J'organiserai mon intervention liminaire en trois points. Je commencerai par présenter rapidement la DILCRAH et son activité en tant qu'acteur de politiques publiques. J'aborderai ensuite la situation française, et donnerai pour finir la position de l'État sur plusieurs sujets d'actualité qui ont été abordés par votre mission d'information.
La DILCRAH a été créée en 2012, quelques semaines avant les attentats devant l'école Ozar Hatorah à Toulouse, une décision assez révélatrice du climat de l'époque. Un nouveau souffle lui a été donné en novembre 2014 par Manuel Valls et Bernard Cazeneuve avec trois décisions extrêmement importantes.
Premièrement, la DILCRAH est sortie du giron du ministère de l'intérieur. Je suis donc rattaché au Premier ministre, et je rends compte à son cabinet, ce qui est extrêmement important pour mener une politique véritablement interministérielle dont le champ d'action s'étend de l'éducation au sport en passant par la mémoire et la culture.
Deuxièmement, la DILCRAH a été dotée de moyens financiers propres. Cantonner l'action interministérielle à l'animation et au symbolique est insuffisant. Le budget est désormais d'environ 6,5 millions d'euros de crédits d'intervention.
Troisièmement, le pilotage d'un plan national a été confié à mon prédécesseur, Gilles Clavreul. Le premier plan national de lutte contre le racisme a été élaboré pour la période 2015-2018 ; un deuxième plan national a été présenté par Édouard Philippe en mars 2018, et c'est sous son empire que nous agissons. La philosophie de ce plan national est évidemment universaliste, républicaine, démocratique : l'action de la DILCRAH est un combat mené au nom des valeurs de liberté, d'égalité, de fraternité, de laïcité. Elle ne vise pas à défendre des groupes, des communautés ou des familles. Nous considérons que ces fléaux – le racisme, l'antisémitisme, l'homophobie – peuvent nous atteindre tous, et moi le premier : désormais exposé à des propos publics, je peux être victime d'insultes racistes, antisémites ou homophobes. Si ces actes émanent de préjugés et de représentations, nous pouvons tous en être victimes, même si les risques ne sont pas les mêmes pour tout le monde.
J'en viens plus précisément aux actions et aux formations proposées par la délégation. La DILCRAH est constituée d'une petite équipe de douze personnes, qui s'appuie sur plusieurs correspondants au sein des ministères. Je laisserai le ministre de l'éducation nationale vous présenter le travail effectué avec la direction générale de l'enseignement scolaire (DGESCO). Notre activité est vraiment de conseiller, de piloter et de coordonner ces actions avec l'ensemble des départements ministériels.
Nous sommes ainsi présents dans beaucoup d'actions de formation, en particulier auprès des policiers et des gendarmes. Nous intervenons dans toutes les écoles de police et de gendarmerie, notamment à l'École nationale supérieure de la police (ENSP), qui forme les commissaires et les officiers.
Nous intervenons également dans le cadre de la formation continue. Voilà quinze jours, j'étais à Rosny-sous-Bois pour une formation auprès des enquêteurs de la gendarmerie nationale. Un aspect très important de l'acte raciste ou antisémite tient à ce que la victime est visée non pas pour ce qu'elle fait, mais pour ce qu'elle est. Si au cours de ces formations nous rappelons des éléments de droit, des grandes définitions et des chiffres, nous insistons aussi particulièrement sur la notion de circonstances aggravantes. Une jeune personne violentée dans la rue en raison de ses origines, de sa religion ou de son orientation sexuelle a une forte attente de voir reconnu le préjudice résultant de ces motivations. Or, cela ne correspond pas forcément aux préceptes de la culture juridique traditionnelle enseignée dans les facultés de droit.
L'élément subjectif est important, mais il peut être attesté par le recueil de preuves et d'éléments de contexte. Nous insistons donc beaucoup auprès des enquêteurs sur l'importance du moment et du lieu de l'agression : une période de fête religieuse, une date symbolique telle que le 17 mai, journée internationale de lutte contre l'homophobie et la transphobie, – j'élargis volontairement la portée de mon propos – le port d'un signe distinctif, vestimentaire ou autre, par la victime, le fait que la victime se trouvait devant un restaurant casher sont autant de détails auxquels il faut prêter attention. Nous essayons donc de donner aux enquêteurs des pistes, des réflexes pour que la procédure liée à des actes racistes et antisémites soit correctement traitée, de façon que les magistrats puissent in fine prononcer des sanctions élevées, avec une majoration fondée sur cette circonstance aggravante.
Le recueil de la parole des victimes est évidemment très important aussi. Porter plainte pour un acte de violence raciste ou antisémite, ce n'est pas la même chose que porter plainte pour un vol de portable ou de voiture, car l'intimité est touchée, le traumatisme psychologique est très important. De tels actes peuvent renvoyer à une histoire familiale, ou à des périodes de notre histoire. Ce sont autant d'éléments sur lesquels nous insistons auprès des policiers, des gendarmes ou des magistrats.
Nos formations s'appuient sur différents partenaires : le Mémorial de la Shoah, le camp des Milles, le camp de Rivesaltes, le musée national de l'histoire de l'immigration, la maison d'Izieu dans l'Ain. Nous essayons de sortir les policiers, les gendarmes et les magistrats de formations qui peuvent parfois être un peu convenues en les emmenant dans ces lieux. Je les sens toujours très intéressés, très impliqués, et ils ont beaucoup de questions à poser.
Ce travail de formation est essentiel, bien que perfectible. Nous travaillons encore avec le ministère de l'intérieur sur le contenu de ces formations et le moment où elles sont dispensées. Nous nous demandons notamment si la fin de la scolarité est la période la plus opportune, et s'il ne serait pas plus profitable de relier ces interventions à la déontologie, par exemple. Nous cherchons également les moyens de rendre la formation permanente plus efficace.
La DILCRAH est une structure unique en Europe, avec un périmètre sans équivalent ailleurs. Une quinzaine de pays européens ont adopté des plans nationaux de lutte contre le racisme, et je ne sais pas exactement combien parmi eux ont nommé un délégué à la lutte contre le racisme. Cette politique publique peut être reliée au ministère de l'intérieur ou au ministère de la justice. Le modèle « intégré » incluant le racisme, l'antisémitisme et la haine anti-LGBT est en tout cas unique au sein de l'Union européenne, et regardé avec beaucoup d'intérêt, notamment par nos amis allemands, qui ont nommé très récemment – en 2017 – un délégué fédéral à la lutte contre l'antisémitisme, Felix Klein. Son champ d'action se limite toutefois à l'antisémitisme et à la vie religieuse juive en Allemagne.
Cette philosophie implique que nous ne hiérarchisons pas les types de racisme ou de manifestations de haine : nous travaillons avec autant de force à lutter contre le racisme envers les personnes d'origine asiatique, le racisme anti-Roms, ou le racisme envers les musulmans. Nous sommes parfaitement convaincus de devoir multiplier les partenariats : que la DILCRAH finance aujourd'hui 900 projets par an montre bien que nous touchons une large palette de secteurs et d'interventions. C'est ce qui fait que nous abordons le sujet du racisme et de l'antisémitisme avec une pleine conscience de sa complexité et de son caractère protéiforme.
J'en viens à la situation dans notre pays. Après une hausse importante du nombre d'actes antisémites en 2018, le bilan du ministère de l'intérieur en 2019 recense une augmentation générale des actes antisémites et racistes. Le phénomène n'est pas propre à notre pays : il touche également l'Allemagne, la Grande-Bretagne, l'Italie, les États-Unis, et nous avons en mémoire les attaques des mosquées de Christchurch en Nouvelle-Zélande. Le suprématisme blanc étant un problème qui concerne de nombreux pays dans le monde, nous aurions tort de nous enfermer dans une approche franco-française.
Si les statistiques montrent une hausse des discours et des actes de haine, il est difficile de déterminer quelle part revient à une meilleure prise en compte des victimes ; la même difficulté se retrouve d'ailleurs pour les violences sexistes et sexuelles. C'est d'autant moins évident qu'il y a une forme de paradoxe qu'avait constaté Tocqueville, comme cela a été souligné dans une précédente audition : à mesure qu'une société se rapproche de l'égalité, elle est plus intolérante aux inégalités, donc aux manifestations de racisme et d'antisémitisme. Que la société soit plus sensible à ces sujets est une très bonne chose et se reflète sur le nombre de plaintes et de signalements. Dans le passé, certaines injures, certains comportements étaient sans doute passés sous silence ou banalisés, tandis qu'ils sont aujourd'hui dénoncés et pris en compte par les forces de police et de gendarmerie.
J'aborderai pour finir les débats d'actualité qui ont été mentionnés dans les précédentes auditions. Je considère pour ma part qu'il n'y a pas de racisme d'État : nous ne sommes pas en Afrique du Sud au temps de l'apartheid, ni en Allemagne hitlérienne ; les lois et les règlements qui s'appliquent en France n'ont pas pour vocation de créer une hostilité manifeste envers un groupe de personnes. Je récuse donc totalement ce terme, et je récuse ceux qui accusent les agents de l'État de racisme d'État. Les instituteurs, les policiers, les magistrats, les agents des collectivités locales sont au contraire en première ligne pour contrer ces manifestations de haine, et je le vois tous les jours sur le terrain. Pas plus tard qu'hier, j'étais en Corse, où j'ai constaté une implication très forte des fonctionnaires de l'État et des collectivités locales.
Certains considèrent l'antisémitisme comme une forme de racisme ; la question est fréquemment soulevée dans les cercles universitaires. Si cela peut se concevoir intellectuellement, nous aurions grand tort, pour des raisons à la fois théoriques et pratiques, de délaisser le terme d'antisémitisme et de ne parler que de « racismes ». L'antisémitisme a des spécificités historiques : l'ombre de la tragédie de la Shoah est dans tous les esprits. Et au moment même où les statistiques liées à l'antisémitisme augmentent partout, non seulement en France mais aussi ailleurs en Europe, gommer ce terme des titres de délégations officielles telles que la DILCRAH enverrait un très mauvais signal à nos compatriotes victimes d'actes antisémites, sans parler des procès en cours.
Fondée sur une injonction irréfutable, la notion de privilège blanc est quant à elle piégée. Si à cette accusation vous répondez : « oui, je suis raciste parce que je suis blanc », vous êtes condamnable et condamné ; si vous répondez : « non, je ne suis pas raciste », on vous accuse alors de ne pas être conscient de l'être, et vous êtes tout aussi condamnable et condamné. Je mets en garde contre ce type de discours, parce qu'ils sont de nature à diviser les associations antiracistes, les militants qui luttent pour les droits humains. Je vous renvoie sur ce sujet à l'excellente note de Smaïn Laacher, président du conseil scientifique de la DILCRAH, sociologue et spécialiste des questions d'immigration, publiée par la Fondation Jean Jaurès et dont les considérations philosophiques et sociologiques sont bien plus intéressantes que le résumé que je pourrais en faire.
Il y a au sein de la DILCRAH – et c'est la position du Gouvernement – une opposition très nette aux statistiques ethniques, qui présentent un danger, comme l'ont souligné plusieurs intervenants lors de vos précédentes auditions.
D'ailleurs, ce n'est pas parce que nous interdisons ces statistiques ethniques que nous ne disposons pas d'outils de connaissance. Il suffit pour s'en convaincre de consulter les rapports du Défenseur des droits ou la grande enquête « Trajectoires et origines » (TEO) : de très nombreuses données peuvent être recueillies à partir des lieux de naissance, des trajectoires générationnelles et permettent finalement une connaissance fine des discriminations – qui est touché, comment et dans quels champs. Il me paraît plus fécond de mobiliser notre énergie et notre réflexion sur les moyens de lutter contre le racisme et les discriminations plutôt que sur un débat relatif à leur mesure. Déplacer l'attention sur ce dernier objet risquerait de nous faire dévier de notre objectif.
Nous utilisons le terme de racisme antimusulman plutôt que celui d'islamophobie, dont l'emploi dénote une conception avec laquelle nous ne sommes pas d'accord. Pour le dire très clairement, certaines associations considèrent que l'application de la loi du 15 mars 2004 encadrant, en application du principe de laïcité, le port de signes ou de tenues manifestant une appartenance religieuse dans les écoles, collèges et lycées publics est islamophobe, et que les actes réprimés sur la base de cette loi le seraient donc également, alors qu'il s'agit simplement d'appliquer le principe de laïcité. Au sein de la DILCRAH, nous considérons par conséquent que le terme de racisme antimusulman est beaucoup plus fondé, ce qui nous permet d'ailleurs de mener des enquêtes très sérieuses avec l'Institut français d'opinion publique (IFOP) ou la Fondation Jean Jaurès, l'une d'elles ayant mené à la publication d'un ouvrage du chercheur Ismail Ferhat sur les discriminations envers les musulmans de France.
Je conclurai mon propos liminaire avec le sujet de la haine sur internet. Je ne reviendrai pas sur les débats qui se sont tenus à l'Assemblée nationale et au Sénat sur la proposition de loi défendue par Laetitia Avia, laquelle avait d'ailleurs été inspirée par la législation allemande. Nous sommes en quelque sorte revenus au point de départ : les réseaux sociaux ont massifié l'expression d'insultes racistes et antisémites, et une réponse purement judiciaire serait à mon avis insuffisante. Le débat sur la transparence des outils de modération s'est désormais déplacé au niveau européen, puisque la présidente de la Commission européenne a annoncé le lancement d'une consultation sur un Digital Services Act pour moderniser le cadre législatif général relatif aux services numériques. Il est plus pertinent en effet que de tels sujets soient traités à cette échelle, car ils se négocient avec des plateformes mondiales d'origine américaine. L'échelon européen nous permettra sans doute d'avoir une approche plus cohérente et d'avancer beaucoup plus efficacement sur ces questions.