être échoué, mais le Ku Klux Klan n'a pas le droit de défiler à Paris en hurlant « mort aux Noirs ». Notre corpus républicain est ébranlé, mais nous n'en sommes pas à une situation comparable à celle des États-Unis, et heureusement. Je ne sais pas si notre mission a échoué, mais je sais que notre corpus est remis en cause.

Je sais que le travail de reconquête durera de dix à quinze ans. Il n'y a pas plus « ringard » qu'une association antiraciste. Ou nous changeons de logiciel, ou nous continuons à dénoncer et à faire de la morale. Il y a une certaine jouissance à gagner des procès, mais nous n'aurons rien conquis.

Je ne pense pas que nous ayons échoué. Nous sommes au bord du gouffre. Des syndicats, des associations défendent la non-mixité, parlent de « racisés » et interdisent ceux qui ne le sont pas. Cela est contraire à l'esprit républicain. Il faut rétablir un rapport à l'autorité, mais à une autorité équitable pour tous. Il faut recréer un lien vertical, à partir de certaines valeurs, et à partir d'une certaine ambition. C'est peut-être utopique, mais je ne connais pas d'ambition qui ne le soit pas. On ne réussira certainement pas à faire disparaître le racisme et l'antisémitisme, mais on arrivera à les résorber jusqu'à des niveaux acceptables.

Ces courants de pensée sont aujourd'hui minoritaires. Les réseaux sociaux viennent aujourd'hui polluer la jeunesse en instrumentalisant une colère, une frustration ou une discrimination, pour en faire des éléments d'un magma idéologique mortifère. Le jour où nous arriverons à les réguler, un canal aura été coupé. Or si le courant minoritaire ne trouve plus à s'exprimer par les réseaux sociaux, comment fera-t-il ?

Il faut réinvestir la rue, les lycées, les quartiers, les zones périurbaines, et les zones agricoles. Nous avons commencé un travail avec l'ancien ministre de l'agriculture dans les lycées agricoles, et il faut que la République aille de nouveau former ces jeunes, car le racisme, l'intégrisme, et le communautarisme commencent à y porter leurs fruits. On oublie trop souvent ce milieu. Il faut ne pas « laisser la place ». Cela peut paraître ambitieux, mais sans cela, dans quarante ans, les mêmes associations antiracistes feront le même constat, dont nous sommes aussi responsables.

La séance est levée à 19 heures 15.

Membres présents ou excusés

Mission d'information sur l'émergence et l'évolution des différentes formes de racisme et les réponses à y apporter

Réunion du mardi 15 septembre 2020 à 18 heures 20

Présents. - Mme Caroline Abadie, Mme Stéphanie Atger, M. Jean-François Eliaou, M. Robin Reda

Excusé. - M. Bertrand Bouyx