Intervention de Jean-Michel Blanquer

Réunion du jeudi 1er octobre 2020 à 11h00
Mission d'information sur l'émergence et l'évolution des différentes formes de racisme et les réponses à y apporter

Jean-Michel Blanquer, ministre de l'éducation nationale, de la jeunesse et des sports :

Merci beaucoup, monsieur le président, madame la rapporteure, pour votre invitation : je suis évidemment très heureux de m'exprimer devant vous tous sur cette question très importante, qui, je le dis d'emblée, est au cœur même du pacte républicain.

Le mot « République » ne doit pas être sous-estimé quand il s'agit d'aborder l'ensemble des enjeux liés au racisme, car il a plusieurs conséquences, à commencer par la mise en œuvre de la devise nationale, en vertu de laquelle les citoyens sont égaux et ne sauraient donc être différenciés et discriminés en fonction, en particulier, de leur origine ou de leur couleur de peau. Tous les pays n'ont pas exactement la même manière d'aborder la question. Il est important de voir ce qu'il y a à la fois d'universel et de spécifiquement français et républicain en la matière, d'autant que des contre-modèles cherchent parfois à s'imposer à nous. Nous devons être extrêmement solides, à la fois philosophiquement et politiquement, sur ce que signifie ce socle républicain. D'une façon générale, les enjeux intellectuels et culturels sont extrêmement importants, car ils sont le soubassement de tout ce dont nous discutons ensemble ce matin : sans cette base, et si l'on n'y prend garde, il y a toute une série de fausses idées, de fausses approches, voire de projets antirépublicains qui peuvent s'insinuer dans la vie nationale, notamment au travers de l'éducation.

Du reste, l'école a toujours été la colonne vertébrale de la République, et ce dès le début. L'école de la République doit donc être fidèle à ce qui est la philosophie de la République – il en a été très clairement ainsi tout au long de la Troisième République, notamment. C'est pourquoi j'assume pleinement ce que vous avez dit en commençant et qui était sous-jacent à votre invitation, c'est-à-dire le fait que l'école de la République doit s'occuper de racisme. Oui, bien sûr : nous nous occupons d'instruction publique, d'éducation et donc de transmission des valeurs de la République, et nous devons l'affirmer haut et fort. Cela n'a rien de désuet ou d'archaïque, contrairement à ce que certains voudraient faire croire. Il faut l'assumer totalement : l'école de la République consolide la République ; l'école de la République transmet les valeurs de la République.

Lorsque, en arrivant au ministère, j'ai insisté d'abord et avant tout sur les savoirs fondamentaux, notamment à l'école primaire, j'ai utilisé la formule suivante : lire, écrire, compter, respecter autrui. En ajoutant le respect d'autrui au socle habituel, j'avais évidemment à l'esprit ce dont nous discutons : cela exclut par définition le racisme, l'antisémitisme et tous les phénomènes de discrimination, que l'on doit évacuer de la vie collective si l'on veut que celle-ci soit républicaine. Le respect d'autrui est à mes yeux un enjeu majeur. Nous devons l'inculquer aux enfants dès l'école maternelle, de façon très concrète et pratique : en la matière, et même si j'ai dit que les aspects philosophiques étaient essentiels, on doit se garder d'une approche trop théorique et abstraite ; il faut lui trouver une traduction dans la vie courante des élèves.

La vie collective se joue dès l'école maternelle. Je n'ai jamais vu d'enfant spontanément raciste, ce qui est d'ailleurs un motif d'optimisme ; en revanche, on voit très rapidement des enfants intégrer des préjugés familiaux ou attrapés dans leur environnement, à l'école ou ailleurs.

L'éducation nationale a pris à bras-le-corps la question de la lutte contre le racisme depuis un assez grand nombre d'années, et pas seulement au titre de la transmission des valeurs de la République : des processus et des actions spécifiques ont été développés contre le racisme et l'antisémitisme.

La réactivation de l'éducation civique et morale par Jean-Pierre Chevènement a été un élément très important. Si plus personne ne le conteste, il n'en a pas toujours été de même. Désormais, on se rend compte qu'il est indispensable de prendre l'éducation civique et morale très au sérieux et de la placer au cœur du système éducatif. En termes d'horaires, elle est toujours vivante et forte. Comme vous le savez, dans l'enseignement secondaire, elle est assurée par les professeurs d'histoire-géographie. Dans le cadre de la réforme du baccalauréat, j'ai tenu à préserver les trois heures et demie d'histoire-géographie dans le tronc commun, alors même qu'il y avait des discussions sur ce point, tout en insistant pour que la demi-heure consacrée à l'éducation civique soit clairement distinguée de l'histoire et de la géographie – libre au professeur, évidemment, d'organiser les choses comme il l'entend, par exemple en en faisant une heure toutes les deux semaines. Quoi qu'il en soit, il doit y avoir un temps véritablement dédié à l'éducation civique et morale, qui ne soit pas « mangé » par l'histoire et la géographie.

De même, différents projets que nous avons pour la vie de l'élève appartiennent clairement au domaine de l'engagement civique et ont un rapport avec la lutte contre le racisme et l'antisémitisme. C'est d'ailleurs en ce moment la semaine de l'engagement : nous disons aux élèves qu'il est bon d'être délégué de classe, éco-délégué, ou encore ambassadeur contre le harcèlement – bref, de prendre des responsabilités. La lutte contre le harcèlement que nous menons a, bien évidemment, des rapports avec celle contre le racisme et la haine anti-LGBT ; le déploiement progressif du service national universel relève lui aussi de l'éducation morale et civique.

Je ne prétends pas du tout, bien entendu, que cette prise de conscience de l'importance des enjeux de l'éducation morale et civique a commencé avec moi. Il en est de même pour les actions spécifiques qui doivent être menées, même si nous allons les poursuivre et les approfondir. Par exemple, dans les documents que nous éditons pour le service national universel, la question de la lutte contre le racisme et l'antisémitisme est toujours présente. J'y reviendrai, si vous le souhaitez, en réponse à vos questions.

Ensuite, nous nous sommes organisés spécifiquement pour la défense des valeurs de la République. À cet égard, en revanche, une nouvelle étape a été engagée depuis 2017.

Nous avons créé le conseil des sages de la laïcité, dont le champ d'intervention inclut la lutte contre le racisme et l'antisémitisme. Il mène un travail pluridisciplinaire qui nous permet, entre autres, d'établir un certain nombre de règles, de points de repère pour les acteurs de l'éducation nationale, aussi bien sur le plan théorique que sur le plan pratique. Ainsi, nous avons rédigé un vade-mecum sur la laïcité. Un autre, datant du mois de janvier, et que je vous distribuerai, s'intitule quant à lui : « Agir contre le racisme et l'antisémitisme ». Il comprend des fiches extrêmement pratiques : « Répondre à des insultes et des injures racistes/antisémites », « Répondre à des violences à caractère raciste/antisémite », ou encore : « Quelles procédures mettre en œuvre pour répondre au racisme et à l'antisémitisme en milieu scolaire ? ».

Nous avons aussi mis en place ce que nous appelons les équipes « valeurs de la République ». Présentes dans chaque rectorat, elles ont vocation à intervenir chaque fois qu'un problème de cette nature est posé, qu'il s'agisse de racisme, d'antisémitisme ou d'une atteinte à la laïcité : quand un acteur se sent démuni, il peut faire appel au rectorat. Nous envoyons ainsi deux messages : premièrement, que le personnel n'est jamais seul face à ce type de situation ; deuxièmement, que tous les faits de cette nature doivent être signalés.

Je n'ignore pas que l'on dit parfois que l'éducation nationale met les problèmes sous le tapis, qu'il s'agisse des violences, des atteintes à la laïcité, du racisme ou de l'antisémitisme. J'affirme que ce n'est absolument pas la doctrine que je fais valoir depuis 2017. Sans juger de ce qui se passait avant, je dis que le message donné aux professeurs, chefs d'établissement et, plus généralement, à tous les adultes qui travaillent dans l'éducation nationale, est même exactement inverse : il faut signaler les problèmes et, si on a le sentiment d'être impuissant, faire appel aux équipes « valeurs de la République », à travers une adresse mail dédiée.

Cela nous permet de commencer à avoir des statistiques, ou à tout le moins des chiffres – qui vous seront communiqués. Cette démarche repose, évidemment, sur la mobilisation de tous. Il est certain qu'il y a encore des inhibitions, parfois même de la peur chez certains acteurs, ou encore la conviction, à tort, que l'institution ne réagira pas en cas de signalement. Mon message est radicalement inverse : « Vous devez signaler ; vous serez protégés ». La force doit être du côté de la République, alors que trop souvent, sur le terrain, le sentiment qui est donné est qu'elle est plutôt du côté du racisme, de l'antisémitisme, de ceux qui veulent intimider, faire pression, mais aussi faire du prosélytisme. Dans l'école de la République, c'est la République qui dit très sereinement le droit et qui montre sa force. Nous donnons donc les moyens intellectuels et humains pour réussir à le faire.

Cela passe aussi par la formation des personnels à ces enjeux, ce que prévoit la loi pour une école de la confiance du 26 juillet 2019 : dans les instituts nationaux supérieurs du professorat et de l'éducation (INSPE), tout futur professeur doit suivre, dans sa formation initiale, des modules consacrés à la lutte contre le racisme, l'antisémitisme et les discriminations, mais aussi à la connaissance des enjeux de la laïcité. Certes, nous ne partions pas de zéro, tant s'en faut, mais nous faisons en sorte de systématiser la formation dans les maquettes des INSPE, et de lui donner une cohérence au niveau national, au moyen de documents comme ceux que je mentionnais.

Vous le voyez, la question est abordée par tous les angles possibles. Je ne prétends pas du tout que la situation est parfaite, bien entendu ; je dis simplement que nous agissons avec beaucoup de volontarisme et que nous prenons le problème à bras-le-corps, en le traitant de manière continue – ce n'est pas juste le cours d'éducation civique et morale qui est le moment où l'on parle de la lutte contre le racisme : c'est une question de vie quotidienne, qui doit permettre à chacun d'être respecté.

Les dispositifs que j'ai détaillés, et qui se sont déployés au fil du temps, visent non seulement à lutter contre les idéologies de haine, tels le racisme et l'antisémitisme, mais aussi à s'attaquer au quotidien aux stéréotypes, au titre de l'égalité hommes-femmes et de la lutte contre les discriminations anti-LGBT – ce qui rejoint les actions que nous menons contre le harcèlement.

Vous avez évoqué les idéologies qui, insidieusement, réintroduisent le racisme, parfois même sous couvert de lutter contre lui : vous avez fait référence, en effet, aux personnes qui prétendent qu'il existe un racisme d'État tout en organisant des réunions racialisées. Il y a là un paradoxe gigantesque, qui doit être dénoncé comme tel. La chose en elle-même aurait d'ailleurs paru absolument invraisemblable il y a de cela encore une vingtaine d'années : que des gens prétendent tenir des réunions en distinguant les participants selon la couleur de leur peau, et ce sous prétexte de lutter contre le racisme, me paraît porteur d'une forme d'ironie terrifiante.

Cela dit, nous ne devons pas sous-estimer ce phénomène, qui prend d'ailleurs différents noms, parmi lesquels l'indigénisme, car ses soubassements intellectuels, y compris dans le monde académique, sont très puissants, et ses conséquences potentielles très graves. Au lieu de lutter contre le racisme, on l'entretient en réalité en continuant à distinguer les gens selon la couleur de leur peau. C'est totalement antirépublicain, et il y a là quelque chose de très insidieux. Les forces à l'œuvre sont considérables ; je ne considère donc pas ce phénomène comme marginal : c'est une tendance intellectuellement et civilisationnellement dangereuse.

Lorsque j'étais recteur, je voyais avec faveur certaines invitations, faites aux jeunes des territoires placés sous ma responsabilité éducative, à découvrir les États-Unis à travers des stages. A posteriori, je le regrette, sachant désormais ce qui se passe dans ces stages : avec une approche que l'on pourrait qualifier d'« à l'américaine » – même si, heureusement, tous les Américains ne pensent pas comme cela –, nourrie de ce que l'on voit dans certaines universités, et que je connais très bien pour l'avoir étudié, on explique à de jeunes Français que le modèle républicain est totalement désuet, que le communautarisme est bien mieux, que la laïcité est une idée pour barbichus de la Troisième République, sans rapport avec les grands enjeux du XXIe siècle, que si l'on veut aller droit vers le bonheur il faut remettre en cause tout cela, et que d'ailleurs la France est un État raciste.

Instiller ces idées dans l'esprit de jeunes souvent issus de l'immigration me paraît profondément antirépublicain, mais également contraire à l'intérêt réel de ces jeunes. Cela va aussi complètement à l'encontre des intérêts de la République, puisque cela consiste tout simplement à monter les gens les uns contre les autres, et surtout à mentir sur le projet républicain, lequel n'a jamais été raciste – c'est même tout le contraire. La France n'est pas un État raciste. Je regrette d'avoir à expliciter tout cela, tant c'est évident.

Toutes les démonstrations par lesquelles on s'efforce de prouver que nous discriminons davantage – et ce, quel que soit le gouvernement – que d'autres pays me paraissent empreints d'une très grande mauvaise foi, et en réalité porteuses d'un projet qui est la haine de la République : la haine raciste s'accompagne d'une haine de la République. C'est vrai des racistes de tous bords : aucun d'entre eux n'a jamais aimé la République, car celle-ci protège contre le racisme.

Nous devons donc être extrêmement attentifs à ces mouvements, et j'insiste sur le continuum qui existe entre, d'un côté, les enjeux ultra-intellectuels et théoriques et, de l'autre, les enjeux ultra-pratiques et politiques : il y a des idées qui, à la fin, débouchent sur des actes – en l'occurrence des actes de violence, parce qu'elles montent les groupes les uns contre les autres.

Si l'on veut lutter contre le racisme et l'antisémitisme, on doit être d'une très grande lucidité sur ces idéologies qui sont à l'œuvre dans le monde entier et sur ce qui les fait vivre en France dans le monde médiatique, académique et politique. Il faut savoir identifier les forces antirépublicaines, car il en existe, aujourd'hui comme en d'autres temps de l'histoire de la République, notamment sous la Troisième. Ces mouvements, qui peuvent avancer sous différentes bannières, se caractérisent par le racisme et l'antisémitisme, celui-ci, en particulier, étant profondément enraciné en eux. La République doit savoir, de façon sereine mais avec force, se défendre contre le racisme, l'antisémitisme et, plus généralement, tout ce qui essaie de fragmenter notre pays.

La République, c'est le commun, c'est l'égalité, c'est la paix civile. La République, c'est ce qui réunit, chacun étant libre d'avoir sa vie personnelle et ses croyances religieuses. Il est assez aisé de distinguer les idées qui unissent et celles qui fragmentent. L'école de la République doit unir, par-delà toutes les différences. C'est une forme d'évidence, mais ce qui caractérise notre temps, c'est justement que certaines évidences n'en sont plus. Il faut rappeler ces évidences si l'on veut tout simplement préparer l'avenir de nos enfants de manière positive.

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