Intervention de Trevor Phillips

Réunion du jeudi 26 novembre 2020 à 9h00
Mission d'information sur l'émergence et l'évolution des différentes formes de racisme et les réponses à y apporter

Trevor Phillips, journaliste et écrivain, président du think-tank Runnymede Trust :

J'ai travaillé une vingtaine d'années comme journaliste à la télévision et dans la presse écrite. Je suis aujourd'hui le fondateur d'une entreprise d'analyse de données. Je suis également membre-président de l'association Reporters sans frontières et membre d'un think-tank basé à Londres. Pendant une dizaine d'années, comme vous l'avez rappelé, j'ai également été le président de la Commission pour l'égalité raciale et les droits de l'homme.

Dans l'exercice de mes fonctions, je me suis rendu compte de la piètre situation de mon pays. Les personnes appartenant à des groupes ethniques représentent un pourcentage conséquent de notre population. Le Royaume-Uni compte une importante population hindoue ainsi que beaucoup de populations de confessions minoritaires. Parmi elles, l'on trouve des musulmans provenant des Balkans et plus d'un million de personnes d'origine polonaise qui, à mes yeux, devraient être considérés comme un groupe ethnique à part.

Vous m'avez invité à dire quelques mots sur le sujet particulièrement épineux de l'intégration. C'est un problème que nous connaissons tous, mais auquel chacun répond de manière différente en fonction de ses valeurs fondatrices. Aux États-Unis, la liberté individuelle prime sur la cohésion sociale. Cela entraîne aujourd'hui des discriminations entre groupes ethniques. L'Allemagne dissocie les Allemands de souche des autres, notamment les travailleurs immigrés provenant pour une grande partie d'entre eux de Turquie. En France, les idéaux révolutionnaires sont inscrits dans la Constitution. Ces éléments déterminent la façon dont chaque nation aborde la question de la différence raciale, de l'intégration et de l'égalité.

Au Royaume-Uni, notre culture est tout autre. Nous appliquons une philosophie de la liberté qui s'incarne dans la devise « live and let live », c'est-à-dire « vivons et laissons vivre ». Telle communauté peut avoir des comportements ou des coutumes particuliers tant que cela ne porte pas préjudice aux autres. Il s'agit donc d'un « multiculturalisme du laisser-faire ».

Ces dernières décennies, le Royaume-Uni a tiré les conclusions de ce multiculturalisme du laisser-faire. Nous pensons que les personnes contribuent à la vie de la société en y apportant leur talent, leurs valeurs et leur identité communautaire. Le Royaume-Uni dispose de pléthores d'entreprises dirigées par des personnes issues de groupes ethniques, comme les Arméniens qui ont sont à l'origine de résultats économiques extraordinaires. De nombreuses personnalités publiques britanniques sont issues de l'immigration : par exemple, Lewis Hamilton est un coureur automobile de premier plan et sa famille est originaire des Caraïbes ; dans le monde politique, le chancelier de l'Échiquier et la secrétaire d'État à l'Intérieur sont tous deux britanniques d'origine indienne.

Nous nous rendons compte, grâce à nos statistiques ethniques, que certains groupes ethniques réussissent bien mieux que d'autres. Ainsi, les personnes originaires de Chine gagnent en moyenne 20 % plus d'argent que les personnes originaires d'Inde. Dans le milieu éducatif et universitaire, les Asiatiques du Sud-Est ont également d'excellents résultats. En général, nous constatons d'énormes différences, au sein d'un même groupe ethnique, entre ses composantes pauvres et ses composantes riches. Pour ce qui est des résultats scolaires, la différence est de 30 % en moyenne entre les « élèves pauvres » et les « élèves riches » issus de l'immigration. Toutefois, cette différence est beaucoup plus faible parmi les élèves d'origine chinoise, sans que l'on parvienne à expliquer pourquoi. Ce multiculturalisme du laisser-faire a donc bien entraîné quelques résultats positifs.

Il a toutefois également des aspects négatifs. Laisser les gens vivre en communauté n'est pas toujours une bonne solution, car cela peut créer des phénomènes de ségrégation raciale permanente. Dans certaines régions, 90 % des enfants issus de minorités ethniques étudient au sein de classes composées à plus de 50 % d'enfants du même groupe ethnique qu'eux, et, de ce fait, ils ne fréquent que des enfants de leur propre ethnie. Cela est une des conséquences du système que nous avons mis en place et dans lequel les familles peuvent largement choisir l'école de leurs enfants, préférant en général, je n'accuse personne de racisme, je constate un fait, les écoles où les enfants ne feront pas partie d'une minorité. Petit à petit, cela a donné lieu à un cercle vicieux et à des mécanismes de ségrégation.

L'intégration fonctionne moins bien pour certains groupes. Les personnes issues des Caraïbes par exemple se situent toujours au bas de l'échelle éducative, même après trois ou quatre générations, ce qui réduit considérablement leurs possibilités de poursuivre leurs études et d'accéder à des emplois. Il en va de même pour les musulmans pakistanais : leurs salaires sont en moyenne de 12 à 20 % inférieurs à ceux de nos compatriotes.

Par ailleurs, le « laisser-faire » a pu entraîner une forme de tolérance ou de négligence à l'égard de pratiques inacceptables. J'illustrerai mon propos avec l'exemple de la mort de Victoria Climbié. Cette jeune fille, d'origine ivoirienne, avait été placée sous la surveillance de proches de ses parents qui l'ont torturée jusqu'à causer sa mort. Les enquêtes ont ensuite pointé du doigt les défaillances des autorités locales qui auraient pu, à 17 reprises, intervenir et sauver la vie de la petite fille. Ils ne l'ont pas fait car ils ont affirmé, à l'époque, ne pas vouloir interférer avec les pratiques coutumières d'une famille. Il n'a jamais existé, il n'existe pas et il n'existera jamais de pratiques culturelles qui puissent se traduire par des négligences à l'encontre d'un enfant, jusqu'à son assassinat. Mais cette affaire est l'une des conséquences de ce laisser-faire.

Nous constatons également l'émergence de gangs de rue dans lesquels des centaines d'enfants font l'objet de harcèlements, de manipulations, de trafics. Même si de nombreuses affaires liées à ces gangs ont déjà été jugées par les tribunaux, nos médias et nos hommes politiques ont du mal à nommer publiquement la véritable nature de ces gangs. Cela donne l'impression que certains sujets sont tabous. Ainsi, il semble interdit de dire que certaines pratiques, par exemple les pratiques issues de la charia, ne sont pas acceptables dans notre pays. Bien qu'elles soient inacceptables, certains sont prêts à les défendre.

De manière générale, il est considéré comme politiquement incorrect, au Royaume-Uni, de formuler certaines observations à propos de certains groupes ethniques, de peur d'être accusé de racisme. Il est même devenu impossible de faire certaines plaisanteries, même anecdotiques. Un exemple extrême en France, le drame de Charlie Hebdo, a montré qu'il n'est plus possible de parler de certains groupes ethniques de manière satirique. La crainte de dresser les communautés les unes contre les autres a provoqué la mort de la liberté d'expression.

Je souhaite, pour conclure, proposer quelques pistes de réflexions. D'abord, aucune intégration ne peut se faire sans égalité : la société doit, de toute évidence, lutter contre les discriminations et les inégalités avec rigueur et détermination.

Deuxièmement, l'intégration est centrale. Je suis d'origine caribéenne et il m'arrive de me rendre à New York, à Birmingham ou à Paris sans rencontrer une seule personne de la même origine que moi pendant plusieurs semaines. Certaines communautés d'immigrés sont plus isolées que d'autres, sans jamais parvenir à intégrer les valeurs et les principes moraux de la société. J'ajoute qu'on ne peut pas attendre de quelqu'un qu'il s'intègre s'il ne sait pas exactement ce que cela signifie et ce que l'on attend de lui. La plupart des dirigeants de notre monde occidental le comprennent souvent un peu trop tard.

Enfin, je conclurai sur l'épidémie de Covid-19. Nous savons que la Covid n'a pas touché toutes les communautés de la même manière : certaines communautés ont trois à quatre fois plus de risques d'être contaminées que d'autres. Cela peut avoir des incidences sur la manière la plus efficace de déployer une politique de vaccination. Pour réfléchir à ces questions, il faut réunir toutes les informations sur les difficultés rencontrées par les groupes en question, ce qui suppose des statistiques ethniques. Je sais qu'il subsiste, en France, des obstacles constitutionnels à cela. Elles seraient pourtant bien utiles en matière d'emploi, de logement, d'éducation.

Le Président Sarkozy avait fait une proposition en ce sens il y a quelques années et le Conseil constitutionnel l'avait censurée.

Il faut traiter les minorités ethniques non pas comme des victimes mais comme des acteurs de leur propre évolution. Il faut travailler sur le terrain pour que chacun se sente à égalité des autres membres de la société, quelle que soit son origine ethnique.

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