Docteure en anthropologie sociale et professeure des universités en sociologie à l'université Toulouse II-Jean-Jaurès, je travaille depuis une trentaine d'années sur les rapports sociaux de sexe, de race et de classe et j'analyse les politiques publiques dans les champs de la famille, de la santé et de la mémoire de l'esclavage dans le contexte postcolonial des Antilles françaises et dans l'Hexagone. J'étudie les effets de la domination sur la santé des personnes et les différents niveaux de production de la violence, du racisme et des inégalités intersectionnelles.
J'aimerais vous parler des inégalités ethnoraciales face à la santé, à partir du dossier du chlordécone, mais aussi de manière plus générale. Ces inégalités résultent d'un racisme et d'une racialisation des rapports sociaux dans tous les domaines de l'existence, qui produisent des discriminations directes ou indirectes dans l'accès à la citoyenneté, au logement, à l'éducation, aux transports, au travail, à la santé et aux soins.
Vous avez évoqué les violences policières, les préjugés et les discriminations ; je suis ici pour vous dire que le racisme tue. Il n'est pas seulement une question de représentations ou de pratiques : le racisme tue encore, et il ne tue pas seulement George Floyd, Adama Traoré ou Cédric Chouviat ; il tue en silence, au quotidien, des anonymes, des victimes qui n'ont pas les moyens de se faire entendre, souvent des sans-papiers, des migrants, des femmes, des hommes ou des personnes âgées qui ne sont pas en position de se défendre face aux discriminations indirectes auxquelles ils sont confrontés dans le champ de l'accès à la citoyenneté. Le racisme tue avec la complicité passive des dispositifs et des politiques publics, de certains professionnels – du logement, du travail, de la santé – et de certains citoyens, pas nécessairement, comme vous l'avez dit, de façon volontaire, mais parce que le système permet à certaines personnes, agents ou fonctionnaires, de reproduire de façon décomplexée des pratiques relevant d'un racisme qui cache mal son nom. Il tue donc de façon systémique, la plupart du temps des populations défavorisées, souvent des migrants en situation irrégulière que la loi française empêche d'accéder à une régularisation rapide et qui sont écartés, par un cumul d'entraves systémiques, d'une citoyenneté qui les protégerait face aux inégalités, au risque de maladie ainsi que de contamination et face à la mort.
Dans le cas du chlordécone, les premières victimes étaient des ouvriers peu qualifiés, travaillant dans les exploitations bananières, dont, probablement – nous n'avons malheureusement pas les chiffres –, une part de travailleurs migrants originaires d'Haïti, hommes et femmes ayant fui dictatures et assassinats pour trouver refuge dans les pays voisins caribéens, notamment les Antilles françaises, et tenter d'y survivre dans une très grande précarité. Ils travaillaient aussi dans le secteur du bâtiment, attirés par le boom consécutif aux lois de défiscalisation outre-mer. Ils étaient souvent dans la clandestinité, sans papiers, ce qui les a rendus très vulnérables, a bloqué leur accès à la santé et aux soins, et les a exposés soit à des maladies environnementales, soit à d'autres contaminations, notamment par le VIH. Il est probable que, pour ceux qui n'ont pas été expulsés par charter du fait de dispositifs juridiques scélérats, leur espérance de vie a été réduite et leur taux de mortalité augmenté par ces conditions matérielles d'existence très défavorables.
Ce qui est vrai des migrants haïtiens aux Antilles l'est également des migrants africains en France. Dans la crise de la Covid-19, la population originaire d'Afrique subsaharienne a été surexposée à la contamination par le coronavirus et a souffert d'une surmortalité criante – en Seine-Saint-Denis, elle a été de 368 %, contre 95 % pour les personnes nées en France. Je pourrais également prendre l'exemple de Mayotte, de la Guyane, de la Guadeloupe en ce moment.
La comorbidité et, surtout, l'inégalité d'accès à la citoyenneté et aux soins que subissent les personnes noires et défavorisées en France soulignent la complicité des pouvoirs publics dans la reproduction d'un racisme systémique. Ici, il ne s'agit pas seulement de personnes, mais de dispositifs qui empêchent l'accès à la régularisation. La modification récente de l'aide médicale de l'État (AME), instaurant un délai de carence de trois mois, a par exemple fragilisé encore davantage les nouveaux arrivants, les exposant à un risque d'expulsion beaucoup plus marqué, grevant ainsi leurs chances d'accéder à une citoyenneté dont on sait qu'elle est thérapeutique et aggravant leur vulnérabilité face aux risques sanitaires et à la maladie.
Ces données montrent combien il est important de tenir compte du lieu de naissance dans l'étude des inégalités ethnoraciales. Malheureusement, dans notre pays, nous ne disposons pas encore d'éléments sur les personnes noires nées, non pas en Afrique, mais en France, et vivant les mêmes problèmes.
Il faut donc s'intéresser au racisme non seulement comme une interaction entre personnes, mais comme un système de domination articulant différents niveaux. D'abord, macrosociologique : il s'agit d'étudier la manière dont les politiques et les dispositifs publics favorisent, voire entérinent des pratiques qui ne portent pas le nom de racisme mais constituent des discriminations – directes ou indirectes – racistes, comme le fait de sélectionner, parmi les migrants, les personnes ayant droit au logement, à la santé, au travail et à des conditions de vie décentes. Ensuite, mésosociologique : est ici en jeu l'application ou le contournement des dispositifs publics par les professionnels ; par exemple, comment les médecins soignent-ils ou non les personnes séropositives ou porteuses du coronavirus en grande précarité, sans papiers ou privées de la nationalité française ? Microsociologique, enfin : il s'agit de la façon dont les acteurs déploient des ressources leur permettant de réagir à ces entraves ou de la façon dont ils sont empêchés de le faire et de se défendre.