Je pense que les usages politiques de l'histoire coloniale et de l'histoire de l'esclavage sont davantage des symptômes que des explications réelles. Ils permettent à certains d'expliquer un vécu de discrimination et de racisme. Mais cette question n'a pas besoin d'être portée publiquement uniquement de cette manière. J'ai rappelé qu'il existait depuis les années 1970 des recherches sur les discriminations et le racisme : à l'époque, elles se concentraient sur l'analyse des politiques migratoires, et de l'intégration des immigrés. La question de l'esclavage n'était pas aussi présente dans le débat public. Les usages politiques de la relation à l'esclavage et au passé colonial s'inscrivent eux-mêmes dans une histoire contemporaine, et doivent être compris dans la contemporanéité de la politisation d'un certain nombre de groupes militants ou non.
Est-ce que des mesures de discrimination positive seraient contradictoires avec l'universalisme ? L'universalisme appelle avant tout à la correction des inégalités et à l'incarnation du principe d'égalité. Les inégalités ne doivent pas être uniquement pensées en termes ethnoraciaux mais aussi en termes sociaux. Le fait de faire apparaître à l'antenne deux présentatrices noires sur France 2 ou TF1 ne traite pas les causes structurelles de l'inégalité d'accès à des promotions dans le monde du travail.
Comment mettre ces dispositifs en œuvre ? Je ne serais pas en mesure d'entrer dans les détails tant ces questions sont complexes et impliquent une approche pluridisciplinaire (sciences politiques, sociologie, droit). La charte adoptée en 2004 sur la diversité n'a pas du tout donné les effets escomptés. Je vous renvoie sur ce point aux travaux de ma collègue Milena Doytcheva. Cette charte prenait en compte trois critères : l'âge, le sexe et le handicap. Mais il existe d'autres types d'inégalités à l'égard par exemple des homosexuels ou des personnes issues des minorités.
Il faut donc imaginer des politiques sociables globales qui englobent l'école, le logement, et l'organisation des villes. Vous devriez vous intéresser particulièrement à la politique de la ville, pour comprendre comment le sentiment de ghettoïsation finit par prendre corps. Je vous recommande le sociologue Éric Maurin, auteur du livre Le Ghetto français.
Une politique de discrimination positive, comme celle menée par exemple par Sciences Po pour favoriser la représentation de jeunes issus de lycées de quartiers populaires, ne résout pas pour autant le problème des inégalités sociales, qui contribuent notamment à la précarisation accrue de certaines populations. J'ai évoqué la formation des enseignants, non pas pour ce qui touche à la matière enseignée, mais à leur rôle d'orientation. J'ai également abordé la question de la sensibilisation des enseignants à la manière dont des logiques de racialisation sont parfois intériorisées par les élèves, voire produites par le corps enseignant. Ces questions taboues ne doivent pas être négligées. Diverses recherches y sont consacrées, notamment sur l'assignation des élèves à certaines filières en fonction de leur nom de famille.
En parlant de l'événement révolutionnaire, je ne défendais pas le point de vue que les jeunes s'assimilent à des descendants d'esclaves plutôt qu'à des enfants de la Révolution. Certains le pensent vraiment, mais cela témoigne d'une mauvaise connaissance de l'histoire. Le législateur a mis en œuvre des politiques visant à corriger certains aveuglements. En l'occurrence, si la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen oublie les colonies, la législation ultérieure permettra l'inclusion des libres de couleur. Aussi, le discours qui consiste à dire que l'universalisme revient à faire silence sur ces sujets est faux.
À propos des statistiques ethniques, j'aimerais évoquer le recrutement des fonctionnaires au XIXe siècle, notamment dans le ministère des colonies. Les premières élites issues des Antilles, de la Guyane, et de la Réunion étaient en effet sous-représentées dans la fonction publique ; elles l'ont dénoncé et ces ministères ont produit des statistiques, pour prendre la mesure de ce phénomène. Nous sommes à la fin des années 1880, à une époque où le sujet de l'assimilation pesait dans le débat public.
Les statistiques ethniques sont très encadrées. Il est cependant possible de mener des enquêtes, dans le cadre des dispositifs prévus par la collaboration entre le Conseil national de l'information statistique (CNIS) et la Commission nationale de l'informatique et des libertés (CNIL). Ces enquêtes permettent de prendre la mesure de la sous-représentation de certaines populations dans différents métiers ou secteurs d'activité.
La difficulté posée par la statistique publique concerne l'assignation. Je m'interroge moi-même sur la catégorisation la plus pertinente. Devons-nous nous baser sur la couleur de peau ? Des chercheurs mènent des enquêtes sur l'appartenance ressentie ou perçue dans les yeux des autres. En restant soucieux d'un protocole qui préserve les usages des données d'enquêtes, il est possible d'analyser les logiques à l'œuvre dans certains milieux professionnels, et pas dans d'autres. Il en va de même dans certaines filières de formation d'élite. On peut s'interroger sur les critères de recrutement. Je vous soumets des pistes, mais vous aurez besoin de faire appel à des spécialistes de ces domaines.