Intervention de Jean-Daniel Lévy

Réunion du mardi 29 septembre 2020 à 17h00
Mission d'information sur l'émergence et l'évolution des différentes formes de racisme et les réponses à y apporter

Jean-Daniel Lévy, directeur général adjoint du département politique et opinion de Harris interactive :

Monsieur le président, madame la députée, merci de nous donner l'occasion de nous exprimer. Comme cela a été indiqué, les sondeurs s'interrogent régulièrement sur la façon de poser les questions et de recueillir les avis. L'enjeu est de savoir ce qui structure les représentations dans l'opinion. Outre les nombreuses enquêtes quantitatives, nous conduisons aussi des enquêtes qualitatives au cours desquelles nous sommes amenés à interroger pendant une heure ou plus des Français en face à face. Le psychosociologue qui mène l'interview pose durant ces enquêtes des questions ouvertes, c'est-à-dire qu'il ne demande pas à la personne de répondre par oui ou par non, mais d'étayer son jugement.

Une autre approche consiste à interroger pendant quelques heures un groupe de huit et dix personnes qui ne connaissent pas précisément l'objet de l'entretien. Elles seront amenées sans le savoir à produire les mêmes opinions afin d'« ajouter » au propos de l'interlocuteur précédent. Cela permet de libérer l'expression et de prendre en compte toute la complexité du sujet.

S'agissant du recours au terme de « racisme », lorsque j'étais en charge des enquêtes menées pour la CNCDH, j'ai pu observer que la définition du racisme variait selon le type d'enquête, quantitative ou qualitative. Par exemple, certaines personnes se disaient racistes dans le cadre d'entretiens individuels, mais lorsqu'elles développaient leur propos, nous remarquions que leur « racisme » ne correspondait pas à la définition que nous en donnions. À l'inverse, des personnes qui se déclaraient profondément antiracistes décelaient en définitive des traits permettant de qualifier leurs opinions de racistes. Par conséquent, il convient de tenir compte à la fois de la méthode de recueil de l'information et de l'interprétation qu'on en donne. Il est important de ne pas se limiter à la question du racisme proprement dit et d'examiner le rapport des personnes interrogées au racisme, à l'immigration, aux préjugés et aux discriminations.

Un certain nombre de mesures effectuées dans la durée montrent effectivement que la proportion de Français racistes tend à diminuer. Cependant, face à des manifestations de racisme d'une extrême gravité et fortement médiatisées, nous observons une certaine apathie de la société française qui prend deux formes : l'absence de restitution des faits de la part des personnes interrogées d'une part, et l'absence de mobilisation dans la rue d'autre part. Par exemple, lors des meurtres perpétrés par Mohammed Merah, lors de l'affaire Halimi ou plus récemment lors des attentats à Charlie Hebdo et à l'Hyper Cacher, nous avons observé des restitutions et des mobilisations sociales relativement faibles par rapport à celles observées au cours des années 1980.

Pour ce qui est de la restitution des actes, nous interrogeons régulièrement un échantillon de 1 000 Français sur l'actualité et leur demandons ce qui les a marqués. Nous sommes surpris d'observer qu'ils restituent assez peu des actes pourtant très médiatisés comme des meurtres. Quand nous interrogeons les personnes sur les attentats perpétrés en janvier 2015, nous sommes généralement amenés à parler de ce qui est arrivé à Charlie Hebdo et très peu de ce qui s'est produit à l'Hyper Cacher. Nous observons parfois une mise à distance des actes racistes et antisémites. De manière générale, la mobilisation émotionnelle face aux actes racistes est plus faible que dans les années 1980.

S'agissant de l'immigration, la situation est complexe. D'un côté, nous observons une certaine préoccupation politique relayée dans l'actualité. De l'autre, lorsqu'on demande aux Français quels sont selon eux les enjeux prioritaires pour le gouvernement, l'immigration n'arrive qu'en dixième position, évoquée par 41 % des Français. Elle vient notamment après le système social, le chômage, le pouvoir d'achat, l'insécurité, l'éducation, la lutte contre le terrorisme, la croissance économique, les inégalités sociales et l'agriculture. Les Français étant ambivalents, ils peuvent à la fois indiquer que l'immigration est un enjeu et se raidir vis-à-vis de certaines catégories de population, tout en se déclarant favorables au droit de vote des étrangers (62 % des Français lors de la dernière enquête que nous avons réalisée, en progression par rapport à 2014).

En ce qui concerne la perception des préjugés, lorsque je travaillais pour la haute autorité de lutte contre les discriminations et pour l'égalité (HALDE), près d'un Français sur deux déclarait que les étrangers savaient mieux profiter du système de protection sociale que les autres. En outre, 31 % des Français indiquaient que les juifs ont plus d'influence que les autres dans la finance et dans les médias. Des conditions économiques et sociales difficiles tendent à favoriser les jugements ou les comportements racistes et antisémites.

Le problème doit être posé à l'intersection de quatre regards : la perception du racisme, la perception de l'immigration, la perception des préjugés et la perception des discriminations. Sur ce dernier point, nous avons récemment travaillé dans le département de la Seine-Saint-Denis, emblématique du débat sur les discriminations. 56 % de la population de ce département déclare avoir été discriminée au moins une fois au cours des dernières années. Ce taux est plus élevé encore chez les personnes âgées de 18 à 24 ans. 71 % des habitants se déclarent inquiets des discriminations même si eux-mêmes n'en ont pas été victimes. Les discriminations portent sur l'origine ou la couleur de peau, sur l'apparence physique, sur la religion ou sur le quartier d'habitation. Selon les personnes interrogées, les discriminations se manifestent dans la recherche d'emploi, la recherche de logement, les interactions avec la justice ou la police et dans les transports. Nous observons globalement que la tension se déplace du racisme à la discrimination. Par ailleurs, le mécontentement manifesté en matière d'immigration se cristallise aujourd'hui autour de l'islam et des thèmes qui y sont associés. Nous observons en particulier des raccourcis fréquemment effectués entre l'islam, l'islamisme et le terrorisme.

De manière générale, les Français ne sont pas forcément plus racistes qu'ils ne l'étaient auparavant. Ils sont toutefois moins sensibles au racisme et peut-être moins militants que durant les années 1980-90. Ils manifestent une acceptation bien plus grande des actes racistes, y compris les plus extrêmes, même s'ils ne les soutiennent pas.

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