Vos deux séries de questions sont en intersection, si j'ose dire.
Si je n'ai pas lu le livre de l'ancien président du CRAN, j'imagine très bien ce qu'on peut y trouver. Au moins, les choses sont claires s'agissant des idées en présence et du combat qui se joue – car, je le répète, ce n'est pas un combat d'idées au sein de la République, comme il peut y en avoir dans l'hémicycle : c'est un combat entre la République et ses ennemis. Quelqu'un qui tient le genre de discours dont il est question ici est un ennemi de la République, il se dit lui-même adversaire de ce qui a fondé la République.
D'une certaine façon, derrière cela, il y a aussi une critique de l'universalité du genre humain : quand on considère que l'universalisme républicain est porteur de racisme, en réalité, on cherche à faire du différentialisme. Pour avoir beaucoup étudié la période coloniale en Amérique latine, je sais très bien à quoi mène ce genre de choses. Je pense à certains tableaux de l'époque, où des bandelettes de couleur sont représentées à côté de la tête des personnages pour mesurer leur proximité avec la couleur blanche ou la couleur noire, sans oublier les peuples indigènes. On établissait ainsi jusqu'à 94 catégories. C'est une casuistique détestable. Voilà à quoi aboutit une société quand elle s'engage sur la pente fatale consistant à classer les gens en fonction de leurs origines.
On ferait exactement la même chose si, au nom du combat pour la mémoire et de la dénonciation du passé, on commençait à se pencher sur la généalogie de chacun pour déterminer son degré de victimisation, et donc de droits. Un tel projet est l'inverse de la République, où ce qui compte, c'est d'être soi et d'être un citoyen, ce à quoi sont attachés des droits aussi bien individuels que collectifs. La République garantit un équilibre entre l'individu, qui a droit à la même considération que n'importe quel autre, et la collectivité, étant entendu que la vie commune ne saurait être polluée par des considérations sur les origines des uns et des autres.
Force est de reconnaître que le modèle républicain français, dont la laïcité est l'un des fondements, ne se retrouve pas à l'identique dans tous les pays. Ce n'est pas pour autant qu'on doit considérer qu'il est obsolète ou qu'il n'est pas valable. Je prétends que, face aux problèmes de notre époque, c'est au contraire le modèle qui fonctionne. Alors que l'on peut légitimement se demander si la démocratie va survivre à internet, c'est-à-dire à l'immédiateté, à l'agressivité, à la parole raciste et antisémite totalement libérée, le projet républicain est à mes yeux le fil à plomb, la quille, le flotteur, ce qui permet d'avoir du commun. Il faut en avoir clairement conscience et le dire.
Vous avez tout à fait raison de parler d'une concurrence des mémoires, monsieur le président. Comment s'assure-t-on que les forces antirépublicaines ne s'insinuent pas dans l'école au travers du monde associatif ? C'est un enjeu important, en effet. Il faut y être très attentif. L'éducation nationale donne des agréments, on n'entre pas dans un établissement comme dans un moulin ; certains s'en offusquent parfois, mais c'est heureux. Il faut avoir des points de repère, de façon à ne pas se tromper, même si, évidemment, les approches sont très diverses. Quoi qu'il en soit, nous faisons une large place aux associations qui luttent contre la discrimination, ce qui est, normalement, cohérent avec le projet républicain. Un travail philosophique et politique doit être fait en amont du travail pratique.
Vous avez dit, madame la rapporteure, que les jeunes étaient attirés par cette idéologie. C'est en partie vrai. Dans certaines structures, par exemple les rédactions des journaux, il y a d'ailleurs des fractures générationnelles : ceux qui ont moins de 35 ans ne pensent pas la même chose que leurs aînés. Il existe un certain nombre de matrices universitaires qui produisent dans la jeunesse une sorte de nouveau conformisme qui consiste à penser que le modèle républicain est un mauvais projet. Le meilleur antidote, selon moi, réside dans la comparaison internationale : examinons ce que produit un modèle, puis le modèle opposé.
La France n'a absolument pas à rougir des parcours de vie qu'elle permet d'avoir à ceux qui s'y installent. Je suis très attentif à ce qui est dit sur ce point, car bien des propos peuvent se révéler contre-productifs. Pour moi, qui ai été recteur dans les académies les plus pauvres de France, que ce soit outre-mer ou dans l'Hexagone, il est évident que, dans les quartiers populaires, on trouve des parcours extrêmement réussis. Or ce ne sont jamais ceux-là que l'on souligne. Au contraire, il y a comme un intérêt de la part des extrêmes à souligner les échecs, que ce soit pour dire qu'il faudrait lutter contre l'arrivée des uns et des autres, ou pour s'opposer au modèle républicain. C'est là quelque chose d'extrêmement insidieux et contre‑productif.
J'affirme que le modèle républicain fonctionne encore plutôt bien sur le plan social, même si, évidemment, il reste beaucoup de progrès à faire. Quand on se regarde, on peut se désoler, mais quand on se compare, on peut vraiment se consoler. J'invite vivement chacun à voir les parcours des enfants de l'immigration dans les différents pays, puis à se demander si la France est vraiment le pays où l'on est le plus mal loti. L'école de la République, en tout cas, est totalement mobilisée pour compenser les inégalités et constituer un modèle attractif pour la jeunesse.
De fait, nous avons un grand défi devant nous : montrer que le modèle républicain n'est pas désuet, que la laïcité n'est pas désuète. À propos de laïcité, je garde en mémoire les discussions au début des années 2000, notamment autour de la loi du 15 mars 2004 encadrant, en application du principe de laïcité, le port de signes ou de tenues manifestant une appartenance religieuse dans les écoles, collèges et lycées publics : le débat était déjà structuré de la même façon. On nous expliquait que la laïcité à la française était vraiment une conception obsolète, et de nombreuses voix étrangères se faisaient entendre pour dénoncer une bizarrerie de notre pays. Or je reçois de nombreuses délégations étrangères venues voir ce qu'est notre laïcité, et qui se demandent si, en définitive, ce n'est pas notre approche qui permet de faire du commun et d'éviter les fragmentations sociales et sociétales qui caractérisent l'époque.
On doit porter haut le drapeau de la République, pour la France elle-même mais aussi pour son rayonnement international. C'est d'ailleurs un autre élément de réponse à ce que vous disiez, madame la rapporteure : on ne fait jamais envie quand on est faible, et on ne saurait espérer que les enfants de France, toutes origines confondues – mais c'est encore plus vrai s'ils sont issus de l'immigration –, aient envie d'être français si les adultes français, y compris les responsables politiques que nous sommes, expliquent à longueur de journée que la France est un pays qui fait tout très mal, et qui a toujours tout fait très mal. Je suis frappé de voir à quel point, aux États-Unis, où, disons-le franchement, on est plus mal accueilli qu'en France quand on arrive, il y a une sorte d'estime de soi collective – je parle là de l'ensemble de la population, pas des universités – qui fait que ce genre de thème prend moins que chez nous. C'est tout simplement parce qu'on est fier d'appartenir à une entité qui a l'air forte.
Si la France se croit en déclin ou non désirable, elle sera en déclin et non désirée. Si au contraire elle affirme avec force son projet républicain, les enfants de la République aimeront la République. C'est ce qui s'est passé pour toutes les générations précédentes, mais on voit que cela commence à faire défaut depuis quelque temps. Si on veut réellement, et pas seulement dans les mots, le bien de ces enfants, de nos enfants, de tous les enfants de France, on doit leur présenter, d'abord, un avenir positif en général – ce qui nous renvoie aussi à notre façon de parler de l'écologie –, et ensuite un avenir français positif. Les discours d'un pessimisme absolu, la collapsologie et la haine de soi n'ont jamais produit une citoyenneté puissante. La solution n'est donc pas à chercher dans un surcroît de repentance et de pessimisme. On sait très bien que cela mène dans une impasse – ce que l'on constate d'ores et déjà : il n'est qu'à voir, par exemple, le parcours psychologique et intellectuel de ceux qui sombrent dans le radicalisme islamiste. S'ils ont eu ce parcours, c'est évidemment parce qu'ils ont absorbé des discours contre le pays qui pourtant est le leur, et qui, disons-le franchement, a certainement bien des défauts, mais n'apparaît pas si négatif que cela quand on se met à comparer la vie qu'on y mène à celle dans d'autres pays.