Intervention de Silyane Larcher

Réunion du mardi 22 septembre 2020 à 17h00
Mission d'information sur l'émergence et l'évolution des différentes formes de racisme et les réponses à y apporter

Silyane Larcher, politiste, chargée de recherche à l'unité de recherche migrations et société du CNRS :

En préparant cette intervention, le thème m'a semblé assez large, et je me suis interrogée sur les points les plus importants qu'il convenait d'aborder devant des parlementaires. Consciente de l'occasion unique qui m'était offerte de m'exprimer ici en tant que chercheure, j'ai pris le temps d'y réfléchir car je suis convaincue que la volonté politique de lutter contre le racisme et les discriminations n'est pas suffisamment robuste en France.

Vous m'auditionnez le 22 septembre, une date symbolique, celle de l'abolition de l'esclavage aux États-Unis. Les recherches sur ces sujets remontent à bien avant ma naissance. À la fin des années 1970 déjà, les chercheurs français s'interrogeaient sur la pertinence de l'approche, par les sciences sociales, de l'histoire du racisme ainsi que des discriminations vécues par les populations immigrées et leurs enfants. Ce type de débat a régulièrement été politisé et les chercheurs s'y retrouvent mêlés, parfois contre leur gré.

Je mène actuellement une recherche en sociologie et en ethnographie sur la mobilisation politique de jeunes femmes d'ascendance subsaharienne et caribéenne, qui se qualifient comme afroféministes en France et en Île-de-France. Ce travail de recherche s'inscrit dans ma réflexion plus large sur les tensions qui habitent l'universalisme républicain français ; il s'appuie tout d'abord sur une investigation historique et juridique, portant sur les grands principes républicains de liberté, d'égalité et de fraternité. Il constitue également une enquête contemporaine sur des logiques qui concernent majoritairement des jeunes femmes issues des classes populaires.

Une grande confusion règne actuellement sur la définition de l'expression « universalisme républicain ». Chacun aujourd'hui se revendique républicain, quelle que soit sa couleur politique. Or l'histoire de la République est de dimension transnationale, et renvoie à l'histoire de la relation coloniale entre la France métropolitaine et ses anciennes colonies. Dans notre pays a prévalu une certaine adhésion à l'idée républicaine, à l'égalité républicaine, pour ce qu'elle comportait de promesses d'émancipation et d'égalité sociale et, dans le contexte post-esclavagiste que j'ai étudié, de liberté socioéconomique. Cette idée se traduit par une participation à la citoyenneté, une inclusion dans la communauté nationale. Elle renvoyait à un ensemble de droits formels comme sociaux.

Je ne reviendrai pas sur l'histoire de l'affaiblissement de l'État social dans notre pays, mais il me semble qu'on ne peut comprendre la politisation de certains groupes issus de minorités dites « ethnoraciales » sans tenir compte des désillusions inhérentes aux discriminations et aux inégalités sociales. La question qui vous préoccupe est indissociable d'une réflexion sur l'état socioéconomique du pays, et en particulier, sur l'évolution de la pauvreté et la croissance des inégalités.

Une chercheuse africaine-américaine disait que le discours politique autour de l'antiracisme relevait en France de la pensée magique : un discours incantatoire, déconnecté d'un certain nombre de dispositifs judiciaires, institutionnels, prenant à bras-le-corps ces questions. Cette affirmation est certes abrupte, et sans doute caricaturale ; néanmoins, vu l'insuffisance de la réponse pénale aux infractions à caractère raciste dans notre pays, elle soulève des questions.

Je vous donnerai quelques chiffres qui émanent des rapports annuels que remet au gouvernement la Commission nationale consultative des droits de l'homme (CNCDH), qui émet chaque année des préconisations (soixante dans son dernier rapport) dont certaines récurrentes mais qui restent lettre morte. Les travaux de la CNCDH sont insuffisamment entendus par les institutions. Les décideurs politiques ne s'en inspirent pas assez.

En 2019, les plaintes concernant les infractions à caractère raciste, c'est-à-dire en raison de l'origine, de l'ethnie, de la nation, de l'assignation prétendue à une race ou à une religion, ont augmenté de 11 %. D'ailleurs les recherches montrent que ces données sont sous-évaluées car nombre de victimes ne portent pas plainte. Il est très compliqué de prouver l'intention raciste d'un propos insidieux. Ces infractions non recensées sont ce que la CNCDH appelle le « chiffre noir » des infractions à caractère raciste.

Par ailleurs, le taux de relaxe y est deux fois supérieur à la moyenne des affaires portées devant les juridictions pénales en France. Existe-t-il un déficit de formation des policiers chargés de recueillir les plaintes ou des magistrats au sein de l'école nationale de la magistrature (ENM) ou à leur entrée en fonction ? Les autorités judiciaires doivent être plus vigilantes.

Une autre question concerne le contexte familial, social et géographique. Je souhaiterais insister sur deux domaines en particulier : le monde professionnel et l'école. En matière de travail, notre législation antidiscriminatoire me semble assez innovante dans la mesure où il appartient à l'employeur d'apporter les éléments permettant de le disculper.

Néanmoins, la distribution socioéconomique des fonctions professionnelles fait apparaître un certain nombre de caractérisations ethnoraciales. Cette question recoupe le problème des discriminations et des logiques de racialisation. C'est à dessein que je n'utilise pas le terme de « racisme », qui englobe des concepts trop divers. Je préfère donc parler de « processus de racialisation » qui régissent l'accès à certaines fonctions professionnelles.

Comme le montrent les statistiques, les personnes issues des minorités sont surreprésentées dans les postes subalternes. À l'inverse, les personnes catégorisées comme « blanches » sont plus présentes dans les postes à responsabilité. Ce phénomène s'explique notamment par les processus de recrutement et de construction de viviers de compétences, qui alimentent les préjugés à l'égard de certaines catégories sociales.

En décembre 2019 par exemple, le tribunal des prud'hommes de Paris a rendu un verdict reconnaissant « une discrimination raciale systémique » et décrivant un système organisé de domination raciste qu'ont subi vingt-cinq Maliens travaillant sur des chantiers de construction situés avenue de Breteuil. Les préjugés, construits historiquement, ont déterminé la spécialisation des personnes catégorisées comme noires dans les métiers de services, les métiers subalternes, et particulièrement dans des secteurs à forts besoins de main-d'œuvre. Une certaine hiérarchie s'était instaurée, des sans-papiers catégorisés comme « noirs » étaient affectés aux tâches les plus dangereuses, leurs contremaîtres étant pour la plupart d'origine maghrébine et les plus hauts postes occupés par des personnes catégorisées comme « blanches ».

Cette affaire – qui ne correspond pas à une situation isolée – a eu un certain retentissement médiatique car elle renvoie à une logique historique (construction des préjugés), sociale (organisation de l'immigration du travail) et à la hiérarchisation des professions dans le secteur du bâtiment. Ce phénomène se perpétue ensuite d'une génération à l'autre. Les parents des jeunes femmes afroféministes interrogées dans le cadre de mon enquête ont eux aussi travaillé dans les métiers du bâtiment, du nettoyage ou de la restauration rapide. Ce sont des filles d'immigrés nées dans notre pays, françaises, qui ont été scolarisées dans les écoles et les collèges des quartiers populaires, en particulier en Seine-Saint-Denis et dans le Val-de-Marne. En arrivant à l'âge adulte, elles rencontrent des difficultés d'accès à l'emploi.

J'en viens à la question de l'école. Je suis partie de cet exemple pour vous montrer les interactions entre l'histoire, la sociologie du travail, la sociologie de l'immigration, les processus de racialisation et l'ethnicisation des compétences dans des secteurs professionnels. La socialisation de ces personnes dans la société française nous oblige à nous interroger sur le sort des enfants d'immigrés, qui pâtissent de la précarité et de la marginalisation de leurs parents. Elles sont également freinées dans leur ascension sociale par des difficultés scolaires.

Les concepts d'émancipation sociale et d'égalité des chances sont biaisés dans divers secteurs de la société française. Je m'appuierai sur les résultats de l'enquête Trajectoires et origines (TEO), qui remonte à plus de dix ans. Sur un échantillon de personnes de 18 à 35 ans, il apparaît que 24 % des fils d'immigrés n'ont obtenu aucun diplôme durant leur scolarité, contre 16 % pour les « Français de souche ». On note cependant que les femmes ont de meilleurs résultats, en particulier celles dont les parents sont d'ascendance subsaharienne et antillaise, par rapport aux hommes du même âge. Pour autant, j'ai constaté au cours de mes travaux que ces femmes étaient souvent sujettes à des discriminations au travail et à des insultes insidieuses dans leur parcours de vie. Même celles qui ont obtenu un diplôme de niveau licence ou maîtrise ont été confrontées à un chômage de longue durée, à la précarité et ont des difficultés à accéder à un emploi à la hauteur de leurs qualifications.

Ainsi, outre les dynamiques sociales générales d'inégalité sociale, au sein même du parcours scolaire et universitaire, un certain nombre d'embûches pèsent sur le rapport que certains de nos concitoyens ont à l'idéal d'inclusion que la société française prétend apporter.

Les hommes rencontrent eux aussi des difficultés importantes d'accès aux diplômes et à l'emploi. 30 % des fils d'immigrés du Maghreb ou d'Afrique subsaharienne n'ont pas obtenu leur BEPC. Nous constatons donc que l'échec scolaire touche davantage les garçons.

Des recherches menées par des collègues, notamment au sein de l'unité de recherches migrations et société (Urmis) de l'université Paris-7, mettent en évidence que les enseignants et les conseillers d'orientation ont parfois trop tendance à orienter certains élèves vers des filières techniques ou des métiers de service. Certaines jeunes femmes que j'ai rencontrées m'ont d'ailleurs expliqué que les élèves catégorisées comme blanches étaient moins souvent orientées vers ces filières techniques ou professionnelles. Je pense donc que promouvoir la variété des métiers et des positions sociales accessibles suivant le niveau scolaire égal contribuerait à relativiser cette association systématique des populations issues de l'immigration et des quartiers sensibles avec les métiers techniques et de services. Des initiatives ont d'ailleurs été lancées dans certains lycées de Seine-Saint-Denis ou du Val-de-Marne. Le ministère de l'éducation nationale pourrait s'en inspirer et être plus attentif à la contribution de l'orientation scolaire à l'ethnicisation de certaines professions.

La CNCDH recommande que les programmes scolaires reflètent davantage la dimension multiculturelle de l'histoire de France. Je sais que le terme de « multiculturalisme » fait l'objet de débats ; je ne l'aurais pas nécessairement employé. Mais nous devons insister sur le fait que l'histoire de la France est plurielle, qu'elle ne se limite pas à la Métropole. La proposition de la CNCDH n'appelle pas pour autant à renoncer à une histoire commune.

Je rejoins aussi une préconisation de la CNCDH sur la formation initiale des enseignants au sein des instituts nationaux supérieurs du professorat et de l'éducation (INSPE). Il s'agirait de leur faire comprendre les mécanismes qui encouragent insidieusement certains élèves à s'orienter vers des filières auxquelles ils se croient destinés par reproduction sociale. Il s'agirait donc de revoir la formation du personnel éducatif ainsi que la relation avec les parents et les élèves.

Je vous livre à présent mon opinion sur la question de l'universalisme. L'universalisme est une mise en effectivité de l'idéal d'universalité. Celle-ci n'est pas venue en 1789 des parlementaires parisiens de l'Assemblée constituante puis de la Convention nationale. Elle est venue du débat sur la question des colonies et de l'esclavage, dont nous sommes finalement les héritiers.

La question de l'esclavage n'a pas été posée d'emblée. Il s'agissait avant tout d'une discussion transatlantique, entre des acteurs à Paris de différentes positions, et des acteurs des colonies, d'abord les planteurs, les colons, puis ceux qu'on appelait les « libres de couleurs ». Ceux-ci, pour la plupart de ceux qui pouvaient s'exprimer à un niveau aussi important que le niveau parlementaire, possédaient eux-mêmes des esclaves. Ce débat a porté sur l'étendue du principe d'égalité et le contenu donné à la citoyenneté. Qui est citoyen de la République ? Qui est inclus dans cet idéal proclamé par la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen qui, dans son article premier, affirme que les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droit ? Nous sommes aujourd'hui les héritiers de ce débat, qui a permis de rendre la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen cohérente avec sa lettre.

C'est pourquoi, en tant que chercheuse, je ne me retrouve pas dans les débats médiatiques sur la notion d'universalisme. C'est dans une dynamique de débat, de confrontation, de conflit, qu'on actualise toujours un peu plus ce qui est posé comme un idéal – l'universel. Cela ne justifie pas pour autant que la question de l'universel et de l'universalisme soit aujourd'hui parfois confisquée par certaines élites qui se montrent sourdes aux cris de colère dans la société justifiés par un accroissement des inégalités sociales.

Les moyens par lesquels une partie de la jeunesse française construit une critique, certes parfois exagérée ou déconnectée de certaines réalités, doivent nous interpeller, quand nous voulons rendre vivants les principes inscrits au fronton des édifices publics : liberté, égalité, fraternité. Comment contribuer à la mise en œuvre de cet idéal d'égalité, notamment par des décisions pratiques, qui permettraient de l'institutionnaliser ?

L'idéal d'égalité est miné depuis un certain nombre d'années par des inégalités avant tout d'ordre social, mais qui ciblent en priorité certaines populations. Par conséquent, il est primordial de prendre en compte la reproduction des processus de racialisation dans l'organisation sociale, et de les penser en termes de répartition des ressources et des opportunités professionnelles.

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