Mission d'information sur l'émergence et l'évolution des différentes formes de racisme et les réponses à y apporter

Réunion du mardi 27 octobre 2020 à 17h00

Résumé de la réunion

Les mots clés de cette réunion

  • liban
  • racisme
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La réunion

Source

La mission d'information procède à l'audition de M. Amin Maalouf, de l'Académie française.

La séance est ouverte à 17 heures 05.

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. Cette audition se déroule dans le cadre de la mission d'information de la conférence des présidents sur l'émergence et l'évolution des différentes formes de racisme et les réponses à y apporter. Notre mission a été créée le 3 décembre 2019 et a intensifié ses travaux suite à la crise sanitaire. Elle a vocation à présenter un rapport dressant l'état des lieux du racisme dans notre pays – détaillant ses différentes formes, parfois nouvelles et discutées – et proposant des mesures et des pistes de réflexion pour rendre la lutte contre le racisme plus effective.

Dans ce cadre, nous avons l'honneur de recevoir cet après-midi M. Amin Maalouf, écrivain franco-libanais, lauréat du Prix Goncourt et membre de l'Académie française. Vous êtes, monsieur Maalouf, outre vos qualités d'écrivain, un fin connaisseur du Moyen‑Orient – vous avez grandi à Beyrouth – et de la société française. Nous avons beaucoup à apprendre de la richesse de votre parcours et de votre regard, à la fois intérieur et extérieur, sur notre société.

Nous avons entendu à votre place, il y a quelques semaines, Kamel Daoud. Son discours a largement suscité notre intérêt.

Nous souhaitons profiter de votre regard – forgé par votre double connaissance du Liban et de la France – pour éclairer la situation de la société française. À ce titre, le caractère multiconfessionnel du Liban, pays constitué par un grand nombre de communautés qui cohabitent et se partagent le pouvoir, est très différent du modèle universaliste français.

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. Je remercie M. Maalouf d'avoir accepté notre invitation. Le président Robin Reda a tout à fait bien résumé ma pensée, notamment en évoquant l'audition précédente de Kamel Daoud. L'intérêt de cette audition était de recueillir la contribution d'un intellectuel du Sud. Vous avez, monsieur Maalouf, l'avantage d'appartenir à la fois au Nord et au Sud.

Au cours de nos auditions, le thème du colonialisme revient souvent. Kamel Daoud nous rappelait qu'établir un lien systématique entre la colonisation et le racisme empêchait de penser au phénomène du racisme en tant que tel, alors que celui-ci existe dans toutes les sociétés, qu'elles aient ou non un passé colonial. Nous sommes ainsi très curieux de savoir comment se traduit le racisme dans un pays du Sud.

Vous avez également pris position sur l'enseignement des langues. Je souhaite recueillir votre avis sur les dernières annonces faites au sujet de l'enseignement de la langue arabe dans les écoles.

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Amin Maalouf, de l'Académie française

. Je vous remercie de la confiance que vous me témoignez en m'invitant à m'exprimer devant vous. En tant que citoyen de mon pays natal, le Liban, puis de ma patrie adoptive, la France, j'ai parfois été confronté à des questions qui entrent dans le cadre d'une réflexion sur le racisme.

Je ne m'attarderai pas sur les mots de « race » et de « racisme » que vous avez déjà sûrement examinés sous toutes les coutures. Le phénomène qu'il s'agit d'étudier et de combattre, à savoir le rejet systématique de l'autre, perçu comme étant irrévocablement différent de nous, ne relève pas forcément du racisme au sens littéral du terme. Je prendrais deux exemples pour illustrer mon propos, l'un venant du centre de l'Europe, l'autre du centre de l'Afrique.

À la fin de l'année 1992, les Tchèques et les Slovaques, longtemps unis au sein de la Tchécoslovaquie, décident de se séparer pour constituer deux États différents. Il s'agissait pourtant de deux populations qui, pour un observateur extérieur, paraissaient similaires par la couleur, la religion, la langue et la nationalité. Mais elles se percevaient comme totalement différentes et incapables de vivre ensemble. Fort heureusement, elles ont pu convenir d'un divorce à l'amiable.

Cela ne fut pas le cas au Rwanda seize mois plus tard. Le pays réunissait, là aussi, deux populations – les Hutus et les Tutsis – qui, pour un observateur extérieur, paraissaient similaires par la couleur, la religion, la langue et la nationalité. Cela ne les a pas empêchées de se percevoir comme totalement différentes l'une de l'autre, avec les conséquences que l'on sait.

Cette question qui nous intéresse, aussi complexe soit-elle, n'est que l'un des aspects d'un problème plus vaste encore, et qui constitue un défi majeur pour notre démocratie : comment faire en sorte que nos concitoyens, quelles que soient leurs origines ethniques ou leurs croyances, soient persuadés de la nécessité de vivre ensemble de manière harmonieuse, aient le sentiment d'appartenir à une même communauté nationale et se reconnaissent tous dans le même « roman national » ?

J'ai souvent l'impression, depuis quelques années, que le racisme est à la fois partout et nulle part. Nulle part car il est rare, beaucoup plus rare qu'autrefois, que des personnes ou des mouvements s'affirment ouvertement racistes. Et pourtant, le racisme s'installe chaque jour davantage dans nos esprits, souvent à notre insu et sous diverses formes.

Je distingue le racisme « hostile » et le racisme « complaisant ». Le premier dit en substance : « Puisque ces gens-là ne pourront jamais être comme nous, ils n'ont pas leur place chez nous ». Le second dit : « Puisqu'ils ne seront jamais comme nous, il faut qu'ils puissent vivre parmi nous à leur manière sans que nous cherchions à les rendre semblables ». Même si elles paraissent opposées et qu'elles conduisent à des choix politiques différents, ces deux attitudes sont fondées sur les mêmes prémisses, les mêmes préjugés, les mêmes égarements.

De mon point de vue, le racisme commence à s'installer à partir du moment où l'on considère que l'on ne peut pas appliquer à une population donnée les critères que l'on applique à soi-même. Bien entendu, il est légitime et nullement empreint de racisme de considérer que des communautés humaines ayant eu des expériences historiques dissemblables aient pu produire des sociétés différentes avec des comportements et des valeurs différents. Mais en partant de cette constatation fort juste, l'on dérive trop facilement de nos jours vers une attitude qui est, à mes yeux, passablement empreinte de racisme – et ce, je précise, que l'on se considère de droite ou de gauche.

L'une des grandes perversités du racisme contemporain est que, partant d'une volonté de respecter les différences, on dérive consciemment ou inconsciemment vers une attitude consistant à croire que ces différences sont immuables et constituent l'essence même des populations concernées. Cette attitude ne cesse de se propager partout, dans tous les secteurs de l'opinion et sur toute la largeur de l'échiquier politique, chez ceux qui parlent au nom des opprimés comme chez ceux qui défendent l'ordre établi. Il y a de moins en moins de place pour ceux qui prônent l'universalité des valeurs, la complémentarité des combats, la convergence des émancipations.

Afin d'enrayer cette dérive, le premier devoir des autorités est d'assurer à toute personne vivant sur leur territoire sa pleine dignité de citoyen, en l'empêchant de devenir l'otage ou la propriété d'une communauté. L'idée même qu'un citoyen libre soit envisagé par les pouvoirs publics comme appartenant à une communauté différente de la communauté nationale est l'amorce d'une capitulation. Le principal est que la République ne doit passer par aucun intermédiaire dans son rapport avec ses citoyens. L'une des premières fonctions de l'État laïc est de libérer tous les citoyens, quelles que soient leurs origines ethniques, des contraintes que leur impose leur environnement traditionnel, afin qu'ils puissent s'épanouir sans entrave. La seule exception, limitée dans le temps, est celle des mineurs, avec lesquels la Nation établit des rapports en passant forcément par leurs parents mais en s'assurant constamment du respect de leurs droits inaliénables.

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. Vos propos me rappellent ce que M. Héran, que nous avons auditionné cet été, nous expliquait : à une époque moyenâgeuse, même les personnes partageant une même langue, une même religion, une même couleur, pouvaient se percevoir différentes. Ainsi, un Parisien voyait chez un Lyonnais des différences irréconciliables. À croire que l'on rejettera toujours l'autre car l'on verra toujours en lui une différence, même minime.

Je comprends que vous n'êtes pas forcément favorable à la discrimination positive. Comment peut-on lutter contre les discriminations sans discrimination positive ?

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. Quand on lit vos ouvrages, par exemple Le naufrage des civilisations, on sent une forme de pessimisme sur la situation actuelle, et notamment sur la capacité à être citoyen sans être prisonnier d'appartenances ethniques ou religieuses. Quel est votre regard sur la montée de ces mouvements qui se revendiquent antiracistes mais qui, au nom de l'antiracisme, s'éloignent de notre conception universaliste, enferment et essentialisent les citoyens en les enjoignant à revendiquer davantage de droits et parfois moins de devoirs ? Notre République devrait retrouver le chemin de l'harmonie et de l'équité entre tous les citoyens. En France, cette tendance est très prégnante, notamment eu égard au mouvement décolonial. Pensez-vous que cette tendance soit insurmontable, et quelles seraient pour vous les pistes d'espoir en la matière ?

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Amin Maalouf, de l'Académie française

. Je n'aime pas l'expression « discrimination positive ». L'expression anglaise dont elle est inspirée est « assertive action ». Cette expression ne contient pas le mot « discrimination » ; je pense que ce mot est malvenu dans la traduction française. Il faut certainement aider les populations défavorisées qui, pour toutes sortes de raisons, n'arrivent pas à prendre la place qui devrait être la leur. Tout ce qui contribue à leur donner cette place est excellent. L'idée selon laquelle il faudrait le faire aux dépens de quelqu'un d'autre, en revanche, n'est pas bonne.

Nous en avons vu les résultats aux Etats-Unis : les Blancs fortunés arrivent à s'en tirer ; les minorités peuvent bénéficier d'aides ; ceux qui en payent le prix sont les petits Blancs, qui se sentent pris en tenaille, ont le sentiment d'être victimes de cette politique et se rabattent sur des candidats qui portent leur voix. Il n'est jamais bon de susciter des ressentiments et des récriminations. Aux États-Unis, les pouvoirs publics ne souhaitaient pas procéder à davantage de dépenses sociales. À mon avis, en France, nous pouvons nous permettre d'aider ceux qui ont en besoin sans que cela se fasse aux dépens d'une autre catégorie de la population.

S'agissant du « racialisme », il est vrai que je suis mal à l'aise avec cette attitude. Un long combat a été mené pour éliminer toute forme de discrimination et de ségrégation. L'idée selon laquelle ce combat ne valait rien et n'était qu'une étape avant un autre combat qui dresserait les communautés opprimées contre leurs oppresseurs introduit une division au sein de la population, allant à l'encontre de notre rêve d'universalité. Nous n'avons pas besoin de dresser les communautés les unes contre les autres en invoquant des règlements de comptes historiques.

Mon livre Le naufrage des civilisations, en dressant l'état du monde tel qu'il est aujourd'hui, présente sans doute une vision inquiétante de l'avenir. Je pense que cela n'est pas une fatalité. Il est vrai que la mondialisation a exacerbé des tensions. Mais à long terme, je crois qu'un processus sous-terrain nous conduit à être de plus en plus proches les uns des autres. Nous avons du mal à le reconnaître, nous le vivons mal, mais objectivement, nous nous ressemblons de plus en plus. C'est peut-être d'ailleurs pour cela que nous essayons de nous démarquer les uns des autres. Je suis persuadé qu'à long terme, nous découvrirons que nous n'avons pas d'autre choix que de vivre ensemble et de combattre les mêmes adversaires, qui sont les pandémies, le sous-développement, l'obscurantisme. À long terme, je suis plutôt confiant ; mais nous allons traverser, je crois, une période assez tourmentée.

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. Vous évoquiez le rêve d'universalité : il se confronte à de bien tristes réalités, liées à l'histoire de la France et d'un certain nombre d'anciennes colonies, comme l'Algérie. Nous assistons encore et toujours, comme vous dites, à un « règlement de compte historique » permanent. La situation perdurera tant que les choses ne seront pas dites pour celles et ceux qui ont vécu cette tragique histoire entre la France et l'Algérie, alors même que les Français de deuxième ou troisième génération n'ont plus rien à voir avec cette histoire.

Je sais que vous êtes persuadé que cette affirmation de soi, de ses valeurs et de sa double culture est absolument nécessaire. Une partie de la société renvoie une image qui n'est pas forcément positive. Vous êtes relativement optimiste ; je le suis également, mais je le suis de moins en moins. Comment concilier l'aspiration d'une partie de notre société à l'assimilation, quitte à nier une certaine part d'eux-mêmes, et l'aspiration de certains à la double appartenance, à la préservation de la « double culture », qui est extrêmement difficile à inscrire dans le paysage de notre société ?

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Amin Maalouf, de l'Académie française

. Je suis d'accord avec vous sur l'importance symbolique de l'expérience algérienne et de l'histoire coloniale contemporaine. Mon sentiment est qu'une faute originelle a été commise en Algérie. Quand on adopte un territoire, on doit accorder la pleine citoyenneté à la population. Une faute a ici été commise pour des raisons que vous connaissez mieux que moi. Ce problème laisse des traces et en laissera pour quelque temps encore.

Cela me conduit à dire qu'il est temps de repenser cette histoire et d'apporter une véritable vision d'avenir. Cette vision d'avenir doit recouvrir un roman national qui inclue tout ce qui peut apporter une dignité culturelle à toutes les composantes de la société. La question de la dignité culturelle est, à mes yeux, importante. Toute personne a besoin d'une dignité culturelle, d'une fierté. C'est à la France de persuader toutes les composantes de la société que c'est à travers elle, son histoire, sa démocratie, que cette dignité culturelle peut être acquise.

La question de la langue mérite réflexion. Beaucoup de personnes qui ne parviennent pas à s'épanouir culturellement à travers une langue cherchent à s'épanouir autrement, souvent à travers une religion. Si l'on n'a pas la possibilité d'être fier de sa culture, cette frustration peut conduire à toutes sortes de délits. C'est à notre société de donner à chacun des raisons d'être fier de sa culture d'origine – et de ce qui, dans sa culture d'origine, a une valeur universelle – ainsi que de son appartenance à la société française. C'est une question délicate, compliquée, subtile, qui ne se décide pas une fois pour toutes. Elle nécessite un long travail de pédagogie, mais nous ne pouvons pas en faire l'économie.

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. Nous avons vu ressurgir le terme d'islamophobie dans la bouche du président Erdogan. Que pouvez-vous nous dire sur ce terme, sur un sens différent qu'il aurait en arabe et en français ?

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Amin Maalouf, de l'Académie française

. Nous traversons un climat dénué de sérénité. Nous nous trouvons dans un moment où il est extrêmement difficile de débattre d'une manière calme et constructive. Le moment actuel n'est pas le moment idéal pour réfléchir sereinement à ces questions.

Nous sommes, en France et en Europe, dans une situation où des sociétés sont devenues plurielles alors qu'elles n'avaient pas a priori vocation à le devenir et que les nouvelles populations proviennent de pays qui ont connu une relation historique extrêmement compliquée avec la France. Tout cela contribue, encore une fois, à rendre le débat très peu serein.

Mon espoir est que nous retrouvions un peu de sérénité, que nous mettions à plat toutes ces questions et que nous réfléchissions à comment organiser la vie commune entre toutes les composantes de la société. Quelle est l'autre possibilité que celle de vivre ensemble ? La question n'est pas de savoir si nous pouvons vivre ensemble, elle est de savoir comment organiser ce vivre ensemble. Nous partageons une planète, une place publique, et nous avons besoin d'organiser notre vie commune de manière à ne pas nous entre-égorger.

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. Je vous remercie pour vos propos et pour vos éclairages. Vous êtes l'incarnation de l'image que l'on se fait du Liban : un Liban prospère et cultivé. Dans la période extrêmement difficile que traverse le pays, mes collègues s'associent à moi pour vous témoigner tout le soutien que nous adressons à ce pays et à ceux qui animent sa vie intellectuelle. Le Liban représente une promesse économique, multiconfessionnelle, d'alliance entre l'Orient et l'Occident. Nous ne pouvons que souhaiter que le Liban retrouve la voie de l'apaisement et du redressement.

La séance est levée à 17 heures 45.