Intervention de Frédéric Dabi

Réunion du mardi 29 septembre 2020 à 17h00
Mission d'information sur l'émergence et l'évolution des différentes formes de racisme et les réponses à y apporter

Frédéric Dabi, directeur général adjoint, directeur du pôle opinions et stratégies d'entreprise de l'Institut français d'opinion publique :

Merci monsieur le président de nous avoir invités à cette audition. Je souhaiterais évoquer dans mon propos liminaire non pas les enquêtes d'opinion elles-mêmes, mais plutôt les difficultés que nous rencontrons pour les conduire.

La question de la mesure des opinions et des comportements racistes est une vieille histoire. Premier institut français créé en 1938, l'IFOP a mené depuis l'après-guerre de très nombreuses enquêtes sur le racisme, l'antisémitisme et les discriminations. Par exemple, une enquête menée en 1946 posait la question suivante : à votre avis, un Alsacien est-il aussi français qu'un autre Français ? La même question était posée concernant les Bretons, les Français d'origine juive et les Corses. Nous avons mené depuis de nombreuses enquêtes, dont le rythme s'est accéléré à partir des années 1990.

Je mettrai à disposition de la commission nos trois dernières enquêtes qui datent de 2019. La première, conduite pour le journal Marianne, porte sur les préjugés antisémites. Elle reprend une enquête conduite pour l'Union des étudiants juifs de France (UEJF) et SOS Racisme lors du dixième anniversaire de l'assassinat d'Ilan Halimi. La deuxième enquête a été réalisée en septembre 2019 pour la fondation Jean Jaurès et la délégation interministérielle à la lutte contre le racisme, l'antisémitisme et la haine anti-LGBT (DILCRAH). Elle constitue un état des lieux des discriminations et des agressions envers les musulmans de France ou les Français de confession musulmane. La troisième enquête, effectuée fin 2019 pour l' American jewish committee (AJC) et la fondation pour l'innovation politique, s'intitule « radiographie de l'antisémitisme ».

Avant de détailler ces enquêtes, il convient de se demander si l'outil du sondage appréhende bien le phénomène. La mesure de l'opinion concernant le racisme est-elle exacte ? Tout sondage d'opinion repose sur du déclaratif ; là résident à la fois la force et la faiblesse de cet outil. La question est de savoir si le phénomène est en quelque façon sous-estimé. Ces sujets étant sensibles, ils sont moins dicibles ; il n'est pas aisé d'avouer dans la société actuelle des comportements racistes ou des réactions xénophobes.

Au cours des dernières années, avons tenté de façon de cerner de manière empirique le phénomène du racisme en recourant à différents moyens, en essayant de ne pas forcer les réponses. Il existe pour toute enquête une réponse refuge « ne se prononce pas ». Lorsque le pourcentage en est élevé, cela peut traduire une gêne, une réticence ou une incompréhension. Dans les années 1980, l'IFOP a tenté d'établir un lien entre des questions directes personnelles permettant d'identifier des opinions racistes et des questions plus générales. Par exemple, dans une enquête de 1985 du journal Le Point, nous avions observé que le groupe qui suscitait le plus d'antipathie était celui des Arabes pour 20 % des personnes directement interrogées. Lorsque nous avons posé la question en demandant si « les Français », et non plus la personne interrogée, éprouvent de l'antipathie pour les Arabes, ce taux a crû à 44 %. En d'autres termes, la confession raciste se fait au style indirect : on avoue parfois son racisme en parlant de celui des autres.

La rupture la plus intéressante dans la mesure des opinions et comportements racistes est liée au mode de recueil des enquêtes. Il est important de préciser comment l'enquête est menée. Ce détail est souvent occulté par les médias lorsqu'ils commentent un sondage, mais il ne doit pas être mis de côté concernant la question du racisme. Durant les années 1980-90, le sondage a évolué de sa forme traditionnelle, suivant laquelle un enquêteur venait interroger les personnes à domicile, à une forme téléphonique. Cela a sans doute permis une expression plus libre des opinions. Depuis une dizaine d'années, l'évolution du sondage téléphonique aux enquêtes en ligne a mis fin au phénomène d'autocensure. Les réponses données dans les enquêtes en ligne sont beaucoup plus sincères.

Une autre évolution notable est le passage de l'opinion du grand public, où un interroge un échantillon représentatif de l'ensemble de la population française, à une logique de regards croisés visant des populations spécifiques. Ces dernières deviennent des populations témoins. Dans l'enquête réalisée pour la DILCRAH, il s'est agi de mettre en perspective l'ampleur des discriminations subies par les musulmans par rapport au reste de la population. Lors de l'enquête Fondapol, l'objectif était d'évaluer la perception de l'évolution du racisme et de l'antisémitisme par les personnes de confession juive par rapport au reste des Français. Afin d'appréhender leur évolution, les enquêtes permettant de mesurer les opinions et les comportements racistes doivent s'inscrire dans la durée. En 1946, 37 % des Français considéraient qu'un Français juif était aussi français que les autres. En 1977, ce taux atteignait 65 % et il s'élevait à 88 % en février 2016.

Nous sommes confrontés à une autre difficulté lorsque nous enquêtons sur les préjugés et les stéréotypes, antisémites par exemple. Le sondeur doit proposer l'adhésion ou le rejet à une série de phrases à connotation antisémite. Notre sondage réalisé pour l'UEJF et SOS Racisme au moment des dix ans de la mort d'Ilan Halimi a suscité une controverse dans les médias, car certains observateurs et polémistes ont confondu l'institut avec les questions qu'il posait. Or, afin d'identifier et de mesurer les attitudes racistes ou antisémites, il est parfois nécessaire de proposer des phrases qui pourraient tomber sous le coup de la loi. L'enquête UEJF et SOS Racisme, refaite en 2019 pour Marianne, montre que la manifestation d'un antisémitisme brutal est plutôt marginale : moins d'une personne sur dix admet éprouver de l'antipathie pour les juifs. Ce taux atteint 29 % pour les Maghrébins ou les musulmans. Par ailleurs, 12 % des personnes interrogées dénient à un juif vivant dans l'hexagone la qualité de « français ». Enfin, apprendre qu'une personne de son entourage est juive suscite avant tout de l'indifférence pour 88 % des personnes interrogées.

Les préjugés associés aux juifs se maintiennent donc à un niveau non négligeable, même s'ils ne sont jamais partagés par une majorité. Par exemple, les enquêtes réalisées pour l'UEJF en 2016 et pour Marianne en 2019 ont révélé que 20 à 25 % de Français considèrent que les juifs sont plus riches que la moyenne, qu'ils détiennent trop de pouvoir dans le domaine des médias, de l'économie et de la finance. Une personne sur cinq estime qu'ils utilisent dans leur propre intérêt leur statut de victime du génocide nazi. Malgré des événements comme l'affaire Merah, l'affaire Halimi ou l'Hyper Cacher, on compte toujours un socle de 20 à 25 % de Français qui partagent ces opinions.

Enfin, il est intéressant de suivre dans le temps les populations qui expriment ces préjugés. Nous observons alors un double phénomène de continuité et de rupture. S'agissant de la continuité, ce sont les personnes les moins diplômées qui expriment davantage de préjugés.

Les éléments de rupture interviennent à deux niveaux. Premièrement, alors qu'en 2016, les préjugés antisémites étaient exprimés plus largement par le Front national que la moyenne, ils ont basculé vers l'extrême gauche en 2019. Désormais, ce sont plutôt les sympathisants de la France insoumise qui expriment des préjugés antisémites. Le deuxième élément de rupture est générationnel. Il est notamment relevé dans l'ouvrage d'Éric Dupin Oui, non, sans opinion, écrit pour les cinquante ans de l'IFOP. Le chapitre consacré au racisme et à l'antisémitisme montre que dans les années 1950-60, l'antisémitisme était d'abord partagé par les personnes âgées. Désormais, il est davantage le fait des jeunes. Je vous renvoie sur ce point à une enquête menée pour l'UEJF qui a révélé la prévalence de ces préjugés au sein d'une partie de la population étudiante.

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