Mission d'information sur l'émergence et l'évolution des différentes formes de racisme et les réponses à y apporter

Réunion du mardi 22 septembre 2020 à 17h00

Résumé de la réunion

Les mots clés de cette réunion

  • discrimination
  • esclavage
  • ethnique
  • racisme
  • statistique
  • universalisme
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La réunion

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La mission d'information procède à l'audition, ouverte à la presse, de Mme Silyane Larcher, politiste, chargée de recherche à l'unité de recherche migrations et société du Centre national de la recherche scientifique (CNRS).

La séance est ouverte à 17 heures 15.

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Notre mission d'information a été créée en décembre 2019. Elle a vocation à rédiger un rapport dressant un état des lieux des différentes formes de racisme dans la société française et formulant des propositions pour les combattre.

Nous avons l'honneur de recevoir Mme Silyane Larcher, chercheure en sciences politiques au CNRS et à l'École des hautes études en sciences sociales (EHESS). Silyane Larcher est spécialiste des études postcoloniales et a notamment travaillé sur les tensions autour de la notion d'universalisme républicain. Cette notion est parfois mise à l'épreuve par les inégalités historiques qui peuvent subsister entre différents groupes de citoyens.

Mme Larcher, puisque nous cherchons à analyser à la fois les formes anciennes de racisme et ses évolutions plus récentes, il est important de vous entendre ici pour réfléchir à des remèdes efficaces, sans renier pour autant nos principes fondamentaux, républicains et universalistes.

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Depuis le début de nos travaux, nous avons entendu des historiens, des politologues, des sociologues et des chercheurs de nombreuses disciplines, pour nous éclairer sur le racisme, ses nouvelles formes, et les moyens de le combattre.

Nos travaux seront structurés en trois volets. Le premier portera sur le racisme de croyance, car certains croient encore aujourd'hui à la thèse de la hiérarchie des « races », croyance qui se traduit par des propos et des actes répréhensibles. Un autre volet traitera des préjugés. Tout un chacun est susceptible d'en développer et il s'agit, par l'éducation, l'histoire et la mémoire, de prévenir leur apparition.

Enfin, l'ultime volet portera sur les discriminations, notion sur laquelle il n'existe pas nécessairement de consensus, et qui sont à l'origine d'un sentiment de racisme pour les populations qui en sont victimes.

Nous aimerions également entendre votre point de vue sur les déboulonnages de statues et sur les manifestations plus récentes des mouvements antiracistes.

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Silyane Larcher, politiste, chargée de recherche à l'unité de recherche migrations et société du CNRS

En préparant cette intervention, le thème m'a semblé assez large, et je me suis interrogée sur les points les plus importants qu'il convenait d'aborder devant des parlementaires. Consciente de l'occasion unique qui m'était offerte de m'exprimer ici en tant que chercheure, j'ai pris le temps d'y réfléchir car je suis convaincue que la volonté politique de lutter contre le racisme et les discriminations n'est pas suffisamment robuste en France.

Vous m'auditionnez le 22 septembre, une date symbolique, celle de l'abolition de l'esclavage aux États-Unis. Les recherches sur ces sujets remontent à bien avant ma naissance. À la fin des années 1970 déjà, les chercheurs français s'interrogeaient sur la pertinence de l'approche, par les sciences sociales, de l'histoire du racisme ainsi que des discriminations vécues par les populations immigrées et leurs enfants. Ce type de débat a régulièrement été politisé et les chercheurs s'y retrouvent mêlés, parfois contre leur gré.

Je mène actuellement une recherche en sociologie et en ethnographie sur la mobilisation politique de jeunes femmes d'ascendance subsaharienne et caribéenne, qui se qualifient comme afroféministes en France et en Île-de-France. Ce travail de recherche s'inscrit dans ma réflexion plus large sur les tensions qui habitent l'universalisme républicain français ; il s'appuie tout d'abord sur une investigation historique et juridique, portant sur les grands principes républicains de liberté, d'égalité et de fraternité. Il constitue également une enquête contemporaine sur des logiques qui concernent majoritairement des jeunes femmes issues des classes populaires.

Une grande confusion règne actuellement sur la définition de l'expression « universalisme républicain ». Chacun aujourd'hui se revendique républicain, quelle que soit sa couleur politique. Or l'histoire de la République est de dimension transnationale, et renvoie à l'histoire de la relation coloniale entre la France métropolitaine et ses anciennes colonies. Dans notre pays a prévalu une certaine adhésion à l'idée républicaine, à l'égalité républicaine, pour ce qu'elle comportait de promesses d'émancipation et d'égalité sociale et, dans le contexte post-esclavagiste que j'ai étudié, de liberté socioéconomique. Cette idée se traduit par une participation à la citoyenneté, une inclusion dans la communauté nationale. Elle renvoyait à un ensemble de droits formels comme sociaux.

Je ne reviendrai pas sur l'histoire de l'affaiblissement de l'État social dans notre pays, mais il me semble qu'on ne peut comprendre la politisation de certains groupes issus de minorités dites « ethnoraciales » sans tenir compte des désillusions inhérentes aux discriminations et aux inégalités sociales. La question qui vous préoccupe est indissociable d'une réflexion sur l'état socioéconomique du pays, et en particulier, sur l'évolution de la pauvreté et la croissance des inégalités.

Une chercheuse africaine-américaine disait que le discours politique autour de l'antiracisme relevait en France de la pensée magique : un discours incantatoire, déconnecté d'un certain nombre de dispositifs judiciaires, institutionnels, prenant à bras-le-corps ces questions. Cette affirmation est certes abrupte, et sans doute caricaturale ; néanmoins, vu l'insuffisance de la réponse pénale aux infractions à caractère raciste dans notre pays, elle soulève des questions.

Je vous donnerai quelques chiffres qui émanent des rapports annuels que remet au gouvernement la Commission nationale consultative des droits de l'homme (CNCDH), qui émet chaque année des préconisations (soixante dans son dernier rapport) dont certaines récurrentes mais qui restent lettre morte. Les travaux de la CNCDH sont insuffisamment entendus par les institutions. Les décideurs politiques ne s'en inspirent pas assez.

En 2019, les plaintes concernant les infractions à caractère raciste, c'est-à-dire en raison de l'origine, de l'ethnie, de la nation, de l'assignation prétendue à une race ou à une religion, ont augmenté de 11 %. D'ailleurs les recherches montrent que ces données sont sous-évaluées car nombre de victimes ne portent pas plainte. Il est très compliqué de prouver l'intention raciste d'un propos insidieux. Ces infractions non recensées sont ce que la CNCDH appelle le « chiffre noir » des infractions à caractère raciste.

Par ailleurs, le taux de relaxe y est deux fois supérieur à la moyenne des affaires portées devant les juridictions pénales en France. Existe-t-il un déficit de formation des policiers chargés de recueillir les plaintes ou des magistrats au sein de l'école nationale de la magistrature (ENM) ou à leur entrée en fonction ? Les autorités judiciaires doivent être plus vigilantes.

Une autre question concerne le contexte familial, social et géographique. Je souhaiterais insister sur deux domaines en particulier : le monde professionnel et l'école. En matière de travail, notre législation antidiscriminatoire me semble assez innovante dans la mesure où il appartient à l'employeur d'apporter les éléments permettant de le disculper.

Néanmoins, la distribution socioéconomique des fonctions professionnelles fait apparaître un certain nombre de caractérisations ethnoraciales. Cette question recoupe le problème des discriminations et des logiques de racialisation. C'est à dessein que je n'utilise pas le terme de « racisme », qui englobe des concepts trop divers. Je préfère donc parler de « processus de racialisation » qui régissent l'accès à certaines fonctions professionnelles.

Comme le montrent les statistiques, les personnes issues des minorités sont surreprésentées dans les postes subalternes. À l'inverse, les personnes catégorisées comme « blanches » sont plus présentes dans les postes à responsabilité. Ce phénomène s'explique notamment par les processus de recrutement et de construction de viviers de compétences, qui alimentent les préjugés à l'égard de certaines catégories sociales.

En décembre 2019 par exemple, le tribunal des prud'hommes de Paris a rendu un verdict reconnaissant « une discrimination raciale systémique » et décrivant un système organisé de domination raciste qu'ont subi vingt-cinq Maliens travaillant sur des chantiers de construction situés avenue de Breteuil. Les préjugés, construits historiquement, ont déterminé la spécialisation des personnes catégorisées comme noires dans les métiers de services, les métiers subalternes, et particulièrement dans des secteurs à forts besoins de main-d'œuvre. Une certaine hiérarchie s'était instaurée, des sans-papiers catégorisés comme « noirs » étaient affectés aux tâches les plus dangereuses, leurs contremaîtres étant pour la plupart d'origine maghrébine et les plus hauts postes occupés par des personnes catégorisées comme « blanches ».

Cette affaire – qui ne correspond pas à une situation isolée – a eu un certain retentissement médiatique car elle renvoie à une logique historique (construction des préjugés), sociale (organisation de l'immigration du travail) et à la hiérarchisation des professions dans le secteur du bâtiment. Ce phénomène se perpétue ensuite d'une génération à l'autre. Les parents des jeunes femmes afroféministes interrogées dans le cadre de mon enquête ont eux aussi travaillé dans les métiers du bâtiment, du nettoyage ou de la restauration rapide. Ce sont des filles d'immigrés nées dans notre pays, françaises, qui ont été scolarisées dans les écoles et les collèges des quartiers populaires, en particulier en Seine-Saint-Denis et dans le Val-de-Marne. En arrivant à l'âge adulte, elles rencontrent des difficultés d'accès à l'emploi.

J'en viens à la question de l'école. Je suis partie de cet exemple pour vous montrer les interactions entre l'histoire, la sociologie du travail, la sociologie de l'immigration, les processus de racialisation et l'ethnicisation des compétences dans des secteurs professionnels. La socialisation de ces personnes dans la société française nous oblige à nous interroger sur le sort des enfants d'immigrés, qui pâtissent de la précarité et de la marginalisation de leurs parents. Elles sont également freinées dans leur ascension sociale par des difficultés scolaires.

Les concepts d'émancipation sociale et d'égalité des chances sont biaisés dans divers secteurs de la société française. Je m'appuierai sur les résultats de l'enquête Trajectoires et origines (TEO), qui remonte à plus de dix ans. Sur un échantillon de personnes de 18 à 35 ans, il apparaît que 24 % des fils d'immigrés n'ont obtenu aucun diplôme durant leur scolarité, contre 16 % pour les « Français de souche ». On note cependant que les femmes ont de meilleurs résultats, en particulier celles dont les parents sont d'ascendance subsaharienne et antillaise, par rapport aux hommes du même âge. Pour autant, j'ai constaté au cours de mes travaux que ces femmes étaient souvent sujettes à des discriminations au travail et à des insultes insidieuses dans leur parcours de vie. Même celles qui ont obtenu un diplôme de niveau licence ou maîtrise ont été confrontées à un chômage de longue durée, à la précarité et ont des difficultés à accéder à un emploi à la hauteur de leurs qualifications.

Ainsi, outre les dynamiques sociales générales d'inégalité sociale, au sein même du parcours scolaire et universitaire, un certain nombre d'embûches pèsent sur le rapport que certains de nos concitoyens ont à l'idéal d'inclusion que la société française prétend apporter.

Les hommes rencontrent eux aussi des difficultés importantes d'accès aux diplômes et à l'emploi. 30 % des fils d'immigrés du Maghreb ou d'Afrique subsaharienne n'ont pas obtenu leur BEPC. Nous constatons donc que l'échec scolaire touche davantage les garçons.

Des recherches menées par des collègues, notamment au sein de l'unité de recherches migrations et société (Urmis) de l'université Paris-7, mettent en évidence que les enseignants et les conseillers d'orientation ont parfois trop tendance à orienter certains élèves vers des filières techniques ou des métiers de service. Certaines jeunes femmes que j'ai rencontrées m'ont d'ailleurs expliqué que les élèves catégorisées comme blanches étaient moins souvent orientées vers ces filières techniques ou professionnelles. Je pense donc que promouvoir la variété des métiers et des positions sociales accessibles suivant le niveau scolaire égal contribuerait à relativiser cette association systématique des populations issues de l'immigration et des quartiers sensibles avec les métiers techniques et de services. Des initiatives ont d'ailleurs été lancées dans certains lycées de Seine-Saint-Denis ou du Val-de-Marne. Le ministère de l'éducation nationale pourrait s'en inspirer et être plus attentif à la contribution de l'orientation scolaire à l'ethnicisation de certaines professions.

La CNCDH recommande que les programmes scolaires reflètent davantage la dimension multiculturelle de l'histoire de France. Je sais que le terme de « multiculturalisme » fait l'objet de débats ; je ne l'aurais pas nécessairement employé. Mais nous devons insister sur le fait que l'histoire de la France est plurielle, qu'elle ne se limite pas à la Métropole. La proposition de la CNCDH n'appelle pas pour autant à renoncer à une histoire commune.

Je rejoins aussi une préconisation de la CNCDH sur la formation initiale des enseignants au sein des instituts nationaux supérieurs du professorat et de l'éducation (INSPE). Il s'agirait de leur faire comprendre les mécanismes qui encouragent insidieusement certains élèves à s'orienter vers des filières auxquelles ils se croient destinés par reproduction sociale. Il s'agirait donc de revoir la formation du personnel éducatif ainsi que la relation avec les parents et les élèves.

Je vous livre à présent mon opinion sur la question de l'universalisme. L'universalisme est une mise en effectivité de l'idéal d'universalité. Celle-ci n'est pas venue en 1789 des parlementaires parisiens de l'Assemblée constituante puis de la Convention nationale. Elle est venue du débat sur la question des colonies et de l'esclavage, dont nous sommes finalement les héritiers.

La question de l'esclavage n'a pas été posée d'emblée. Il s'agissait avant tout d'une discussion transatlantique, entre des acteurs à Paris de différentes positions, et des acteurs des colonies, d'abord les planteurs, les colons, puis ceux qu'on appelait les « libres de couleurs ». Ceux-ci, pour la plupart de ceux qui pouvaient s'exprimer à un niveau aussi important que le niveau parlementaire, possédaient eux-mêmes des esclaves. Ce débat a porté sur l'étendue du principe d'égalité et le contenu donné à la citoyenneté. Qui est citoyen de la République ? Qui est inclus dans cet idéal proclamé par la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen qui, dans son article premier, affirme que les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droit ? Nous sommes aujourd'hui les héritiers de ce débat, qui a permis de rendre la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen cohérente avec sa lettre.

C'est pourquoi, en tant que chercheuse, je ne me retrouve pas dans les débats médiatiques sur la notion d'universalisme. C'est dans une dynamique de débat, de confrontation, de conflit, qu'on actualise toujours un peu plus ce qui est posé comme un idéal – l'universel. Cela ne justifie pas pour autant que la question de l'universel et de l'universalisme soit aujourd'hui parfois confisquée par certaines élites qui se montrent sourdes aux cris de colère dans la société justifiés par un accroissement des inégalités sociales.

Les moyens par lesquels une partie de la jeunesse française construit une critique, certes parfois exagérée ou déconnectée de certaines réalités, doivent nous interpeller, quand nous voulons rendre vivants les principes inscrits au fronton des édifices publics : liberté, égalité, fraternité. Comment contribuer à la mise en œuvre de cet idéal d'égalité, notamment par des décisions pratiques, qui permettraient de l'institutionnaliser ?

L'idéal d'égalité est miné depuis un certain nombre d'années par des inégalités avant tout d'ordre social, mais qui ciblent en priorité certaines populations. Par conséquent, il est primordial de prendre en compte la reproduction des processus de racialisation dans l'organisation sociale, et de les penser en termes de répartition des ressources et des opportunités professionnelles.

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Si je comprends bien, la devise républicaine apparaît creuse pour certains qui perçoivent un décalage entre leur vécu et la promesse de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen. Nous en parlions avec des historiens, la jeunesse semble partagée entre la nécessité d'apprendre cette histoire douloureuse pour le passé national – l'esclavage, la colonisation –, et la gloire de la Révolution française avec ses principes généraux.

Existe-t-il aujourd'hui à vos yeux des possibilités d'entorses à ce pacte universaliste, dans un objectif de mieux lutter contre le racisme ? Je pense à la question des statistiques ethniques, ou à la notion de discrimination positive. À l'étranger mais aussi en France – dans des entreprises de culture anglo-saxonne – des expériences sont conduites afin de rendre plus accessibles les postes à responsabilités aux personnes qui ne sont pas catégorisées comme blanches. Ces outils vous semblent-ils compatibles avec la notion d'universalisme ?

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Silyane Larcher, politiste, chargée de recherche à l'unité de recherche migrations et société du CNRS

Je pense que les usages politiques de l'histoire coloniale et de l'histoire de l'esclavage sont davantage des symptômes que des explications réelles. Ils permettent à certains d'expliquer un vécu de discrimination et de racisme. Mais cette question n'a pas besoin d'être portée publiquement uniquement de cette manière. J'ai rappelé qu'il existait depuis les années 1970 des recherches sur les discriminations et le racisme : à l'époque, elles se concentraient sur l'analyse des politiques migratoires, et de l'intégration des immigrés. La question de l'esclavage n'était pas aussi présente dans le débat public. Les usages politiques de la relation à l'esclavage et au passé colonial s'inscrivent eux-mêmes dans une histoire contemporaine, et doivent être compris dans la contemporanéité de la politisation d'un certain nombre de groupes militants ou non.

Est-ce que des mesures de discrimination positive seraient contradictoires avec l'universalisme ? L'universalisme appelle avant tout à la correction des inégalités et à l'incarnation du principe d'égalité. Les inégalités ne doivent pas être uniquement pensées en termes ethnoraciaux mais aussi en termes sociaux. Le fait de faire apparaître à l'antenne deux présentatrices noires sur France 2 ou TF1 ne traite pas les causes structurelles de l'inégalité d'accès à des promotions dans le monde du travail.

Comment mettre ces dispositifs en œuvre ? Je ne serais pas en mesure d'entrer dans les détails tant ces questions sont complexes et impliquent une approche pluridisciplinaire (sciences politiques, sociologie, droit). La charte adoptée en 2004 sur la diversité n'a pas du tout donné les effets escomptés. Je vous renvoie sur ce point aux travaux de ma collègue Milena Doytcheva. Cette charte prenait en compte trois critères : l'âge, le sexe et le handicap. Mais il existe d'autres types d'inégalités à l'égard par exemple des homosexuels ou des personnes issues des minorités.

Il faut donc imaginer des politiques sociables globales qui englobent l'école, le logement, et l'organisation des villes. Vous devriez vous intéresser particulièrement à la politique de la ville, pour comprendre comment le sentiment de ghettoïsation finit par prendre corps. Je vous recommande le sociologue Éric Maurin, auteur du livre Le Ghetto français.

Une politique de discrimination positive, comme celle menée par exemple par Sciences Po pour favoriser la représentation de jeunes issus de lycées de quartiers populaires, ne résout pas pour autant le problème des inégalités sociales, qui contribuent notamment à la précarisation accrue de certaines populations. J'ai évoqué la formation des enseignants, non pas pour ce qui touche à la matière enseignée, mais à leur rôle d'orientation. J'ai également abordé la question de la sensibilisation des enseignants à la manière dont des logiques de racialisation sont parfois intériorisées par les élèves, voire produites par le corps enseignant. Ces questions taboues ne doivent pas être négligées. Diverses recherches y sont consacrées, notamment sur l'assignation des élèves à certaines filières en fonction de leur nom de famille.

En parlant de l'événement révolutionnaire, je ne défendais pas le point de vue que les jeunes s'assimilent à des descendants d'esclaves plutôt qu'à des enfants de la Révolution. Certains le pensent vraiment, mais cela témoigne d'une mauvaise connaissance de l'histoire. Le législateur a mis en œuvre des politiques visant à corriger certains aveuglements. En l'occurrence, si la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen oublie les colonies, la législation ultérieure permettra l'inclusion des libres de couleur. Aussi, le discours qui consiste à dire que l'universalisme revient à faire silence sur ces sujets est faux.

À propos des statistiques ethniques, j'aimerais évoquer le recrutement des fonctionnaires au XIXe siècle, notamment dans le ministère des colonies. Les premières élites issues des Antilles, de la Guyane, et de la Réunion étaient en effet sous-représentées dans la fonction publique ; elles l'ont dénoncé et ces ministères ont produit des statistiques, pour prendre la mesure de ce phénomène. Nous sommes à la fin des années 1880, à une époque où le sujet de l'assimilation pesait dans le débat public.

Les statistiques ethniques sont très encadrées. Il est cependant possible de mener des enquêtes, dans le cadre des dispositifs prévus par la collaboration entre le Conseil national de l'information statistique (CNIS) et la Commission nationale de l'informatique et des libertés (CNIL). Ces enquêtes permettent de prendre la mesure de la sous-représentation de certaines populations dans différents métiers ou secteurs d'activité.

La difficulté posée par la statistique publique concerne l'assignation. Je m'interroge moi-même sur la catégorisation la plus pertinente. Devons-nous nous baser sur la couleur de peau ? Des chercheurs mènent des enquêtes sur l'appartenance ressentie ou perçue dans les yeux des autres. En restant soucieux d'un protocole qui préserve les usages des données d'enquêtes, il est possible d'analyser les logiques à l'œuvre dans certains milieux professionnels, et pas dans d'autres. Il en va de même dans certaines filières de formation d'élite. On peut s'interroger sur les critères de recrutement. Je vous soumets des pistes, mais vous aurez besoin de faire appel à des spécialistes de ces domaines.

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Je partage assez largement votre constat. Je pense néanmoins que vous êtes un peu dure avec les responsables politiques. Même s'il s'agit parfois d'incantations, beaucoup d'initiatives ont été menées et semblent aller dans le bon sens. J'ai beaucoup travaillé sur le problème des descendants d'esclaves, notamment dans le cadre d'un débat avec le comité Marche du 23 mai 1998. Je pense qu'il est important qu'il y ait deux dates, l'une pour célébrer l'abolition de l'esclavage et une autre pour permettre aux descendants d'esclaves d'honorer leur mémoire.

Nous nous heurtons à l'insuffisance de statistiques nous permettant de mesurer les phénomènes de discrimination et donc l'efficacité des politiques publiques dans ce domaine. C'est pourquoi j'ai longtemps été partisan de statistiques ethniques, car après tout, il faut « appeler un chat un chat ». Sans statistiques, comment peut-on juger objectivement de la pertinence des actions politiques ?

Toutefois, comment tendre vers l'universalité sans tomber dans le piège des revendications sur base ethnique ? J'ai rencontré ce problème en tant que maire de Sarcelles. Les gens me disaient : « vous avez embauché quatre Africains, ou quatre Antillais, et maintenant, nous, les « Beurs », nous voulons trois places ». Au motif qu'ils ont été discriminés, ils revendiquent des places comme si c'était un droit. Comment faire ?

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Silyane Larcher, politiste, chargée de recherche à l'unité de recherche migrations et société du CNRS

Je m'interroge aussi sur les utilisations potentielles de statistiques ethniques. Dans les pays anglo-saxons, on observe une surreprésentation des minorités parmi les victimes de la Covid -19. En France pourtant, la presse ne va pas jusqu'à dire que les populations d'origine subsaharienne et maghrébine sont surreprésentées, au motif que nous ne disposons pas de statistiques ethniques suffisantes. En réalité, la législation nous permet d'ores et déjà d'obtenir une photographie de ce genre de problèmes.

Néanmoins, je reconnais que ma position a évolué. Auparavant, je faisais partie des personnes catégoriquement opposées à l'usage de statistiques ethniques dans la statistique publique. Aujourd'hui j'y serais plutôt favorable, sous réserve que l'on définisse des catégories pertinentes, car si l'on fait simplement référence à la couleur de peau, que fait-on des métis ou de ceux qui sont d'ascendance africaine, mais qui passent pour blancs ? Ces cas sont très minoritaires, mais ils existent.

Je pense qu'il faut nous saisir des outils existants, et notamment des protocoles encadrés qui nous permettent d'évaluer des politiques publiques et les effets de certaines logiques sociales. Il faut peut-être même durcir l'obligation dans certaines situations d'évaluer des procédures de recrutement. La charte dont je vous ai parlé n'a pas été très contraignante pour les entreprises. La sociologue Milena Doytcheva va même jusqu'à parler de « blanchiment de l'usage de la diversité ». La charte n'a pas servi à recruter plus de personnes issues des minorités, alors même que c'était son but initial.

Je pense que si nous ouvrons le dossier des statistiques ethniques, il faudra sécuriser la manière dont nous construirons des catégorisations en statistique publique. Mais je ne suis pas persuadée que tous les phénomènes dont nous parlons nécessitent systématiquement la statistique publique pour être connus. Des travaux académiques existent déjà, par exemple sur l'école. Une enquête appelée « Acadiscri » est actuellement conduite à grande échelle sur les discriminations, notamment raciales, dans le monde académique, qui concernent aussi bien les étudiants, les enseignants, que les secrétaires. Plusieurs universités et le CNRS y participent. Je crains que les statistiques ethniques ne soient instrumentalisées sur le plan politique, d'où ma prudence.

En ce qui concerne la question des descendants d'esclaves, je n'étais personnellement pas favorable à la définition de deux dates différentes, même si c'était le souhait de certaines associations. Une telle mesure aurait satisfait les Antillais, les Guyanais et les Réunionnais, mais n'aurait pas réglé les inégalités sociales structurelles.

Nous aurions pu retenir la date de la première abolition de l'esclavage, le 4 février 1794, qui concernait les esclaves de Saint-Domingue, ce qui aurait satisfait les acteurs métropolitains comme ultramarins. Cette date est consensuelle, républicaine, et universaliste, dans le sens où elle témoigne d'une mise à l'épreuve de l'idéal d'égalité avec ses contradictions sociologiques et historiques. Cette date n'a pas été choisie pour des raisons qui m'échappent, et que je connais mal, car je n'étais pas membre du comité national pour l'histoire de l'esclavage. Lors de l'adoption de son décret du 4 février 1794, une délégation de parlementaire de Saint-Domingue était appelée la délégation des trois couleurs. Elle comprenait un noir, un mulâtre, et un blanc. C'était pensable. C'est donc notre imagination républicaine contemporaine qui est étriquée.

Toutefois, j'ai exprimé des avis assez critiques sur les politiques de reconnaissance et sur les politiques symboliques (commémorations, lois mémorielles, etc.). Elles ne coûtent pas cher, et c'est leur principal intérêt du point de vue de l'État. Elles lui évitent de mettre en place de vraies politiques sur l'école et sur la lutte contre l'ethnicisation de l'emploi dans certains secteurs professionnels. Or il faudrait plutôt renforcer l'arsenal judiciaire mais aussi les politiques orientées vers l'école, le logement ou la ville.

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Nous vous avons bien entendu. Je vous remercie de votre exposé, et des réponses que vous nous avez apportées.

La séance est levée à 18 heures 20.

Membres présents ou excusés

Mission d'information sur l'émergence et l'évolution des différentes formes de racisme et les réponses à y apporter

Réunion du mardi 22 septembre 2020 à 17 h 15

Présents. - Mme Caroline Abadie, M. François Pupponi, M. Robin Reda, Mme Michèle Victory

Excusé. - M. Bertrand Bouyx