Intervention de Magali Lafourcade

Réunion du jeudi 3 décembre 2020 à 16h00
Mission d'information sur l'émergence et l'évolution des différentes formes de racisme et les réponses à y apporter

Magali Lafourcade, secrétaire générale de la Commission nationale consultative des droits de l'Homme (CNCDH), directrice de la session de formation sur les enjeux contemporains du racisme et de l'antisémitisme à l'ENM :

. Je suis magistrate, secrétaire générale de la CNCDH et membre de l'Observatoire sur la haine en ligne récemment mis en place par le Conseil supérieur de l'audiovisuel (CSA). J'interagis avec l'Organisation des Nations unies car la session de formation sur les enjeux contemporains du racisme et de l'antisémitisme de l'ENM a été créée pour répondre à un engagement de l'État pris après la conférence de Durban contre le racisme, la discrimination raciale, la xénophobie et l'intolérance qui s'est tenue en 2001. Suite à cette conférence, tous les États signataires du plan d'action de Durban se sont engagés à former les professions juridiques sur les questions de racisme. Je travaille donc avec le groupe intergouvernemental de suivi du programme d'action de Durban ainsi qu'avec le Haut‑Commissariat des Nations unies aux droits de l'homme, qui m'a récemment demandé de rédiger un guide à destination des magistrats du monde entier afin d'aider les formateurs à lutter contre le racisme sous ses différentes formes.

L'idée de cette formation est d'interroger ses propres préjugés. Le magistrat est dans la cité et, par nature, peut former des préjugés. C'est pourquoi nous appliquons le principe du contradictoire et encourageons le débat. Cette posture est d'autant plus utile que cette formation est ouverte à d'autres professions juridiques : il est donc possible de disposer d'un espace de libre parole et de débattre, sous différentes casquettes professionnelles, de la position du parquet, du siège ou des commissaires de police. La large ouverture de cette formation constitue une richesse exceptionnelle. Un temps de débat assez fort intervient toujours, d'une part autour des questions internationales, et, d'autre part, autour de la question des contrôles d'identité et du contrôle, par le magistrat, du risque que ceux-ci soient discriminatoires.

Cette formation n'est pas simplement un enseignement d'ouverture. Elle poursuit également un objectif très concret : de nombreux magistrats qui y participent sont également les référents anti-discriminations de leurs tribunaux. Les magistrats référents anti-discriminations doivent bien connaître le contentieux en la matière afin d'interagir avec la société civile, la préfecture et les autres partenaires sur ces sujets. Cette formation poursuit donc une visée immédiate et pratique pour les magistrats, ainsi qu'une visée plus large qui leur permettra de rendre compte des phénomènes sociologiques et de comprendre les enjeux qui traversent la société.

Le racisme est un contentieux à la vocation extrêmement politique. Il ne concerne pas seulement un auteur et une victime jugés dans un prétoire. À travers la victime, c'est toute une appartenance, réelle ou supposée, qui est visée. Dans une démocratie où existe un fait majoritaire, nos institutions ont le devoir de veiller à ce que les minorités soient protégées le mieux possible. Pour cela, elles doivent avoir confiance en leurs institutions – qu'il s'agisse de l'institution policière, qui doit recueillir la plainte et enquêter, ou de l'institution judiciaire. La formation doit donc intégrer les dimensions institutionnelles : pour porter ces enjeux interviennent la Plateforme d'harmonisation, d'analyse, de recoupement et d'orientation des signalements (PHAROS), la DILCRAH et d'autres acteurs institutionnels.

Nous avons toujours souhaité que notre formation suive les enjeux contemporains. Par exemple, l'antisémitisme est devenu de plus en plus prégnant ; c'est également le cas de la haine en ligne, devenue un fléau. Pour réussir à épuiser ces infractions en ligne, nous nous rendons compte que le problème n'est pas tant le cadre juridique que le canal par lequel elles arrivent. Le contentieux raciste est majoritairement un contentieux verbal : il provient de l'oralité de l'insulte ou bien du verbe écrit, notamment sur les réseaux sociaux. En analysant les dossiers apparaît un enjeu interpersonnel important – il est donc crucial de comprendre l'écosystème des réseaux sociaux, qui présente de grandes spécificités. C'est pourquoi nous avons fait évoluer cette formation en une session de formation unique composée de deux modules.

Je reviendrai sur la technicité juridique, qui est moins importante qu'on ne l'imagine. Il est nécessaire de donner quelques éléments de cadrage sur l'interruption de la prescription, la qualification des faits, la différence entre l'injure et la diffamation. Cela recouvre des notions connues, mais qui sont adaptées à un contentieux moins fréquent que d'autres catégories de droit pénal. L'on évoque également et surtout l'importance de relever les circonstances aggravantes. Les magistrats, qui sont écrasés de travail dans une institution extrêmement paupérisée, ne se rendent pas toujours compte du besoin de creuser un dossier. Par exemple, un simple conflit de voisinage peut recouvrir une dimension raciste. Mais le découvrir demande de procéder à de beaucoup plus longues investigations. Il est nécessaire de relever les circonstances aggravantes à chaque fois que cela est possible, et de recueillir des preuves, ce qui n'est pas toujours évident. La formation explique donc l'importance de cette démarche de qualité afin que toute la justice soit rendue.

Je souhaiterais finalement partager deux choses. Tout d'abord, il est très important que ce type de formation revête une dimension internationale. C'est pourquoi je me suis attachée, depuis 2014, à traiter avec la Commission européenne contre le racisme et l'intolérance (ECRI) du Conseil de l'Europe ainsi que le Comité pour l'élimination de la discrimination raciale (CERD) des Nations unies. Ces éléments soulèvent, à chaque fois, de nombreuses discussions.

La France étant très engagée sur la question des droits de l'homme dans le monde, il est crucial de comprendre où se situent les enjeux. Notre vision française est en décalage avec la vision autrement partagée dans le monde : nous refusons les statistiques ethniques ; nous refusons également d'opérer des distinctions sur la base de l'origine, de la religion ou de la race. Ce triptyque ne se lit qu'ensemble et est toujours utilisé en creux dans les textes. On ne parle jamais positivement du racisme, mais toujours de manière négative en convoquant ensemble ces trois éléments.

Le discours donné par Emmanuel Macron à la suite de l'assassinat atroce de Samuel Paty a déclenché des manifestations dans le monde qui appelaient au boycott et critiquaient fortement les positions françaises. Il existe à mon sens un agenda politique très fort pour critiquer la façon dont la France aborde l'idée de nation. L'approche française consiste à refuser de voir et d'isoler les communautés : elle traduit notre vision des droits de l'homme et s'ancre très profondément dans notre histoire. C'est ce qui explique, aussi, le caractère universaliste de notre lutte contre le racisme. J'exprime le regret que nous ne développions pas plus l'influence française sur notre vision des droits de l'homme : l'École nationale d'administration (ENA), par exemple, a supprimé une formation à l'attention des professionnels étrangers du monde francophone sur ces sujets.

Enfin, je constate ces derniers temps un retour de l'antisémitisme à travers le complotisme. Dès que les institutions sont contestées, l'antisémitisme refait surface. Ces formes nouvelles de l'antisémitisme doivent être mieux analysées et mieux comprises. Je pense également qu'il faudrait mieux cerner les conflits interethniques. Il ne suffit pas de comprendre indistinctement les préjugés des citoyens dans leur ensemble, comme le fait la CNCDH par son sondage annuel, mais de comprendre aussi, spécifiquement, les préjugés que nourrissent les minorités les unes à l'égard des autres.

S'agissant de la lutte contre le racisme, je constate une très forte fragmentation de la société civile. L'antiracisme est affaibli par des luttes et des incompréhensions. Nous avons du mal à créer des ponts pour faire communiquer les universalistes avec les spécialistes, par exemple. Ces luttes s'expliquent par des conflits idéologiques. Dans le même temps progresse une forme de banalisation du racisme : j'y vois un véritable danger.

J'ai un grand nombre d'idées à vous proposer s'agissant de la haine en ligne ou de la réduction du niveau d'impunité, j'espère donc que nous pourrons aborder ces sujets dans les questions.

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