Mon intervention se base sur résultats des articles que j'ai publiés à l'INSEE sur les questions d'emploi et de salaire – le plus important d'entre eux a été publié en 2019. L'INSEE ne formule pas de recommandation de politiques publiques. Le but de mon intervention est d'établir des faits et d'apporter des chiffres permettant de cadrer les débats.
Les discriminations sont complexes à évaluer statistiquement. L'INSEE a retenu, pour les traiter, l'approche indirecte : nous ne nous basons pas sur des données subjectives comme le ressenti des discriminations ni sur des données de testings – celles-ci viennent compléter nos travaux. L'évaluation indirecte consiste à analyser les écarts entre deux populations pour une variable d'intérêt, comme le taux de chômage, le taux d'emploi, le niveau de salaire. Pour cela, nous essayons de raisonner à caractéristiques égales. Je citerai un exemple pour illustrer mon propos. Les descendants d'immigrés turcs connaissent un taux de chômage de près de 25 % – ce taux est trois fois plus élevé que celui des personnes sans ascendance migratoire, c'est-à-dire ni immigrées ni descendantes d'immigrés. Pour ces personnes, le taux de chômage s'élève à 8 %. Pour expliquer ces chiffres, il faut tenir compte du fait que les descendants d'immigrés turcs sont souvent jeunes, très peu diplômées et résident dans des zones urbaines sensibles. Leur taux de chômage doit donc être comparé avec celui de jeunes sans ascendance migratoire présentant les mêmes caractéristiques observables. Les méthodes adéquates montrent que les trois-quarts des 17 points d'écart du taux de chômage s'expliquent par les différences de caractéristiques observables. Près de 4 points d'écart ne sont, en revanche, pas expliqués. Ce résidu constitue une sorte d'indice des discriminations.
La difficulté, pour le statisticien, est d'attribuer cet écart inexpliqué à de la discrimination ou du racisme. L'on constate, par exemple, des écarts de niveau de salaire très importants entre les immigrés (c'est-à-dire les personnes nées étrangères à l'étranger) et les personnes sans ascendance migratoire, même à caractéristiques égales. Certains immigrés très diplômés peuvent avoir un bas salaire en comparaison avec leurs équivalents non immigrés. Le problème est qu'il est possible que ces écarts soient dus à des discriminations liées à l'origine ethnique, ou bien à des facteurs liés au processus migratoire de ces personnes (mauvaise maîtrise du français, diplômes non reconnus en France, etc.). Pour les immigrés, l'origine et le parcours migratoire se confondent.
Mon travail propose de distinguer ces deux effets pour isoler l'origine, qui seule peut faire l'objet de discriminations. Mon intuition de base se fondait sur la distinction entre les immigrés, qui subissent un double effet lié à la migration et à l'origine, et les descendants d'immigrés – leurs enfants, qui ont étudié en France, en maîtrisent la langue, souvent ont la nationalité française, mais qui partagent les mêmes patronymes, couleur de peau ou religion que leurs parents immigrés. Il est possible, en comparant ces deux groupes avec des personnes sans ascendance migratoire, d'isoler les effets de l'origine et de la trajectoire migratoire.
Le premier résultat marquant concerne l'accès à l'emploi. Les taux de chômage des immigrés et de leurs descendants sont relativement proches. Les taux de chômage des personnes originaires du Maghreb, d'Afrique subsaharienne et de Turquie sont supérieurs à celui des personnes sans ascendance migratoire. Ces écarts, persistants d'une génération à l'autre, s'expliquent très bien pour les descendants d'immigrés. Cela traduit une amélioration relative de l'accès à l'emploi d'une génération à l'autre et révèle que des éléments liés à la migration (comme la maîtrise du français) sont importants. Pourtant, il demeure un écart de 5 points avec le taux de chômage de la population sans ascendance migratoire. Cette persistance est particulièrement importante chez les hommes, immigrés et enfants d'immigrés, originaires du Maghreb – leur taux de chômage s'élève à 23 %, créant un écart de 15 points avec celui des personnes sans ascendance migratoire. Parmi eux, seuls 5 points peuvent être expliqués par des différences de structure (liées à l'âge, aux diplômes, au lieu de résidence). 10 points d'écart demeurent donc entre les personnes sans ascendance migratoire et les immigrés aussi bien que leur descendance. Il n'est donc pas possible d'affirmer que les immigrés maghrébins ne trouveraient pas de travail en raison de facteurs liés à la migration (leur mauvaise maîtrise du français, par exemple), puisque leurs descendants, nés et scolarisés en France, sont confrontés à ces mêmes difficultés à un niveau équivalent.
Le second résultat porte sur les comportements d'activité : ceux-ci traduisent la présence sur le marché du travail – ils tiennent au fait de chercher un emploi ou d'en occuper un. Les hommes, qu'ils soient immigrés ou sans ascendance migratoire, ont sensiblement les mêmes comportements d'activité. Les écarts sont faibles et s'expliquent très bien. Les écarts, en revanche, sont très importants parmi les femmes. Ainsi, le taux d'activité des femmes immigrées, surtout originaires de Turquie et du Maghreb, est particulièrement faible. On observe en revanche une forte convergence des comportements chez les descendantes d'immigrés : quand elles n'ont pas d'enfant, elles adopteront des comportements d'activité proches de ceux des femmes sans ascendance migratoire. Mais une fois devenues mères, les descendantes d'immigrés ont une tendance beaucoup plus forte à se retirer du marché du travail, même à caractéristique égale, que les femmes sans ascendance migratoire. Il faut donc distinguer deux éléments dans l'analyse de l'accès à l'emploi. Il convient tout d'abord de considérer les barrières à l'emploi lors de l'embauche : les analyses sur le chômage montrent que ces barrières sont plus fortes chez les hommes immigrés que chez les femmes. Ensuite, il faut distinguer les comportements d'activité, qui relèvent de choix personnels de positionnement sur le marché du travail, qui sont particulièrement importants chez les femmes.
Enfin, l'on détecte beaucoup moins de faisceaux de discriminations liés à l'origine (qu'il s'agisse de salaires ou de conditions d'emploi) une fois que les personnes ont accédé à l'emploi.
Les écarts inexpliqués de salaires sont très importants chez les immigrés et beaucoup moins chez les descendants d'immigrés. Cela suggère que les écarts de salaire seraient liés aux difficultés propres à la migration davantage qu'aux pratiques discriminatoires. Les immigrés ont davantage tendance à accepter des emplois dans des conditions moins favorables. Néanmoins, des chiffres significatifs en matière d'écarts de salaire existent chez les descendants d'immigrés d'Afrique subsaharienne, pour lesquels les écarts de salaire inexpliqués sont importants (de l'ordre de 5%) pour les hauts comme les bas salaires, alors que ce n'est pas le cas pour les descendants d'immigrés maghrébins (bien que ceux-ci soient très peu représentés au-delà du neuvième décile de la répartition des salaires).