Intervention de Amin Maalouf

Réunion du mardi 27 octobre 2020 à 17h00
Mission d'information sur l'émergence et l'évolution des différentes formes de racisme et les réponses à y apporter

Amin Maalouf, de l'Académie française :

. Je vous remercie de la confiance que vous me témoignez en m'invitant à m'exprimer devant vous. En tant que citoyen de mon pays natal, le Liban, puis de ma patrie adoptive, la France, j'ai parfois été confronté à des questions qui entrent dans le cadre d'une réflexion sur le racisme.

Je ne m'attarderai pas sur les mots de « race » et de « racisme » que vous avez déjà sûrement examinés sous toutes les coutures. Le phénomène qu'il s'agit d'étudier et de combattre, à savoir le rejet systématique de l'autre, perçu comme étant irrévocablement différent de nous, ne relève pas forcément du racisme au sens littéral du terme. Je prendrais deux exemples pour illustrer mon propos, l'un venant du centre de l'Europe, l'autre du centre de l'Afrique.

À la fin de l'année 1992, les Tchèques et les Slovaques, longtemps unis au sein de la Tchécoslovaquie, décident de se séparer pour constituer deux États différents. Il s'agissait pourtant de deux populations qui, pour un observateur extérieur, paraissaient similaires par la couleur, la religion, la langue et la nationalité. Mais elles se percevaient comme totalement différentes et incapables de vivre ensemble. Fort heureusement, elles ont pu convenir d'un divorce à l'amiable.

Cela ne fut pas le cas au Rwanda seize mois plus tard. Le pays réunissait, là aussi, deux populations – les Hutus et les Tutsis – qui, pour un observateur extérieur, paraissaient similaires par la couleur, la religion, la langue et la nationalité. Cela ne les a pas empêchées de se percevoir comme totalement différentes l'une de l'autre, avec les conséquences que l'on sait.

Cette question qui nous intéresse, aussi complexe soit-elle, n'est que l'un des aspects d'un problème plus vaste encore, et qui constitue un défi majeur pour notre démocratie : comment faire en sorte que nos concitoyens, quelles que soient leurs origines ethniques ou leurs croyances, soient persuadés de la nécessité de vivre ensemble de manière harmonieuse, aient le sentiment d'appartenir à une même communauté nationale et se reconnaissent tous dans le même « roman national » ?

J'ai souvent l'impression, depuis quelques années, que le racisme est à la fois partout et nulle part. Nulle part car il est rare, beaucoup plus rare qu'autrefois, que des personnes ou des mouvements s'affirment ouvertement racistes. Et pourtant, le racisme s'installe chaque jour davantage dans nos esprits, souvent à notre insu et sous diverses formes.

Je distingue le racisme « hostile » et le racisme « complaisant ». Le premier dit en substance : « Puisque ces gens-là ne pourront jamais être comme nous, ils n'ont pas leur place chez nous ». Le second dit : « Puisqu'ils ne seront jamais comme nous, il faut qu'ils puissent vivre parmi nous à leur manière sans que nous cherchions à les rendre semblables ». Même si elles paraissent opposées et qu'elles conduisent à des choix politiques différents, ces deux attitudes sont fondées sur les mêmes prémisses, les mêmes préjugés, les mêmes égarements.

De mon point de vue, le racisme commence à s'installer à partir du moment où l'on considère que l'on ne peut pas appliquer à une population donnée les critères que l'on applique à soi-même. Bien entendu, il est légitime et nullement empreint de racisme de considérer que des communautés humaines ayant eu des expériences historiques dissemblables aient pu produire des sociétés différentes avec des comportements et des valeurs différents. Mais en partant de cette constatation fort juste, l'on dérive trop facilement de nos jours vers une attitude qui est, à mes yeux, passablement empreinte de racisme – et ce, je précise, que l'on se considère de droite ou de gauche.

L'une des grandes perversités du racisme contemporain est que, partant d'une volonté de respecter les différences, on dérive consciemment ou inconsciemment vers une attitude consistant à croire que ces différences sont immuables et constituent l'essence même des populations concernées. Cette attitude ne cesse de se propager partout, dans tous les secteurs de l'opinion et sur toute la largeur de l'échiquier politique, chez ceux qui parlent au nom des opprimés comme chez ceux qui défendent l'ordre établi. Il y a de moins en moins de place pour ceux qui prônent l'universalité des valeurs, la complémentarité des combats, la convergence des émancipations.

Afin d'enrayer cette dérive, le premier devoir des autorités est d'assurer à toute personne vivant sur leur territoire sa pleine dignité de citoyen, en l'empêchant de devenir l'otage ou la propriété d'une communauté. L'idée même qu'un citoyen libre soit envisagé par les pouvoirs publics comme appartenant à une communauté différente de la communauté nationale est l'amorce d'une capitulation. Le principal est que la République ne doit passer par aucun intermédiaire dans son rapport avec ses citoyens. L'une des premières fonctions de l'État laïc est de libérer tous les citoyens, quelles que soient leurs origines ethniques, des contraintes que leur impose leur environnement traditionnel, afin qu'ils puissent s'épanouir sans entrave. La seule exception, limitée dans le temps, est celle des mineurs, avec lesquels la Nation établit des rapports en passant forcément par leurs parents mais en s'assurant constamment du respect de leurs droits inaliénables.

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