Intervention de Patrick Haddad

Réunion du mercredi 28 octobre 2020 à 9h00
Mission d'information sur l'émergence et l'évolution des différentes formes de racisme et les réponses à y apporter

Patrick Haddad, maire de Sarcelles, représentant de l'Association des maires de France (AMF) :

. Avant de répondre à ces questions, je souhaite les replacer dans un contexte plus général et dans celui de ma ville.

Le lien à l'altérité est questionné. À Sarcelles, nous avons la particularité sociologique d'avoir une composition multiethnique, multiculturelle et multicommunautaire, avec des communautés structurées dans la ville autour de la religion et du fait religieux, puisque les trois grandes religions monothéistes y sont très présentes. Cette particularité ne se retrouve pas forcément partout.

Ce lien à l'altérité est intéressant à questionner parce que le racisme, dans sa forme presque intemporelle, signifie le rejet de l'autre, de celui qui est différent de moi de par son apparence physique, son ethnie ou sa religion. Dans une ville extrêmement cosmopolite, le message qui est passé de façon presque implicite, mais que nous essayons de rappeler régulièrement, est que, pour que chacun soit accepté, y compris dans ses différences, encore faut-il qu'il accepte les autres. C'est ainsi que la ville s'est construite dans son caractère cosmopolite que l'on retrouve dans peu d'endroits.

Ce n'est pas voulu, c'est le résultat de la politique de logements, des mouvements migratoires, dans une ville d'accueil des populations fraîchement arrivées sur le territoire national. C'est l'histoire du grand ensemble de Sarcelles depuis la fin des années cinquante. C'est donc un processus ancien qui se poursuit, puisque la ville continue d'accueillir des populations fragilisées d'origine étrangère, avec les difficultés d'intégration que l'on peut connaître. Mais le fait de compter autant d'ethnies différentes est considéré comme une richesse, car le repli sur soi est toujours possible, mais il ne peut pas y avoir, par exemple, de prise de pouvoir d'une communauté qui serait majoritaire, dès lors que toutes sont à la fois présentes et minoritaires.

Cela me fait penser au discours tenu par John Kennedy, dans les années soixante, avant d'être élu président des États-Unis, dans son ouvrage intitulé « A Nation of Immigrants », dans lequel il explique que, comme chacun est un immigré dans un pays, il ne peut pas rejeter les autres immigrés, mais doit au contraire tirer le meilleur parti des capacités des uns et des autres, qui se complètent. Ce message peut s'appliquer à une ville d'immigrés dans laquelle, pour se faire accepter, il faut accepter les autres et éviter le repli.

Le repli se développe autour de l'essentialisation et de l'archipellisation. En effet, aujourd'hui, il ne repose pas uniquement sur des bases ethniques homogènes, endogames ou religieuses. Les groupes identitaires se construisent sur un discours victimaire et chacun se trouve une bonne raison d'être victime. Ainsi, très schématiquement, le Blanc, qui est en France depuis longtemps, se considère victime du « grand remplacement », lorsqu'il constate qu'il y a de moins en moins de blancs dans la ville. Le musulman se dit victime de l'islamophobie et l'on entend beaucoup de propos autour de la France qui serait islamophobe, en ce sens qu'elle provoque, en publiant des caricatures et stigmatise, ensuite, ceux qu'elle a provoqués ; cette position est également constatée chez des personnes « raisonnables », qui ont un travail, qui sont structurées. Et celui qui est de confession juive va se structurer autour du fait d'être victime de l'antisémitisme.

Malheureusement, ceci est étayé par des faits réels et ne relève pas uniquement du fantasme. Et dans le discours qui en résulte, il faut reconnaître la réalité de ce qui se passe, dans sa gravité, sans être dans l'opposition systématique, en évitant les débats clivants.

Ceci vaut également dans d'autres communautés qui voudront émerger dans l'espace public. Je pense à la communauté asiatique, par exemple, qui, pour gagner en visibilité, invoquera le fait d'être victime de racisme, ce qui est une réalité. C'est frappant de voir que c'est ainsi qu'ils se construisent. De la même façon, ceux qui sont d'origine africaine se construisent beaucoup autour de la question de l'esclavage, du colonialisme, des crimes contre l'humanité.

Le passage de cette situation à la notion de racisme d'État existe parmi des gens structurés, qui ont un travail, une famille, qui ne sont pas des marginaux et qui vont basculer en plaquant une réalité historique sur une réalité actuelle, fort différente.

Pour contrer ce phénomène, il faut donc amener du commun et faire en sorte que la mémoire de chacun devienne la mémoire collective. C'est notamment le cas des commémorations diverses qui permettent, à chacun, de se sentir considéré, y compris dans son histoire, et reconnu dans ses souffrances.

L'étape suivante consiste à éviter que chacun ne s'enferme dans sa commémoration, son histoire, sa propre victimisation et ne se construise contre les autres. Le message que j'essaie de faire passer est qu'il est possible d'avoir des composantes de son identité particulière, tout en ayant une identité républicaine et française et que la part minoritaire de son identité – le fait d'être Français de confession musulmane, de confession juive, de confession chrétienne, d'origine africaine – peut se cultiver. En effet, les gens n'ont pas envie de perdre leur identité – et la République le permet, au titre de la liberté de conscience et de la liberté des uns et des autres – mais il n'est nul besoin de se construire en opposition aux autres. Il n'est nul besoin de préserver la partie minoritaire de son identité contre les autres. Ce message n'est pas simple à faire passer, car aujourd'hui, on tend à se construire contre les autres, pour exister en tant que communauté, en tant que minorité.

Sur ce point, la laïcité est aujourd'hui l'objet d'un flou problématique. C'est pourquoi, parmi les actions que nous mettons en place, certaines sont liées à l'explication de la laïcité, de la liberté d'expression, de la lutte contre le complotisme et de la lutte contre la discrimination. Cela nécessite d'agir auprès des jeunes en milieu scolaire, au travers de pièces de théâtre, de films, d'expositions. L'an dernier, dans le cadre de notre plan de lutte contre le racisme, l'antisémitisme et les discriminations, nous avons organisé une exposition sur les Justes de France pendant la Seconde Guerre mondiale avec des élèves de CM2 encadrés de professeurs. Cela n'a pas, le moins du monde, réveillé des tensions autour de la difficulté d'enseigner la Shoah. Les enfants étaient au contraire très enthousiasmés et avides de connaissance.

Nous constatons des phénomènes au travers du miroir grossissant des médias et des réseaux sociaux, mais dans la réalité, il y a des gens qui se structurent mal, qui « pensent » mal, qu'il faut ramener vers le giron républicain, mais il y a aussi des jeunes encore largement perméables, heureusement, auxquels nous pouvons inculquer les valeurs de la République, avec les moyens pédagogiques adaptés, par exemple sur les caricatures, sujet que nous peinons à faire évoluer. Nous avons pris l'engagement de travailler avec une association qui s'appelle « Dessinez, Créez, Liberté » (DCL), créée par Charlie Hebdo et SOS Racisme, après les attentats de 2015. Je la ferai intervenir à Sarcelles, car elle propose un programme pédagogique pour expliquer en quoi consiste une caricature, son rôle historique, ses dérives et en quoi les caricatures de Mahomet s'inscrivent dans ce cadre.

Localement, il faut donc faire œuvre pédagogique, montrer que le dialogue interreligieux existe. Ainsi, l'an dernier, une fête de la communauté juive, la fête de Souccot, dite « la Fête des Cabanes », a été expliquée à nos jeunes, au travers d'une action appelée « Souccot expliqué à nos potes », organisée avec l'UEJF, à la grande synagogue de Sarcelles, qui a réuni des jeunes de quartiers différents qui n'étaient jamais entrés dans la synagogue et tout s'est extrêmement bien passé. Les participants ont pu longuement échanger avec des responsables communautaires, avec le rabbin, avec d'autres jeunes. Il se trouve que les gens qui sont venus à la synagogue ce jour-là m'en ont parlé pendant six mois et m'ont remercié de cette initiative.

Localement, au-delà de mes espérances, nous parvenons donc à créer des liens entre les gens, qui, non seulement, ne se créent pas par ailleurs, mais qui, en plus, ont tendance à se distendre par rapport au contexte dont nous parlions tout à l'heure.

À Sarcelles, la police municipale n'est pas spécialement prise à partie, car la population connaît ces agents municipaux. Pour me rendre dans les quartiers régulièrement avec eux, je ne sens pas de tension. En revanche, la situation n'est pas simple vis-à-vis de la police nationale.

Nous avons notamment déploré un accident mortel, lorsqu'il y a un peu plus d'un an, dans la ville voisine de Villiers-le-Bel, un jeune de Sarcelles s'est tué en motocross à proximité d'un barrage de police. Rien n'indique, à ce stade, que la police était impliquée, car le barrage ne le concernait pas : il visait à interpeller une autre personne. Pour autant, depuis, nous déplorons des mouvements extrêmement importants de la famille de ce jeune, en lien avec la famille Traoré, par exemple, le désignant comme une victime supplémentaire des violences policières. Nous parvenons à circonscrire l'affaire au plan local, en indiquant qu'au titre de la liberté d'expression, ils sont libres de penser ce qu'ils veulent, même si nous ne cautionnons pas leurs propos, ce qui permet d'éviter toute situation explosive. En effet, lorsqu'une telle tension se produit, la police présente dans les quartiers, qui réalise un travail extrêmement difficile, n'est pas encline à créer du lien lorsqu'elle entend de tels reproches.

Dans le cadre de telles tensions locales avec la police nationale, nous sommes seuls à agir. Et si je ne prends pas l'initiative de dialoguer avec ces jeunes, j'ignore qui le fera. Mais nous avons le sentiment que cet affrontement est de plus en plus marqué, avec des accidents et des violences policières réelles. Mais nous constatons la présence d'une idéologie autour d'un discours victimaire importé des États-Unis, utilisée sans filtre et plaquée à une réalité qui ne lui correspond pas vraiment. Mais faute d'autre prisme idéologique, c'est ainsi que se structureront des jeunes en recherche des repères, car, quand la République n'offre pas suffisamment de cadres, ils vont en chercher ailleurs, ce que facilite la mondialisation.

Actuellement, les propos d'Erdogan, le trumpisme et le poutinisme n'apaisent pas la situation. Ce sont autant de phénomènes qui donnent des repères qui ne sont pas de nature à créer du commun.

Nous avons donc le sentiment, entre ces phénomènes et les réseaux sociaux qui font des amalgames, d'être seuls sur le terrain à lutter contre ces facteurs qui vont à l'encontre de la promesse républicaine.

L'important, c'est de conduire, ensemble, des actions spécifiques contre le racisme, l'antisémitisme, les discriminations, en partenariat avec les différentes collectivités territoriales, et d'instaurer des politiques plus globales qui créent du commun, permettent à la République d'être présente dans ces quartiers et que ces derniers soient réhabilités, y compris sur le plan de l'urbanisme, à travers l'Agence nationale pour la rénovation urbaine (ANRU). En effet, si des quartiers sont à l'abandon, les populations se structurent en opposition. Or on ne lutte pas seulement contre le racisme avec des actions spécifiques, mais avec des actions plus générales, qui ramènent la promesse républicaine de façon extrêmement concrète, dans ces quartiers.

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