Comme vous, je m'inscris dans la logique de l'universalisme. Je me garderai de hiérarchiser les discriminations, car cela nous entraînerait sur un chemin extrêmement périlleux. Force est toutefois de reconnaître que certaines personnes subissent une accumulation de discriminations. Une femme handicapée, par exemple, a plus de risques de souffrir de violence conjugale. Par ailleurs, des jeunes femmes issues de la diversité me disent que, quand on est une femme noire ou maghrébine, le CV que l'on présente est beaucoup moins pris en considération. Ne pas regarder ces réalités en face serait malhonnête.
Je ne subis aucune pression ; je fais ce que je pense devoir faire. Je traite l'ensemble des problèmes tout en distinguant chacun d'entre eux. Quand nous travaillons sur les violences faites aux femmes, nous n'y intégrons aucune notion d'ethnie, d'origine ni de classe sociale, car cela peut toucher n'importe quelle femme. Chaque fois que nous trouvons une solution pour une femme victime de violences, elle sert à tout le monde. De la même manière, lorsque nous traitons le sujet des discriminations, nous considérons que les solutions proposées peuvent servir à tous. C'est la raison pour laquelle nous travaillons avec toutes les associations. Celles-ci nous disent qu'il faut absolument que nous restions dans l'universalisme, mais qu'il faut aussi prendre en compte les particularités. À cet égard, nous avons eu des échanges spécifiques avec l'Association des jeunes Chinois de France, comme avec la Ligue internationale contre le racisme et l'antisémitisme (LICRA) ou SOS racisme. Il n'en demeure pas moins que je me garde bien d'établir quelque hiérarchie que ce soit. Si l'on se plaçait dans la logique que vous évoquiez, je cumulerais moi-même les motifs de discrimination… Je ne vais certainement pas me laisser impressionner par ce genre de choses.
En ce qui concerne les statistiques ethniques, je n'y suis pas favorable. Notre droit est tout à fait clair, et le Conseil constitutionnel s'est prononcé depuis longtemps. Je constate d'ailleurs que même les pays qui les pratiquent en raison de leurs traditions, avec comme idée sous-jacente la mise en œuvre de quotas, ne souhaitent plus appliquer des politiques correctrices d'inégalités par ce moyen. Il existe d'autres méthodes pour mesurer le racisme en France. Du reste, en avons-nous besoin pour savoir qu'on a plus de mal à obtenir que son CV soit pris en considération lorsque l'on est maghrébin et que l'on habite le 93 ? Non ! Certaines choses sont évidentes. Recourir à des statistiques ethniques pour mesurer des choses évidentes me paraît contre-productif.
Dans son rapport annuel 2019, la Commission nationale consultative des droits de l'Homme a constaté une augmentation de 27 % des actes et propos antisémites, de 132 % des actes et propos xénophobes et de 54 % des actes et propos anti-musulmans. Il n'y a pas eu besoin de statistiques ethniques pour parvenir à cette conclusion. Le Défenseur des droits peut, lui aussi, nous fournir les informations dont nous avons besoin, à travers son rapport annuel et ses rapports thématiques : en juin, par exemple, il a publié un rapport consacré à l'urgence d'agir contre les discriminations en raison de l'origine. Pour cela non plus, il n'a pas été nécessaire de faire des statistiques ethniques. L'Institut national d'études démographiques accomplit également un travail remarquable avec son étude trajectoires et origines (TEO), là encore sans statistiques ethniques. La première édition de cette étude date de 2008 ; la deuxième débutera dans les prochains mois. La DILCRAH participe à son financement.
La situation est suffisamment complexe pour que nous n'ajoutions pas encore de la complexité. Par ailleurs, nous disposons de moult dispositifs pour lutter contre les discriminations ; ce que je souhaite, c'est que nous les appliquions à la lettre plutôt que d'en inventer de nouveaux.
En ce qui concerne mon parcours et la question de l'égalité des chances, on me dit souvent que mon exemple est l'arbre qui cache la forêt. Ce n'est pas vrai : des parcours comme le mien, j'en connais beaucoup. Depuis que j'ai eu la possibilité de devenir cadre dirigeant puis cheffe d'entreprise, je suis allée à la rencontre des jeunes, dans les quartiers ostracisés, parfois même oubliés – je pense au quartier de la Grande Borne, à Grigny, ou encore à Clichy-sous-Bois. Ces jeunes me disent que cela n'est pas pour eux, qu'ils n'y arriveront pas ; ils n'y croient plus. Je leur raconte donc mon histoire, non pas pour leur dire à quel point mon parcours est extraordinaire, mais pour qu'ils comprennent que si moi j'y suis arrivée, eux aussi le peuvent. Je crois fondamentalement à la représentativité, aux modèles. Or de nombreux jeunes ont réussi, même en étant partis de loin. Ils peuvent montrer à ceux qui doutent ou ont perdu l'espoir que c'est possible. Il est vrai que ces jeunes-là, on ne les entend pas suffisamment, que ce soit dans les médias audiovisuels ou dans la presse. On ne parle des jeunes dans les quartiers défavorisés qu'à propos de délinquance, quand des voitures brûlent, mais il y a de très belles histoires à raconter. Il faut que vous m'aidiez à les mettre en lumière : c'est aussi en déconstruisant ces stéréotypes que nous lutterons contre les préjugés.