Intervention de Malcom Ferdinand

Réunion du jeudi 24 septembre 2020 à 10h00
Mission d'information sur l'émergence et l'évolution des différentes formes de racisme et les réponses à y apporter

Malcom Ferdinand, chargé de recherche au CNRS, membre du collège d'experts du CRAN :

Le chlordécone est un pesticide qui a été utilisé officiellement entre 1972 et 1990, et officieusement bien après, ce qui a entraîné une contamination généralisée, durable et délétère des écosystèmes antillais, dont les êtres humains. Un sixième de la production mondiale de cette poudre a été épandu dans des îles, sur des terres densément peuplées, d'où une exposition très intense à cette molécule, entre autres produits.

En voici les conséquences : pour la santé, une augmentation du risque de cancer de la prostate, un raccourcissement de la durée de la grossesse, des retards du développement cognitif chez l'enfant – on retrouve du chlordécone dans les cordons ombilicaux. Au niveau économique, citons des interdictions de pêche et de culture, notamment traditionnelle, sur certaines terres. Du point de vue environnemental, la molécule, très stable, perdure dans l'écosystème, sa rémanence allant de soixante à sept cents ans. Ainsi, aujourd'hui, plus de 90 % des Guadeloupéens et des Martiniquais ont du chlordécone – qui est un cancérigène et perturbateur endocrinien – dans le corps.

Du point de vue politique, la contamination a eu lieu en connaissance de cause. Dès 1968, des alertes ont été données. En 1974, des ouvriers agricoles ont dénoncé la contamination. En 1975, la production de la molécule a été interdite aux États-Unis. En 1977, des chercheurs ont montré qu'on la retrouvait dans les sols ; de même en 1981, puis en 1993. L'autorisation d'utiliser le produit a été donnée au plus haut niveau de l'État, notamment par les ministres de l'agriculture, en toute illégalité, sachant que le produit ne serait pas utilisé dans l'Hexagone mais en Guadeloupe et en Martinique.

Au-delà du fait que cela ait pu même avoir lieu, ce qui est frappant, ce sont les refus répétés de protéger la population de cette pollution. Aux États-Unis, dès 1977, c'est-à-dire deux ans après l'arrêt de la production, des enquêtes parlementaires étaient diligentées, des procédures judiciaires menées, des recherches épidémiologiques lancées, la dépollution des eaux entreprise et des lois votées pour que cela ne se reproduise pas. Il a fallu attendre plus de trente ans pour que ces processus s'engagent concernant les Martiniquais et les Guadeloupéens.

Au niveau judiciaire, enfin, l'affaire du chlordécone est un exemple de ce que l'on appelle la justice environnementale, concept venu des États-Unis et énoncé en réponse au racisme environnemental. Cette dernière notion, que votre mission d'information pourrait approfondir, renvoie aux discriminations racistes par surexposition à des milieux contaminés. Le racisme systémique ne relève pas de la volonté individuelle : c'est un système qui fait que certaines catégories de population sont davantage exposées à des discriminations ou à des substances toxiques. Le racisme était précisément au cœur du projet colonial qui a créé ce que l'on appelle aujourd'hui la Martinique et la Guadeloupe, non seulement du point de vue des rapports entre êtres humains mais dans la manière dont on a constitué les paysages et habité les îles, notamment en en faisant des puzzles de monocultures, dont la banane ou la canne à sucre. Ce racisme systémique n'a pas disparu avec la fin de l'esclavage ou la départementalisation.

Alors que la pollution au chlordécone affecte la capacité à se nourrir, à pêcher et à produire et est présente chez 90 % des personnes, depuis quarante-huit ans, aucune justice n'a été rendue. Imaginez un instant que 90 % des habitants de l'Hexagone soient contaminés par une molécule cancérigène, perturbateur endocrinien, reconnue comme telle, notamment par le Centre international de recherche sur le cancer, et que, depuis quarante-huit ans, malgré le dépôt de plaintes, aucune personne morale, aucune entreprise, aucun responsable politique, aucun élu local ou national n'ait été assignés en justice ! Cela donne aux Antillais le sentiment que leurs vies ne comptent pas, et que la promesse d'égalité défendue par Aimé Césaire en 1946, lors de la loi de départementalisation, n'a pas été tenue.

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