La mission d'information organise une table ronde réunissant :
– M. Frédéric Dabi, directeur général adjoint, directeur du pôle opinions et stratégies d'entreprise de l'Institut français d'opinion publique (IFOP) ;
– M. Mathieu Gallard, directeur d'études du département des affaires publiques d'Ipsos ;
– M. Jean-Daniel Lévy, directeur du département politique et opinion de Harris interactive.
La séance est ouverte à 17 heures 05.
Soyez les bienvenus dans le cadre de la mission d'information initiée par la Conférence des présidents de l'Assemblée nationale et portant sur l'émergence et l'évolution des différentes formes de racisme et sur les réponses à y apporter. Créée en décembre 2019, notre mission a vu le jour avant les évènements récents qui ont marqué les États-Unis. En créant cette mission d'information, la représentation nationale ne souhaitait pas surréagir à des événements médiatiques, mais répondre à une préoccupation plus profonde. Au terme de notre travail, nous rédigerons avec Mme la rapporteure Caroline Abadie un rapport qui sera rendu public.
Depuis le début des auditions, nous avons écouté des universitaires, des historiens, des sociologues et des statisticiens. Nous avons également entendu des associations de lutte contre le racisme. Nous menons cet après-midi l'audition de plusieurs représentants des instituts de sondage. M. Frédéric Dabi est directeur général adjoint et directeur du pôle opinions et stratégies d'entreprise de l'Institut français d'opinion publique (IFOP). M. Mathieu Gallard est directeur d'études du département affaires publiques d'Ipsos. M. Jean-Daniel Lévy est directeur du département politique et opinion de Harris interactive. Notre objectif en vous invitant est d'obtenir une meilleure connaissance de l'état de l'opinion française sur le racisme et sur les discriminations.
Nous retenons déjà des auditions menées jusqu'ici que le racisme n'est pas seulement un phénomène lié à des actes et à des comportements : il relève également de la perception individuelle. Par exemple, certaines personnes nous disent s'être senties discriminées sans en avoir nécessairement les preuves factuelles. Nous nous intéressons également à la qualification de racisme qui emporte en elle-même un jugement moral négatif. Des indices existent dans ce domaine, notamment portés par la Commission nationale consultative des droits de l'homme (CNCDH), mais ils ne permettent pas toujours d'avoir une vision objective.
Depuis plusieurs années, on observait une tendance globale à la diminution des actes et propos racistes, même si cette observation doit être nuancée en fonction des populations et des territoires concernés. Quel est votre regard sur la différenciation territoriale des enjeux ? Quelle analyse faites-vous de l'évolution de ces questions dans l'opinion ? Que montrent les résultats des derniers sondages sur le racisme, les préjugés racistes et les discriminations ? Qu'en ressort-il de l'état de l'opinion française ?
Merci monsieur le président de nous avoir invités à cette audition. Je souhaiterais évoquer dans mon propos liminaire non pas les enquêtes d'opinion elles-mêmes, mais plutôt les difficultés que nous rencontrons pour les conduire.
La question de la mesure des opinions et des comportements racistes est une vieille histoire. Premier institut français créé en 1938, l'IFOP a mené depuis l'après-guerre de très nombreuses enquêtes sur le racisme, l'antisémitisme et les discriminations. Par exemple, une enquête menée en 1946 posait la question suivante : à votre avis, un Alsacien est-il aussi français qu'un autre Français ? La même question était posée concernant les Bretons, les Français d'origine juive et les Corses. Nous avons mené depuis de nombreuses enquêtes, dont le rythme s'est accéléré à partir des années 1990.
Je mettrai à disposition de la commission nos trois dernières enquêtes qui datent de 2019. La première, conduite pour le journal Marianne, porte sur les préjugés antisémites. Elle reprend une enquête conduite pour l'Union des étudiants juifs de France (UEJF) et SOS Racisme lors du dixième anniversaire de l'assassinat d'Ilan Halimi. La deuxième enquête a été réalisée en septembre 2019 pour la fondation Jean Jaurès et la délégation interministérielle à la lutte contre le racisme, l'antisémitisme et la haine anti-LGBT (DILCRAH). Elle constitue un état des lieux des discriminations et des agressions envers les musulmans de France ou les Français de confession musulmane. La troisième enquête, effectuée fin 2019 pour l' American jewish committee (AJC) et la fondation pour l'innovation politique, s'intitule « radiographie de l'antisémitisme ».
Avant de détailler ces enquêtes, il convient de se demander si l'outil du sondage appréhende bien le phénomène. La mesure de l'opinion concernant le racisme est-elle exacte ? Tout sondage d'opinion repose sur du déclaratif ; là résident à la fois la force et la faiblesse de cet outil. La question est de savoir si le phénomène est en quelque façon sous-estimé. Ces sujets étant sensibles, ils sont moins dicibles ; il n'est pas aisé d'avouer dans la société actuelle des comportements racistes ou des réactions xénophobes.
Au cours des dernières années, avons tenté de façon de cerner de manière empirique le phénomène du racisme en recourant à différents moyens, en essayant de ne pas forcer les réponses. Il existe pour toute enquête une réponse refuge « ne se prononce pas ». Lorsque le pourcentage en est élevé, cela peut traduire une gêne, une réticence ou une incompréhension. Dans les années 1980, l'IFOP a tenté d'établir un lien entre des questions directes personnelles permettant d'identifier des opinions racistes et des questions plus générales. Par exemple, dans une enquête de 1985 du journal Le Point, nous avions observé que le groupe qui suscitait le plus d'antipathie était celui des Arabes pour 20 % des personnes directement interrogées. Lorsque nous avons posé la question en demandant si « les Français », et non plus la personne interrogée, éprouvent de l'antipathie pour les Arabes, ce taux a crû à 44 %. En d'autres termes, la confession raciste se fait au style indirect : on avoue parfois son racisme en parlant de celui des autres.
La rupture la plus intéressante dans la mesure des opinions et comportements racistes est liée au mode de recueil des enquêtes. Il est important de préciser comment l'enquête est menée. Ce détail est souvent occulté par les médias lorsqu'ils commentent un sondage, mais il ne doit pas être mis de côté concernant la question du racisme. Durant les années 1980-90, le sondage a évolué de sa forme traditionnelle, suivant laquelle un enquêteur venait interroger les personnes à domicile, à une forme téléphonique. Cela a sans doute permis une expression plus libre des opinions. Depuis une dizaine d'années, l'évolution du sondage téléphonique aux enquêtes en ligne a mis fin au phénomène d'autocensure. Les réponses données dans les enquêtes en ligne sont beaucoup plus sincères.
Une autre évolution notable est le passage de l'opinion du grand public, où un interroge un échantillon représentatif de l'ensemble de la population française, à une logique de regards croisés visant des populations spécifiques. Ces dernières deviennent des populations témoins. Dans l'enquête réalisée pour la DILCRAH, il s'est agi de mettre en perspective l'ampleur des discriminations subies par les musulmans par rapport au reste de la population. Lors de l'enquête Fondapol, l'objectif était d'évaluer la perception de l'évolution du racisme et de l'antisémitisme par les personnes de confession juive par rapport au reste des Français. Afin d'appréhender leur évolution, les enquêtes permettant de mesurer les opinions et les comportements racistes doivent s'inscrire dans la durée. En 1946, 37 % des Français considéraient qu'un Français juif était aussi français que les autres. En 1977, ce taux atteignait 65 % et il s'élevait à 88 % en février 2016.
Nous sommes confrontés à une autre difficulté lorsque nous enquêtons sur les préjugés et les stéréotypes, antisémites par exemple. Le sondeur doit proposer l'adhésion ou le rejet à une série de phrases à connotation antisémite. Notre sondage réalisé pour l'UEJF et SOS Racisme au moment des dix ans de la mort d'Ilan Halimi a suscité une controverse dans les médias, car certains observateurs et polémistes ont confondu l'institut avec les questions qu'il posait. Or, afin d'identifier et de mesurer les attitudes racistes ou antisémites, il est parfois nécessaire de proposer des phrases qui pourraient tomber sous le coup de la loi. L'enquête UEJF et SOS Racisme, refaite en 2019 pour Marianne, montre que la manifestation d'un antisémitisme brutal est plutôt marginale : moins d'une personne sur dix admet éprouver de l'antipathie pour les juifs. Ce taux atteint 29 % pour les Maghrébins ou les musulmans. Par ailleurs, 12 % des personnes interrogées dénient à un juif vivant dans l'hexagone la qualité de « français ». Enfin, apprendre qu'une personne de son entourage est juive suscite avant tout de l'indifférence pour 88 % des personnes interrogées.
Les préjugés associés aux juifs se maintiennent donc à un niveau non négligeable, même s'ils ne sont jamais partagés par une majorité. Par exemple, les enquêtes réalisées pour l'UEJF en 2016 et pour Marianne en 2019 ont révélé que 20 à 25 % de Français considèrent que les juifs sont plus riches que la moyenne, qu'ils détiennent trop de pouvoir dans le domaine des médias, de l'économie et de la finance. Une personne sur cinq estime qu'ils utilisent dans leur propre intérêt leur statut de victime du génocide nazi. Malgré des événements comme l'affaire Merah, l'affaire Halimi ou l'Hyper Cacher, on compte toujours un socle de 20 à 25 % de Français qui partagent ces opinions.
Enfin, il est intéressant de suivre dans le temps les populations qui expriment ces préjugés. Nous observons alors un double phénomène de continuité et de rupture. S'agissant de la continuité, ce sont les personnes les moins diplômées qui expriment davantage de préjugés.
Les éléments de rupture interviennent à deux niveaux. Premièrement, alors qu'en 2016, les préjugés antisémites étaient exprimés plus largement par le Front national que la moyenne, ils ont basculé vers l'extrême gauche en 2019. Désormais, ce sont plutôt les sympathisants de la France insoumise qui expriment des préjugés antisémites. Le deuxième élément de rupture est générationnel. Il est notamment relevé dans l'ouvrage d'Éric Dupin Oui, non, sans opinion, écrit pour les cinquante ans de l'IFOP. Le chapitre consacré au racisme et à l'antisémitisme montre que dans les années 1950-60, l'antisémitisme était d'abord partagé par les personnes âgées. Désormais, il est davantage le fait des jeunes. Je vous renvoie sur ce point à une enquête menée pour l'UEJF qui a révélé la prévalence de ces préjugés au sein d'une partie de la population étudiante.
Chez Ipsos, nous avons mené ces dernières années de nombreuses enquêtes de différentes natures sur un certain nombre de sujets liés au racisme, notamment à l'international. Notre groupe étant présent dans 83 pays, cela nous permet de mesurer l'état de l'opinion sur les questions liées au racisme hors de France. Les tensions identitaires et le niveau de racisme observés en France se retrouvent dans de nombreux pays du monde. En Europe, le racisme est plus marqué dans les pays d'Europe de l'Est et en Italie, alors qu'il est plus faible en Scandinavie, mais les écarts ne sont pas considérables. Nous conduisons également des études auprès de catégories spécifiques de la population. Nous avons mené récemment une enquête pour la fondation du judaïsme français et pour le Conseil représentatif des institutions juives de France (CRIF) auprès des Français musulmans et du grand public, puis auprès des Français juifs et du grand public. Le travail réalisé a permis de comparer leurs opinions sur la montée du racisme, de l'antisémitisme et sur le rejet de l'islam dans la société française.
Nous disposons par ailleurs d'outils permettant de suivre l'évolution des tendances dans la durée. Le baromètre de la CNCDH, établi par Ipsos, existe depuis 1989. L'enquête du baromètre est menée chaque année au moyen d'un questionnaire assez complet qui aborde de nombreuses dimensions du racisme, notamment les minorités, les préjugés dont elles font l'objet et la perception de l'action des pouvoirs publics dans ce domaine. L'outil est aussi intéressant sur le plan méthodologique, car l'enquête est menée depuis 1989 en face à face. Cela introduit certes un biais, mais aucune méthodologie n'est exempte d'inconvénients. Depuis quelques années, nous menons également une enquête en ligne auprès d'un échantillon similaire, représentatif de la population française, en posant les mêmes questions. Nous conduisons aussi des expérimentations. L'année dernière, par exemple, s'agissant du volet en face à face, l'enquêteur ne posait plus les questions à l'interviewé, mais il lui donnait la tablette afin qu'il réponde lui-même aux questions. Ce changement de méthode a permis d'évaluer les écarts entre les modes de recueil des informations, et de déterminer les effets intrinsèques de la méthodologie.
Les nombreux sondages menés sur le racisme, sur le rapport des Français à l'immigration et sur la perception de l'islam, révèlent souvent une situation inquiétante. Néanmoins, si l'on observe l'évolution de l'opinion publique, plusieurs éléments positifs apparaissent et ils ne sont pas suffisamment mis en lumière. Par exemple, depuis 2003, nous interrogeons les Français sur leur perception du racisme biologique. La question posée est la suivante : « les Français estiment-ils qu'il y a des races supérieures à d'autres, que toutes les races humaines se valent ou que les races humaines n'existent pas ? » Le racisme purement biologique, selon lequel il y aurait des races supérieures à d'autres, était déjà très faible au début des années 2000, de l'ordre de 14 %. Il s'établit à 6 % aujourd'hui. Il a donc pratiquement disparu, sauf chez les sympathisants du Rassemblement national ou chez les personnes de 70 ans et plus, où il atteint encore 20 % environ. Concomitamment, 36 % des Français interrogés nient le concept de race humaine, soit un peu plus d'un tiers. Ce pourcentage a sensiblement progressé au cours des vingt dernières années.
Un autre phénomène intéressant à analyser est l'« auto-perception » par les Français de leur propre racisme. Nous leur demandons s'ils estiment être « pas du tout », « pas très », « un peu » ou « plutôt » racistes. Au début des années 2000, seulement 28 % des Français indiquaient à l'enquêteur qu'ils n'étaient pas racistes du tout. Ce taux atteint aujourd'hui 60 %. Il semble donc beaucoup plus difficile d'admettre le racisme aujourd'hui. Sur ce point, nous observons des écarts majeurs entre les enquêtes en face à face et les enquêtes en ligne. Les écarts sont également importants concernant la perception de l'islam ou des juifs. Ils sont beaucoup plus faibles s'agissant des Noirs, des Asiatiques et des homosexuels. De manière générale, l'enquête en face à face tend à davantage mesurer ce qui est dicible dans l'espace public, alors que l'enquête en ligne mesure plutôt ce que la personne pense. Les deux approches doivent être examinées et comparées.
En ce qui concerne les préjugés émis vis-à-vis des minorités, nous observons une certaine hiérarchie selon les populations considérées. Les Roms sont la minorité la plus rejetée aujourd'hui par les Français. Au début des années 2010, 90 % des personnes interrogées indiquaient que les Roms n'étaient pas des Français comme les autres. 80 % d'entre elles estimaient que les Roms vivent le plus souvent de vol et de racket ou qu'ils exportent leurs enfants. Si la situation a quelque peu évolué, les préjugés vis-à-vis des Roms demeurent importants. Viennent ensuite les préjugés contre les musulmans qui sont largement partagés, puis les préjugés contre les Noirs. Nous trouvons, après, les préjugés envers les juifs et les homosexuels. Enfin les préjugés vis-à-vis des Asiatiques, sans être négligeables, sont beaucoup moins exprimés.
Nous disposons en somme d'un indice qui permet d'évaluer le rapport au racisme et aux minorités. Il montre que sur le long terme, le racisme et les préjugés ont globalement tendance à diminuer dans la société française. Par ailleurs, l'examen de l'adhésion des Français aux préjugés envers les différentes minorités révèle une corrélation entre les différentes formes de racisme. Si vous nourrissez de nombreux préjugés vis-à-vis des juifs ou des Noirs, il y a de fortes chances que vous en ayez aussi contre les autres minorités. À l'inverse, si vous n'êtes pas du tout antisémite ou homophobe, il est beaucoup plus probable que vous n'ayez pas non plus de préjugés envers les autres minorités.
Pour ce qui est de l'immigration, les Français sont assez ambivalents. La dernière vague de l'étude que nous réalisons pour la CNCDH montre que la majorité estime que de nombreux immigrés viennent en France uniquement pour profiter de la sécurité et de la protection sociale, que les personnes d'origine étrangère ne se donnent pas les moyens de s'intégrer et qu'il y a trop d'immigrés aujourd'hui en France. Une proportion relativement importante de personnes interrogées estime que l'immigration est la principale cause de l'insécurité. Or, si l'on tente de savoir comment les Français se situent par rapport à ces opinions, la situation est contrastée : 29 % des Français partagent les quatre opinions, 24 % les rejettent en bloc et 47 % n'adhèrent qu'à une partie d'entre elles. Par exemple, certaines personnes peuvent indiquer que l'immigration est le principal facteur d'insécurité sans pour autant estimer que les personnes étrangères ne font pas d'effort pour s'intégrer. Il existe donc une ambivalence de l'opinion vis-à-vis du racisme et du rejet des minorités qui doit être prise en charge en compte dans l'analyse des études réalisées.
Monsieur le président, madame la députée, merci de nous donner l'occasion de nous exprimer. Comme cela a été indiqué, les sondeurs s'interrogent régulièrement sur la façon de poser les questions et de recueillir les avis. L'enjeu est de savoir ce qui structure les représentations dans l'opinion. Outre les nombreuses enquêtes quantitatives, nous conduisons aussi des enquêtes qualitatives au cours desquelles nous sommes amenés à interroger pendant une heure ou plus des Français en face à face. Le psychosociologue qui mène l'interview pose durant ces enquêtes des questions ouvertes, c'est-à-dire qu'il ne demande pas à la personne de répondre par oui ou par non, mais d'étayer son jugement.
Une autre approche consiste à interroger pendant quelques heures un groupe de huit et dix personnes qui ne connaissent pas précisément l'objet de l'entretien. Elles seront amenées sans le savoir à produire les mêmes opinions afin d'« ajouter » au propos de l'interlocuteur précédent. Cela permet de libérer l'expression et de prendre en compte toute la complexité du sujet.
S'agissant du recours au terme de « racisme », lorsque j'étais en charge des enquêtes menées pour la CNCDH, j'ai pu observer que la définition du racisme variait selon le type d'enquête, quantitative ou qualitative. Par exemple, certaines personnes se disaient racistes dans le cadre d'entretiens individuels, mais lorsqu'elles développaient leur propos, nous remarquions que leur « racisme » ne correspondait pas à la définition que nous en donnions. À l'inverse, des personnes qui se déclaraient profondément antiracistes décelaient en définitive des traits permettant de qualifier leurs opinions de racistes. Par conséquent, il convient de tenir compte à la fois de la méthode de recueil de l'information et de l'interprétation qu'on en donne. Il est important de ne pas se limiter à la question du racisme proprement dit et d'examiner le rapport des personnes interrogées au racisme, à l'immigration, aux préjugés et aux discriminations.
Un certain nombre de mesures effectuées dans la durée montrent effectivement que la proportion de Français racistes tend à diminuer. Cependant, face à des manifestations de racisme d'une extrême gravité et fortement médiatisées, nous observons une certaine apathie de la société française qui prend deux formes : l'absence de restitution des faits de la part des personnes interrogées d'une part, et l'absence de mobilisation dans la rue d'autre part. Par exemple, lors des meurtres perpétrés par Mohammed Merah, lors de l'affaire Halimi ou plus récemment lors des attentats à Charlie Hebdo et à l'Hyper Cacher, nous avons observé des restitutions et des mobilisations sociales relativement faibles par rapport à celles observées au cours des années 1980.
Pour ce qui est de la restitution des actes, nous interrogeons régulièrement un échantillon de 1 000 Français sur l'actualité et leur demandons ce qui les a marqués. Nous sommes surpris d'observer qu'ils restituent assez peu des actes pourtant très médiatisés comme des meurtres. Quand nous interrogeons les personnes sur les attentats perpétrés en janvier 2015, nous sommes généralement amenés à parler de ce qui est arrivé à Charlie Hebdo et très peu de ce qui s'est produit à l'Hyper Cacher. Nous observons parfois une mise à distance des actes racistes et antisémites. De manière générale, la mobilisation émotionnelle face aux actes racistes est plus faible que dans les années 1980.
S'agissant de l'immigration, la situation est complexe. D'un côté, nous observons une certaine préoccupation politique relayée dans l'actualité. De l'autre, lorsqu'on demande aux Français quels sont selon eux les enjeux prioritaires pour le gouvernement, l'immigration n'arrive qu'en dixième position, évoquée par 41 % des Français. Elle vient notamment après le système social, le chômage, le pouvoir d'achat, l'insécurité, l'éducation, la lutte contre le terrorisme, la croissance économique, les inégalités sociales et l'agriculture. Les Français étant ambivalents, ils peuvent à la fois indiquer que l'immigration est un enjeu et se raidir vis-à-vis de certaines catégories de population, tout en se déclarant favorables au droit de vote des étrangers (62 % des Français lors de la dernière enquête que nous avons réalisée, en progression par rapport à 2014).
En ce qui concerne la perception des préjugés, lorsque je travaillais pour la haute autorité de lutte contre les discriminations et pour l'égalité (HALDE), près d'un Français sur deux déclarait que les étrangers savaient mieux profiter du système de protection sociale que les autres. En outre, 31 % des Français indiquaient que les juifs ont plus d'influence que les autres dans la finance et dans les médias. Des conditions économiques et sociales difficiles tendent à favoriser les jugements ou les comportements racistes et antisémites.
Le problème doit être posé à l'intersection de quatre regards : la perception du racisme, la perception de l'immigration, la perception des préjugés et la perception des discriminations. Sur ce dernier point, nous avons récemment travaillé dans le département de la Seine-Saint-Denis, emblématique du débat sur les discriminations. 56 % de la population de ce département déclare avoir été discriminée au moins une fois au cours des dernières années. Ce taux est plus élevé encore chez les personnes âgées de 18 à 24 ans. 71 % des habitants se déclarent inquiets des discriminations même si eux-mêmes n'en ont pas été victimes. Les discriminations portent sur l'origine ou la couleur de peau, sur l'apparence physique, sur la religion ou sur le quartier d'habitation. Selon les personnes interrogées, les discriminations se manifestent dans la recherche d'emploi, la recherche de logement, les interactions avec la justice ou la police et dans les transports. Nous observons globalement que la tension se déplace du racisme à la discrimination. Par ailleurs, le mécontentement manifesté en matière d'immigration se cristallise aujourd'hui autour de l'islam et des thèmes qui y sont associés. Nous observons en particulier des raccourcis fréquemment effectués entre l'islam, l'islamisme et le terrorisme.
De manière générale, les Français ne sont pas forcément plus racistes qu'ils ne l'étaient auparavant. Ils sont toutefois moins sensibles au racisme et peut-être moins militants que durant les années 1980-90. Ils manifestent une acceptation bien plus grande des actes racistes, y compris les plus extrêmes, même s'ils ne les soutiennent pas.
J'ai trois questions à vous poser. La première porte sur la méthode et en particulier sur l'approche socio-ethnique de vos sondages. Vous menez certaines enquêtes en distinguant les Français qui se déclarent de confession musulmane ou de confession juive. Jusqu'où pouvez-vous aller pour identifier la personnalité de vos répondants ? La pratique religieuse est-elle aisément précisée lorsque vous la demandez ? Nous menons en ce moment un débat assez nourri sur la question des statistiques ethniques. Leur utilisation, si elle était autorisée, vous procurerait-elle des outils plus pertinents pour préciser l'état de l'opinion, en particulier sur les questions liées au racisme ? Les statistiques permettraient-elles d'identifier des populations plus enclines au racisme que d'autres ? Je mesure la difficulté de poser ces questions qui sont évidemment très délicates. Enfin, avez-vous reçu des retours d'opinion concernant les liens entre la crise sanitaire et la résurgence de certaines formes de racisme ou de xénophobie, notamment envers la communauté asiatique ?
En ce qui concerne la méthode, à l'IFOP comme dans les autres instituts de sondage, nous ne menons aucunement des approches socio-ethniques. Nous nous en tenons à une logique déclarative, qui comprend comme je l'ai dit des forces et des faiblesses. Si je considère par exemple les enquêtes menées auprès de populations de confession musulmane, nous adoptons une approche fondée sur l'auto-identification. En d'autres termes, nous n'incluons dans notre échantillon que les individus qui s'identifient eux-mêmes comme musulmans, qu'ils soient convertis ou issus de familles musulmanes. Il en va de même de la détermination des orientations politiques. Nous demandons aux personnes de quel parti elles se sentent le plus proches. Les questions de l'appartenance et de la pratique religieuse sont présentes depuis longtemps dans toutes les enquêtes omnibus de l'IFOP. Poser ce type de question ne soulève aucune difficulté. Ces questions peuvent parfois gêner en face à face, mais les personnes ont parfaitement le droit de refuser de se prononcer.
S'agissant des statistiques ethniques, nous pouvons poser toutes les questions que nous souhaitons dans le cadre de nos enquêtes. En revanche, nous n'avons pas le droit d'exploiter les réponses et de constituer des fichiers. En l'état actuel des choses, nous pouvons travailler librement et sans difficulté suivant les approches que nous avons présentées.
Le lien entre la crise sanitaire et l'augmentation du racisme touchant la communauté asiatique s'explique peut-être par le fait que la lutte contre le racisme ne figure plus parmi les préoccupations prioritaires des Français. Les personnes interrogées indiquent souvent que ce n'est pas leur affaire. Durant la crise de la covid 19, nous avons vu des reportages concernant des personnes asiatiques moquées ou gênées dans le métro, mais ces faits n'ont pas percé le mur de l'opinion publique.
Sur le plan qualitatif, nous posons chaque semaine pour le compte du service d'information du gouvernement (SIG) une question ouverte de mémorisation de l'actualité. Je me souviens que dans ce cadre, le meurtre de Chaolin Zhang à Aubervilliers avait été très peu restitué par les personnes interrogées. De même, s'agissant de l'attaque de l'Hyper Cacher, sans même parler de Clarissa Jean-Philippe, complètement oubliée par l'opinion, l'attentat n'a pas fait évoluer de façon positive les préjugés envers les juifs. Le dernier événement qui avait induit un changement du regard porté par les Français sur le racisme est probablement le premier tour des élections présidentielles de 2002. Pour autant, dans l'enquête menée pour AJC, à la question « l'antisémitisme concerne-t-il seulement les juifs ou au contraire la société dans son ensemble », nous n'avons pas noté d'écart entre l'échantillon des Français grand public et celui des Français de confession juive. De chaque côté, 73 % des personnes interrogées considéraient que le problème concernait la société dans son ensemble.
Même si elles étaient autorisées, je ne vois pas en quoi les statistiques ethniques pourraient nous servir. Nous sommes libres de poser des questions permettant de préciser la religion ou l'origine des personnes interrogées, tant qu'aucun fichier n'est constitué permettant de retrouver les noms, et les personnes interrogées acceptent généralement de répondre à ces questions.
Grâce aux fichiers de l'INSEE, nous pouvons qualifier les communes dans lesquelles résident les personnes interrogées. L'INSEE communique par exemple, pour chaque commune, le pourcentage de personnes immigrées ou nées à l'étranger. Globalement, le rejet de l'immigration est d'autant plus fort dans les communes comptant un très faible taux d'immigrés ou de personnes nées à l'étranger. Ces observations sont intéressantes, mais elles ne sont pas directement liées à des statistiques ethniques.
Nous ne possédons pas d'éléments concernant le racisme anti-asiatique lié à la crise sanitaire. Nous menons en revanche une enquête pour le CRIF qui permet de relever toutes les interventions antisémites sur les réseaux sociaux. Au début de la crise sanitaire, nous avions noté un déclin très important du nombre de propos antisémites. Puis, on est revenu rapidement au niveau d'expression habituel de ces préjugés qui concernent le pouvoir des juifs, leur présence dans les médias et leur influence financière.
La faible mobilisation des Français concernant la question du racisme est nettement visible dans le baromètre de la CNCDH. Depuis la fin des années 1980, nous interrogeons les Français sur leur préoccupation vis-à-vis du racisme et de l'antisémitisme. Elle se trouve tout en bas du classement. Néanmoins, à la question « est-ce que la lutte contre le racisme, l'antisémitisme et contre les préjugés envers les musulmans doit être une priorité d'action pour les pouvoirs publics », une nette majorité nous répond par l'affirmative.
Le débat sur l'approche socio-ethnique n'existait pas il y a quelques années. Notre démarche s'inscrit dans la perspective évoquée précédemment : ce n'est pas nous qui assignons une identité aux personnes que nous interrogeons, ce sont elles qui s'auto-définissent. Dans une enquête que nous avons menée en Seine Saint-Denis, nous avons observé un lien entre la manière dont les personnes se définissaient et la façon dont elles percevaient les discriminations dont elles pouvaient être victimes.
S'agissant des statistiques ethniques, nous disposons aujourd'hui d'un outil formidable qui est l'INSEE. Les statistiques produites pour la France sont extrêmement complètes et précises comparées aux données que l'on peut trouver dans d'autres pays. Les données dont nous disposons, le sexe, l'âge, la catégorie sociale, le niveau de diplôme et la localisation géographique, nous permettent de disposer d'un référentiel qui assure la représentativité des personnes interrogées. Cette entreprise est beaucoup plus délicate dans d'autres pays. La question des statistiques socio-ethniques est peut-être davantage politique, elle concerne le recueil de l'information. Aux États-Unis, la réponse donnée peut être à caractère ethnique ; lorsque nous discutons de ce sujet avec nos collègues américains, ils ne comprennent pas comment nous pouvons analyser l'opinion sans savoir ce que pensent les Noirs ou les Asiatiques. La réponse apportée en France n'est pas établie à partir de données ethniques, mais à partir d'informations sociales, générationnelles ou géographiques.
S'agissant du recueil de l'information, l'enjeu est de s'assurer que nous avons bien « en petit » l'image de la société française en grand. Nous n'avons pas besoin pour cela de statistiques ethniques.
Nous avons identifié le racisme anti-Chinois de manière très fugace au début de la pandémie, en février et mars. Lors de la restitution du confinement, nous avons perçu une tension vis-à-vis des Chinois chez environ 15 % des personnes interrogées. Au fur et à mesure que la pandémie est devenue mondiale, le questionnement s'est déplacé des causes de la maladie aux moyens d'y faire face. Le regard critique porté sur les Chinois s'est alors estompé. Nous observons rarement aujourd'hui des opinions hostiles aux Chinois.
Mes questions porteront essentiellement sur la méthodologie du sondage. L'INSEE vous communique des données qui permettent une bonne représentativité des échantillons sélectionnés. Interrogez-vous dans la durée un même groupe de personnes afin de suivre l'évolution de leur opinion sur des thèmes précis ?
Je viens personnellement des Alpes-Maritimes, où le racisme est une vive préoccupation de la population locale, contrairement à ce que vous indiquiez au niveau global. Effectuez-vous bien les sondages dans toutes les régions ? Par ailleurs, qui écrit les questions de vos sondages ? Vos instituts ont-ils déjà refusé d'exécuter une commande parce que les questions qu'on vous demandait de poser n'étaient pas bonnes ? Enfin, quelle est la part de commandes que vous adressent les partis politiques, notamment sur le racisme et les thèmes associés ? Les demandes de sondage sur ces sujets sont-elles plus fréquentes à la veille des échéances électorales ou après les grands événements largement médiatisés ?
Je vous confirme que nous interrogeons sur l'ensemble du territoire national dans le cadre des sondages effectués. Parmi les critères, outre le genre, l'âge et la catégorie sociale de la personne interrogée, nous prenons en compte la région et la taille de l'agglomération. Cela nous assure une dispersion générationnelle, sociale et géographique satisfaisante. Nous pouvons également suivre le vote lors des dernières élections présidentielles, le niveau de diplôme et la taille du foyer, afin de nous assurer que l'échantillon est réellement représentatif. Les réponses apportées ne sont évidemment pas les mêmes selon la zone géographique considérée.
En fonction de la localisation de l'habitation, il nous arrive d'adjoindre d'autres données objectives telles que le taux de chômage ou le nombre de personnes immigrées (hors Union européenne) dans la commune. Nous tentons de déterminer s'il existe des variables cachées ou dont les personnes n'ont pas forcément conscience, qui peuvent influer sur les réponses apportées. Lorsque nous établissons une cartographie des discriminations ou du racisme dans la société française, l'approche n'est évidemment pas la même selon que nous opérons à Paris ou au cœur de la Creuse. L'enjeu est que notre périmètre d'interrogation soit aussi fidèle que possible à la diversité de la population française.
En ce qui concerne le choix des questions, certains sujets sont aisés à aborder et d'autres beaucoup plus délicats. Il nous est arrivé chez Harris Interactive de refuser des questions qui nous ont été commandées, quand nous n'avions pas pu nous mettre d'accord avec le commanditaire sur la formulation parce que nous considérions que la question était biaisée. La situation est plus délicate lorsque nous testons des préjugés, notamment racistes, dont on sait qu'ils sont potentiellement passibles d'une mise en cause juridique ou judiciaire. En ce cas, nous précisons dans l'intitulé qu'il s'agit de mots ou de phrases qu'on peut entendre dans l'espace public et précisons clairement dans une note que la mesure effectuée n'est en aucun cas une prise de position de la part de l'institut.
Enfin, la commande des acteurs politiques dépend des sujets principaux pour le pays au moment où la demande est formulée. Une fois encore, nous ne pouvons pas considérer aujourd'hui la lutte contre le racisme comme la priorité des Français.
En ce qui concerne la méthodologie, notre objectif est d'obtenir pour objet d'analyse une France en miniature qui soit représentative de la population dans sa diversité sociale, territoriale et générationnelle. Néanmoins, chaque méthodologie a ses biais. Par exemple, l'enquête en ligne est plus représentative sur le plan électoral, c'est-à-dire qu'elle reflète mieux le vote des Français. L'enquête en face à face, en revanche, représente mieux la diversité. Elle est plus proche des statistiques dont nous pouvons disposer. Chaque méthode a ses biais et il nous incombe de tenter de les corriger.
S'agissant des personnes interrogées dans la durée, nous avons constitué pour le centre de recherche de Sciences Po un panel électoral de 24 000 personnes, régulièrement interrogées sur des aspects électoraux. Au bout de quatre ans, nous comptions encore près de 10 000 personnes, que nous interrogions sur les aspects électoraux et sur les dirigeants politiques. Le baromètre de la CNCDH est une pratique assez ancienne pour nous permettre de suivre des cohortes, c'est-à-dire par exemple les personnes nées durant une décennie ou la suivante. Même si les Français sont tendanciellement moins racistes, l'écart entre les cohortes demeure permanent dans le temps. Par exemple, aujourd'hui comme en 1990, les personnes âgées sont plus perméables aux préjugés racistes que les jeunes.
Les modalités d'élaboration des questionnaires dépendent des clients, de leur demande et de leur connaissance du sujet. Pour la CNCDH, nous travaillons avec une équipe de chercheurs qui connaissent très bien les questions traitées. Nous pouvons leur proposer des ajouts ou des questions, mais ils ne nous demandent pas un questionnaire « clé en main », ce qui peut arriver avec d'autres clients.
Je tiens à souligner que l'INSEE est pour nous une source d'information formidable, puisqu'elle nous permet de conduire des enquêtes représentatives pour une région, un département ou un canton. L'INSEE permet de gagner en représentativité et d'appréhender toute la France dans sa diversité, que ce soit en ligne ou au bout du fil.
J'entends votre commentaire concernant les Alpes-Maritimes. Nous posons aussi des questions à l'échelle des départements, notamment pour étudier les convergences ou les décalages identifiés par rapport à l'ensemble des Français.
Je pourrais raconter de nombreuses anecdotes concernant la rédaction des questions. Certains clients, par exemple, nous demandent d'inscrire dans notre sondage des questions comme « vaut-il mieux être riche et en bonne santé que pauvre et malade » ou « l'allocation de rentrée scolaire de 500 euros ne devrait-elle pas être portée à 1 000 euros ». Plusieurs fois par semaine, nous refusons ce type d'enquête. Si l'enquête doit être publiée, la réputation et la marque de l'institut sont en jeu.
Je confirme que les commandes des partis politiques concernent principalement la dimension électorale : quel est le meilleur candidat pour prendre la mairie de telle ville, quel est le bilan du président sortant du conseil régional, etc. Heureusement, les enquêtes qualitatives permettent de sortir de la mesure pour approfondir la compréhension et viser l'anticipation. Les enquêtes qualitatives sont peu nombreuses en fin de campagne présidentielle. Elles sont conduites plutôt un an ou un an et demi avant les élections afin de recueillir les besoins des Français et d'identifier les thèmes importants pour eux.
Lorsque nous avons auditionné des universitaires, des chercheurs et des associations, nous avons notamment parlé de la concurrence des mémoires. Les Français qui ne se préoccupent pas du racisme n'estiment-ils pas que nous en avons fait trop dans certains domaines de la lutte contre le racisme ou l'antisémitisme ? Une surenchère victimaire pourrait-elle avoir conduit certaines personnes à se désintéresser de la question ?
Nous avons également évoqué lors d'une précédente audition les gilets jaunes, qui incarnent la France périphérique avec ses problèmes et ses souffrances. Ont-ils pu se sentir quelque peu négligés par l'attention portée par les partis politiques au racisme ?
Enfin, certains aspects de la lutte contre le racisme, notamment véhiculés par les médias, ne finissent-ils pas alimenter un racisme anti-Blancs ? Les trois quarts des Français n'ont jamais mis les pieds dans les quartiers difficiles. Ne fantasment-ils pas ce qui s'y passe ? Ont-ils une véritable connaissance de ces phénomènes ?
Si le thème de la compétition mémorielle n'émerge pas spontanément dans le discours des Français, il est bien présent. Nous avons réalisé il y a quinze jours, en partenariat avec France 2, une enquête pour le Journal du dimanche (JDD) et l'UEJF sur les jeunes et la transmission de la mémoire de la Shoah. Le sondage, qui a été très peu repris, était plutôt rassurant. Il révélait une connaissance assez précise du génocide. La réponse la plus inquiétante indiquait qu'un tiers des jeunes considèrent qu'on parle trop de la Shoah, et que cela occulte d'autres formes de violence comme l'esclavage et le colonialisme. Ce phénomène doit être pris en compte, d'autant que dans l'espace public, un mouvement « racialiste » entretient la polémique sur la concurrence des mémoires. Ce phénomène, encore peu présent dans l'opinion publique, doit être surveillé.
En ce qui concerne le racisme anti-Blancs, nous avons testé au mois de juin une série d'expressions qui s'étaient répandues dans les réseaux sociaux et dans les débats politiques, comme « le racisme anti-Blancs », « le privilège blanc » et « le racisme d'État ». Nous demandions aux personnes sondées si ces termes correspondaient pour elles à la réalité. 47 % des personnes interrogées considéraient que le racisme anti-Blancs correspondait à une réalité, contre 32 % pour le « privilège blanc » et à 30 % pour le racisme d'État. Nous observons en outre une importante fracture générationnelle : plus les personnes interrogées sont âgées, plus elles perçoivent le racisme anti-Blancs comme une réalité. À l'inverse, le racisme d'État était surtout perçu comme une réalité par la population âgée de 18 à 24 ans.
De manière générale, dès qu'on donne raison à des minorités qui ne s'inscrivent pas dans l'idéal républicain, cela suscite une crispation des Français que nous interrogeons. Un certain nombre de personnes interrogées pensent que l'on fait face à des injonctions de communautés qui défendent leurs intérêts propres sans tenir compte de leur appartenance à la communauté nationale. C'est ce point qui peut susciter l'hostilité, d'autant que ces communautés apparaissent comme minoritaires et parfois opposées à l'idéal républicain.
La concurrence victimaire exprimée par les uns et les autres ne s'inscrit pas non plus dans le cadre de la République. Parfois, elle critique son histoire. S'agissant de l'histoire coloniale, ce phénomène a atteint son paroxysme dans le déboulonnage de statues. Le sentiment général est que la France doit clarifier son histoire. En ce qui concerne le débat sur l'esclavagisme et sur la colonisation, nous observons des regards très différents et souvent opposés d'une génération à l'autre.
Dans l'enquête de la CNCDH menée à l'automne 2019, nous avions sollicité l'opinion des Français sur trois points : le traitement de la Shoah, l'extermination de Tsiganes durant la Seconde Guerre mondiale, et les traites négrières. 17 % Français jugent qu'on parle trop de la Shoah dans l'espace public, 7 % d'entre eux estiment qu'on parle trop des traites négrières et de l'esclavage des noirs et 5 % pensent qu'on parle trop de l'extermination des Tsiganes. Si ces pourcentages sont faibles, ils n'en concernent pas moins beaucoup d'individus.
Plusieurs enquêtes menées l'année dernière sur la perception de la Shoah par les jeunes Français étaient alarmistes, montrant qu'ils étaient les moins au fait du génocide perpétré par les nazis, par rapport à d'autres jeunes Européens ou Américains. Toutefois, ces constats sont relativisés par la prise en compte des biais méthodologiques. Par exemple, deux enquêtes utilisaient le terme d' holocauste et non de Shoah. Or, ce terme n'est pas utilisé en France parmi les jeunes générations, de sorte que la comparaison est difficile à effectuer. Il n'en reste pas moins que 20 % des jeunes Français n'ont pas entendu parler de la Shoah.
La séance est levée à 18 heures 40.
Membres présents ou excusés
Mission d'information sur l'émergence et l'évolution des différentes formes de racisme et les réponses à y apporter
Réunion du mardi 29 septembre 2020 à 17 h 05
Présents. - Mme Caroline Abadie, M. Robin Reda, Mme Alexandra Valetta Ardisson
Excusés. - M. Bertrand Bouyx, Mme Nathalie Sarles