Je m'interroge aussi sur les utilisations potentielles de statistiques ethniques. Dans les pays anglo-saxons, on observe une surreprésentation des minorités parmi les victimes de la Covid -19. En France pourtant, la presse ne va pas jusqu'à dire que les populations d'origine subsaharienne et maghrébine sont surreprésentées, au motif que nous ne disposons pas de statistiques ethniques suffisantes. En réalité, la législation nous permet d'ores et déjà d'obtenir une photographie de ce genre de problèmes.
Néanmoins, je reconnais que ma position a évolué. Auparavant, je faisais partie des personnes catégoriquement opposées à l'usage de statistiques ethniques dans la statistique publique. Aujourd'hui j'y serais plutôt favorable, sous réserve que l'on définisse des catégories pertinentes, car si l'on fait simplement référence à la couleur de peau, que fait-on des métis ou de ceux qui sont d'ascendance africaine, mais qui passent pour blancs ? Ces cas sont très minoritaires, mais ils existent.
Je pense qu'il faut nous saisir des outils existants, et notamment des protocoles encadrés qui nous permettent d'évaluer des politiques publiques et les effets de certaines logiques sociales. Il faut peut-être même durcir l'obligation dans certaines situations d'évaluer des procédures de recrutement. La charte dont je vous ai parlé n'a pas été très contraignante pour les entreprises. La sociologue Milena Doytcheva va même jusqu'à parler de « blanchiment de l'usage de la diversité ». La charte n'a pas servi à recruter plus de personnes issues des minorités, alors même que c'était son but initial.
Je pense que si nous ouvrons le dossier des statistiques ethniques, il faudra sécuriser la manière dont nous construirons des catégorisations en statistique publique. Mais je ne suis pas persuadée que tous les phénomènes dont nous parlons nécessitent systématiquement la statistique publique pour être connus. Des travaux académiques existent déjà, par exemple sur l'école. Une enquête appelée « Acadiscri » est actuellement conduite à grande échelle sur les discriminations, notamment raciales, dans le monde académique, qui concernent aussi bien les étudiants, les enseignants, que les secrétaires. Plusieurs universités et le CNRS y participent. Je crains que les statistiques ethniques ne soient instrumentalisées sur le plan politique, d'où ma prudence.
En ce qui concerne la question des descendants d'esclaves, je n'étais personnellement pas favorable à la définition de deux dates différentes, même si c'était le souhait de certaines associations. Une telle mesure aurait satisfait les Antillais, les Guyanais et les Réunionnais, mais n'aurait pas réglé les inégalités sociales structurelles.
Nous aurions pu retenir la date de la première abolition de l'esclavage, le 4 février 1794, qui concernait les esclaves de Saint-Domingue, ce qui aurait satisfait les acteurs métropolitains comme ultramarins. Cette date est consensuelle, républicaine, et universaliste, dans le sens où elle témoigne d'une mise à l'épreuve de l'idéal d'égalité avec ses contradictions sociologiques et historiques. Cette date n'a pas été choisie pour des raisons qui m'échappent, et que je connais mal, car je n'étais pas membre du comité national pour l'histoire de l'esclavage. Lors de l'adoption de son décret du 4 février 1794, une délégation de parlementaire de Saint-Domingue était appelée la délégation des trois couleurs. Elle comprenait un noir, un mulâtre, et un blanc. C'était pensable. C'est donc notre imagination républicaine contemporaine qui est étriquée.
Toutefois, j'ai exprimé des avis assez critiques sur les politiques de reconnaissance et sur les politiques symboliques (commémorations, lois mémorielles, etc.). Elles ne coûtent pas cher, et c'est leur principal intérêt du point de vue de l'État. Elles lui évitent de mettre en place de vraies politiques sur l'école et sur la lutte contre l'ethnicisation de l'emploi dans certains secteurs professionnels. Or il faudrait plutôt renforcer l'arsenal judiciaire mais aussi les politiques orientées vers l'école, le logement ou la ville.