La mission d'information procède à l'audition commune de M. Élie Renard, directeur adjoint de l'École nationale de la magistrature (ENM), de M. Bertrand Mazabraud, coordonnateur de formation en formation continue, et de Mme Magali Lafourcade, secrétaire générale de la Commission nationale consultative des droits de l'Homme (CNCDH), directrice de la session de formation sur les enjeux contemporains du racisme et de l'antisémitisme à l'ENM.
La séance est ouverte à 19 heures 05.
. La présente mission d'information a été créée par la conférence des présidents de l'Assemblée nationale le 3 décembre 2019. À l'issue de nos travaux, nous présenterons un rapport qui dressera un état des lieux des formes de racisme et proposera des mesures et des pistes de réflexion pour rendre plus effective la lutte contre le racisme. Pour cela, votre expérience et votre recul nous seront précieux.
Cette table ronde a pour objet de comprendre comment sont formés les magistrats et d'élaborer des propositions pour améliorer leur formation initiale ou continue afin de mieux lutter contre les délits à caractère raciste. Il nous a en effet été répété, au cours de nos auditions, que le juge occupait un rôle majeur dans la lutte contre le racisme et que la formation des magistrats était essentielle.
. Depuis plusieurs mois, nous auditionnons de nombreux universitaires et chercheurs. Nous souhaitons aborder avec vous aujourd'hui la question de la réponse pénale apportée au racisme. Nous avons très souvent entendu qu'il existait des formes de chausse-trappes dans la procédure relative à la répression des infractions prévues par la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse.
Je souhaiterais également explorer avec vous la manière dont sont gérées les ressources humaines au sein de la magistrature, notamment s'agissant des recrutements. Le concours est très exigeant et peut certainement causer l'autocensure d'une partie de la population qui ne s'y sent pas éligible.
. L'ENM est un établissement public administratif qui forme en formation initiale les magistrats et les auditeurs de justice. Nous assurons également la formation continue des 8 600 magistrats ainsi que de tous les professionnels qui exercent une activité juridictionnelle ou qui concourent étroitement à l'activité judiciaire. La réforme de mai 2017 a, en ce sens, considérablement élargi nos missions.
La formation continue, sur laquelle nous allons beaucoup revenir, proposait 560 cours au catalogue de formation de 2019. Leur durée s'échelonne de deux à cinq jours. Les 8 600 magistrats ont une obligation de cinq jours de formation tous les ans. Nous construisons ces sessions de formation continue avec deux acteurs-clés : les coordonnateurs de formation, qui sont des magistrats et qui remplissent une mission d'ingénierie de formation et d'ingénierie pédagogique, et le directeur de session.
La formation continue poursuit une visée technique, portant sur les complexités de certains aspects du droit. Elle est centrée sur les pratiques professionnelles : elle traite très concrètement des positionnements des magistrats et de la conduite de leur activité professionnelle. La formation continue s'ouvre le plus largement possible aux enjeux de société. Elle est un espace ouvert aux points de vue les plus divers, à la condition qu'ils soient argumentés et respectent le débat contradictoire. Les sessions organisées accueillent, en plus des magistrats, des partenaires de justice de tous horizons : il peut s'agir de policiers, de gendarmes, de représentants du secteur associatif et d'autres publics, qui composent environ un quart des auditeurs de nos sessions de formation.
En matière de prévention et de lutte contre le racisme, un module de formation initiale est dispensé aux auditeurs de justice à Bordeaux. Nous avons investi de longue date ces questions dans notre formation continue, au travers de sujets qui ne sont pas nécessairement centrés sur la lutte contre le racisme et les discriminations, mais la mentionnent : il peut s'agir de la laïcité, dans des modules tels que « la laïcité, le juge et le droit », « la laïcité dans les services publics », « la lutte contre les discriminations : un enjeu pour le service public » ; de sessions sur le droit du travail ; de sessions sur le droit de la presse comme « les trois monothéismes » ; ainsi que d'une session sur la cybercriminalité. Nous participons également à plusieurs projets internationaux. Dans le cadre du projet Human rights education for legal professionals (HELP) du Conseil de l'Europe, nous avons participé au développement de deux modules de e-learning sur la lutte contre le racisme, la xénophobie, l'homophobie et la transphobie d'une part et sur les discours de haine d'autre part.
Ces sujets sont également traités par la formation continue régionale, ou formation continue déconcentrée, qui s'organise directement dans les juridictions. En 2019 s'est tenue à Aix-en-Provence une formation portant sur la haine et le racisme, et à Versailles sur l'égalité de traitement et les discriminations. Les juridictions, particulièrement sur ce sujet, associent de nombreux partenaires : la CNCDH, la Délégation interministérielle à la lutte contre le racisme, l'antisémitisme et la haine anti-LGBT (DILCRAH), le Défenseur des droits, l'Institut international des droits de l'homme aujourd'hui fondation René-Cassin, le Mémorial de la Shoah, les écoles du Réseau des écoles du service public, ou encore la sous-direction des droits de l'homme du ministère de l'Europe et des affaires étrangères et des services d'enquêtes. L'objectif est de bénéficier de l'approche la plus large possible de ce sujet sous l'angle des pratiques judiciaires et de développer l'approche pluridisciplinaire.
Le sujet de la lutte contre le racisme et les discriminations présente un grand nombre d'enjeux interdisciplinaires. Pour le traiter, nous faisons intervenir des universitaires spécialistes de l'histoire, de la sociologie, de la psychologie, des acteurs de la société civile ou de la sphère politique. Cela aide les magistrats à mieux comprendre les enjeux de leur action ainsi que ceux, complexes et évolutifs, attachés à cette matière. Nous menons donc un travail important d'actualisation des ressources juridiques dans ce domaine.
Je vous propose maintenant que mon collègue Bertrand Mazabraud détaille plus précisément la session dédiée à la lutte contre le racisme et les discriminations. Nous l'avons mise en place en 2011 afin de parvenir à un haut niveau de débat et de spécialisation sur le sujet. Nous avons d'ailleurs renommé cette session à plusieurs reprises pour matérialiser les évolutions qu'elle a connues, en dernier lieu cette année.
. Je suis coordinateur de formation du pôle des humanités judiciaires. Cela n'est pas sans raison que le sujet du racisme n'est pas hébergé au sein du pôle pénal ou du pôle civil. Le pôle des humanités judiciaires a vocation à ouvrir l'esprit des magistrats à l'ensemble des enjeux sociétaux.
L'École est particulièrement attentive aux enjeux liés au racisme et à la haine. C'est pourquoi nous avons développé une formation spécifique au racisme et à l'antisémitisme et au traitement judiciaire des discours de haine. Elle provient de la fusion de deux sessions antérieures, qui se complétaient : une session sur le racisme créée en 2011 et pilotée par la CNCDH, et une session montée en partenariat avec la DILCRAH sur le traitement judiciaire de ces questions. Nous avons donc créé une unique session de formation dont la durée a été portée à six jours. Nous formons à ces sujets les magistrats ainsi que les publics extérieurs de l'École, à commencer par les enquêteurs.
Cette formation est construite sur deux modules de trois jours chacun, c'est-à-dire la durée maximale que la formation continue obligatoire peut offrir : le premier porte sur le contexte des infractions et le second sur leur traitement. Le premier module repose pleinement sur la pluridisciplinarité. Il convoque des historiens et des sociologues et appelle, sur ces sujets extrêmement controversés, à toujours adopter le point de vue du débat contradictoire. Toutes les thèses doivent être rationnelles, argumentées et soumises au débat contradictoire. Des professeurs de psychiatrie interviennent également pour expliquer ce que peut créer, chez la victime, un acte ou un discours haineux. Le second module technique ne peut être traité sans avoir au préalable suivi ce premier module contextuel, car le premier module permet de rendre les magistrats conscients de la société dans laquelle ils se placent et de mieux traiter les infractions. Cette durée de formation reste courte pour aborder les nouveaux enjeux soulevés par l'expression de la haine en ligne. La technicité du droit de la presse, en constante évolution et l'utilisation des nouveaux outils technologiques rendent la matière particulièrement complexe à appréhender.
Il est également très important que les magistrats rencontrent des acteurs externes : des avocats, des associations, des policiers et des gendarmes viennent les former et témoigner de leurs expériences. Les partenariats avec le Mémorial de la Shoah permettent aux magistrats de proposer, comme alternative aux poursuites, des stages de citoyenneté.
Enfin, nous avons créé une plateforme Moodle de formation à distance, qui permet de former beaucoup plus de magistrats qu'habituellement. Elle héberge à la fois les vidéos des sessions déjà passées et de la documentation ciblée. Elle a vocation à s'enrichir continuellement pour répondre aux différents enjeux d'actualité.
. Je suis magistrate, secrétaire générale de la CNCDH et membre de l'Observatoire sur la haine en ligne récemment mis en place par le Conseil supérieur de l'audiovisuel (CSA). J'interagis avec l'Organisation des Nations unies car la session de formation sur les enjeux contemporains du racisme et de l'antisémitisme de l'ENM a été créée pour répondre à un engagement de l'État pris après la conférence de Durban contre le racisme, la discrimination raciale, la xénophobie et l'intolérance qui s'est tenue en 2001. Suite à cette conférence, tous les États signataires du plan d'action de Durban se sont engagés à former les professions juridiques sur les questions de racisme. Je travaille donc avec le groupe intergouvernemental de suivi du programme d'action de Durban ainsi qu'avec le Haut‑Commissariat des Nations unies aux droits de l'homme, qui m'a récemment demandé de rédiger un guide à destination des magistrats du monde entier afin d'aider les formateurs à lutter contre le racisme sous ses différentes formes.
L'idée de cette formation est d'interroger ses propres préjugés. Le magistrat est dans la cité et, par nature, peut former des préjugés. C'est pourquoi nous appliquons le principe du contradictoire et encourageons le débat. Cette posture est d'autant plus utile que cette formation est ouverte à d'autres professions juridiques : il est donc possible de disposer d'un espace de libre parole et de débattre, sous différentes casquettes professionnelles, de la position du parquet, du siège ou des commissaires de police. La large ouverture de cette formation constitue une richesse exceptionnelle. Un temps de débat assez fort intervient toujours, d'une part autour des questions internationales, et, d'autre part, autour de la question des contrôles d'identité et du contrôle, par le magistrat, du risque que ceux-ci soient discriminatoires.
Cette formation n'est pas simplement un enseignement d'ouverture. Elle poursuit également un objectif très concret : de nombreux magistrats qui y participent sont également les référents anti-discriminations de leurs tribunaux. Les magistrats référents anti-discriminations doivent bien connaître le contentieux en la matière afin d'interagir avec la société civile, la préfecture et les autres partenaires sur ces sujets. Cette formation poursuit donc une visée immédiate et pratique pour les magistrats, ainsi qu'une visée plus large qui leur permettra de rendre compte des phénomènes sociologiques et de comprendre les enjeux qui traversent la société.
Le racisme est un contentieux à la vocation extrêmement politique. Il ne concerne pas seulement un auteur et une victime jugés dans un prétoire. À travers la victime, c'est toute une appartenance, réelle ou supposée, qui est visée. Dans une démocratie où existe un fait majoritaire, nos institutions ont le devoir de veiller à ce que les minorités soient protégées le mieux possible. Pour cela, elles doivent avoir confiance en leurs institutions – qu'il s'agisse de l'institution policière, qui doit recueillir la plainte et enquêter, ou de l'institution judiciaire. La formation doit donc intégrer les dimensions institutionnelles : pour porter ces enjeux interviennent la Plateforme d'harmonisation, d'analyse, de recoupement et d'orientation des signalements (PHAROS), la DILCRAH et d'autres acteurs institutionnels.
Nous avons toujours souhaité que notre formation suive les enjeux contemporains. Par exemple, l'antisémitisme est devenu de plus en plus prégnant ; c'est également le cas de la haine en ligne, devenue un fléau. Pour réussir à épuiser ces infractions en ligne, nous nous rendons compte que le problème n'est pas tant le cadre juridique que le canal par lequel elles arrivent. Le contentieux raciste est majoritairement un contentieux verbal : il provient de l'oralité de l'insulte ou bien du verbe écrit, notamment sur les réseaux sociaux. En analysant les dossiers apparaît un enjeu interpersonnel important – il est donc crucial de comprendre l'écosystème des réseaux sociaux, qui présente de grandes spécificités. C'est pourquoi nous avons fait évoluer cette formation en une session de formation unique composée de deux modules.
Je reviendrai sur la technicité juridique, qui est moins importante qu'on ne l'imagine. Il est nécessaire de donner quelques éléments de cadrage sur l'interruption de la prescription, la qualification des faits, la différence entre l'injure et la diffamation. Cela recouvre des notions connues, mais qui sont adaptées à un contentieux moins fréquent que d'autres catégories de droit pénal. L'on évoque également et surtout l'importance de relever les circonstances aggravantes. Les magistrats, qui sont écrasés de travail dans une institution extrêmement paupérisée, ne se rendent pas toujours compte du besoin de creuser un dossier. Par exemple, un simple conflit de voisinage peut recouvrir une dimension raciste. Mais le découvrir demande de procéder à de beaucoup plus longues investigations. Il est nécessaire de relever les circonstances aggravantes à chaque fois que cela est possible, et de recueillir des preuves, ce qui n'est pas toujours évident. La formation explique donc l'importance de cette démarche de qualité afin que toute la justice soit rendue.
Je souhaiterais finalement partager deux choses. Tout d'abord, il est très important que ce type de formation revête une dimension internationale. C'est pourquoi je me suis attachée, depuis 2014, à traiter avec la Commission européenne contre le racisme et l'intolérance (ECRI) du Conseil de l'Europe ainsi que le Comité pour l'élimination de la discrimination raciale (CERD) des Nations unies. Ces éléments soulèvent, à chaque fois, de nombreuses discussions.
La France étant très engagée sur la question des droits de l'homme dans le monde, il est crucial de comprendre où se situent les enjeux. Notre vision française est en décalage avec la vision autrement partagée dans le monde : nous refusons les statistiques ethniques ; nous refusons également d'opérer des distinctions sur la base de l'origine, de la religion ou de la race. Ce triptyque ne se lit qu'ensemble et est toujours utilisé en creux dans les textes. On ne parle jamais positivement du racisme, mais toujours de manière négative en convoquant ensemble ces trois éléments.
Le discours donné par Emmanuel Macron à la suite de l'assassinat atroce de Samuel Paty a déclenché des manifestations dans le monde qui appelaient au boycott et critiquaient fortement les positions françaises. Il existe à mon sens un agenda politique très fort pour critiquer la façon dont la France aborde l'idée de nation. L'approche française consiste à refuser de voir et d'isoler les communautés : elle traduit notre vision des droits de l'homme et s'ancre très profondément dans notre histoire. C'est ce qui explique, aussi, le caractère universaliste de notre lutte contre le racisme. J'exprime le regret que nous ne développions pas plus l'influence française sur notre vision des droits de l'homme : l'École nationale d'administration (ENA), par exemple, a supprimé une formation à l'attention des professionnels étrangers du monde francophone sur ces sujets.
Enfin, je constate ces derniers temps un retour de l'antisémitisme à travers le complotisme. Dès que les institutions sont contestées, l'antisémitisme refait surface. Ces formes nouvelles de l'antisémitisme doivent être mieux analysées et mieux comprises. Je pense également qu'il faudrait mieux cerner les conflits interethniques. Il ne suffit pas de comprendre indistinctement les préjugés des citoyens dans leur ensemble, comme le fait la CNCDH par son sondage annuel, mais de comprendre aussi, spécifiquement, les préjugés que nourrissent les minorités les unes à l'égard des autres.
S'agissant de la lutte contre le racisme, je constate une très forte fragmentation de la société civile. L'antiracisme est affaibli par des luttes et des incompréhensions. Nous avons du mal à créer des ponts pour faire communiquer les universalistes avec les spécialistes, par exemple. Ces luttes s'expliquent par des conflits idéologiques. Dans le même temps progresse une forme de banalisation du racisme : j'y vois un véritable danger.
J'ai un grand nombre d'idées à vous proposer s'agissant de la haine en ligne ou de la réduction du niveau d'impunité, j'espère donc que nous pourrons aborder ces sujets dans les questions.
. S'agissant de la haine en ligne, nous avons essayé de travailler sur les sites miroirs mais nos dispositions ont été censurées par le Conseil constitutionnel. Vous avez évoqué l'anonymat ; je préfère parler de « pseudonymat ». Or il est très difficile de demander aux sites de lever ce pseudonymat, je suis donc preneuse de vos idées à ce sujet.
Je comprends qu'il est difficile de retenir l'existence de circonstances aggravantes : serait-il possible de simplifier la charge de la preuve ? Le racisme touche à l'humanité et à l'intime. Si je suis persuadée d'avoir été victime de racisme, cela ne pourrait-il pas suffire ? Cela cause des dégâts importants chez les personnes victimes.
Monsieur Bonnal, récemment auditionné, expliquait qu'il faut du temps avant qu'une réforme du code pénal ne change véritablement les pratiques judiciaires (par exemple, pour ce qui est de la possibilité de requalifier les infractions à caractère raciste). Quel est, selon vous, le temps juste pour évaluer une nouvelle disposition ?
Que pensez-vous du parquet spécialisé sur la haine en ligne ? Est-ce une solution de spécialiser les magistrats sur les questions numériques ?
Je souhaite également évoquer avec vous les questions liées au recrutement des magistrats et au concours d'entrée.
Le parquet spécialisé est une excellente idée. Certains endroits connaissent moins de contentieux racistes que d'autres ; il n'est pas toujours opportun de créer des pôles anti-discriminations suivant un maillage complet du territoire. Le parquet spécialisé peut donc présenter un avantage. La question du parquet pose en réalité la question du nombre d'affaires qu'il est possible de poursuivre. Si 6 000 affaires sont portées devant le parquet, il est possible d'en poursuivre 1 000, ce qui aboutit à 300 condamnations dans l'année. Les pays européens comparables traitent les infractions racistes de façon très différente de la nôtre. Le traitement des infractions racistes en France pourrait être amélioré en augmentant le nombre de magistrats et d'enquêteurs, ce qui suppose des moyens et donc une volonté politique forte.
Une personne qui a subi une insulte raciste se sent humiliée ; en se rendant au commissariat, elle aura du mal à expliquer qu'elle a été invectivée en raison de son origine. En Angleterre, le procédurier qui reçoit la plainte a pour obligation de demander si l'infraction est éventuellement liée à l'état de minorité du plaignant, qu'il soit ou non issu d'une minorité. Il n'assigne rien : il revient à la personne de creuser ou non cette piste. Si la question n'est pas posée au plus près de l'infraction, il est plus difficile encore d'identifier l'auteur. Le résultat des enquêtes de victimation montre que la moitié des personnes qui se déplacent au commissariat repartent sans avoir porté plainte ; l'autre moitié a déposé soit une plainte, soit une main courante dont la justice ne prend pas connaissance. Les policiers et les gendarmes ont l'obligation de recueillir les plaintes et ne doivent pas décourager les plaignants de le faire. Ce levier de progrès n'est pas un levier législatif ; il passe par des circulaires pour adapter le logiciel de la police afin de renseigner l'élément de la circonstance aggravante dans la procédure. Nous devons également mener davantage d'enquêtes de victimation. Elles permettent de faire apparaître le « chiffre noir, c'est-à-dire les sous-déclarations.
S'agissant de la haine en ligne, nous devons absolument informer les citoyens du rôle amplificateur de certains messages sur les réseaux sociaux et, à l'inverse, du phénomène de sourdine. Les réseaux sociaux possèdent un pouvoir exorbitant sur le débat démocratique : ils ont la capacité de démultiplier les auditoires tout comme de mettre en sourdine certains contenus. Cela représente un risque d'atteinte à la liberté d'expression.
La liberté d'expression n'équivaut pas à la liberté de propagation. Vous avez la possibilité de travailler sur la liberté de propagation sans toucher à la liberté d'expression. Il n'est pas normal de laisser des contenus dangereux se propager. C'est pourquoi l'on devrait imaginer une catégorie juridique intermédiaire entre un contenu licite et un contenu illicite : ce contenu pourrait être accepté comme licite donc diffusé, mais ne pourrait pas être relayé par d'autres ou encore commentés.
Il faut également simplifier l'accès au juge en la matière. Je suis favorable à la mise en œuvre d'une procédure simplifiée, à la manière d'un référé numérique. Il permettrait de demander au juge de trancher tout de suite sur l'interdiction d'un contenu.
S'agissant de l'interdiction des sites miroirs, il faudrait imaginer que la décision du juge s'applique au-delà des parties au procès – cette approche est innovante mais existe dans d'autres types de contentieux. Cela fonde une forme de décision-cadre qui s'appliquerait à tous les sites miroirs.
Enfin, il faut assécher les canaux de financement des sites de haine en ligne. De très grandes marquent se rémunèrent sur ces sites grâce à la publicité à hauteur de plusieurs milliards d'euros de chiffres d'affaires. Le consommateur devrait en être informé : une proposition de loi pourrait demander la transparence, due au consommateur, des régies publicitaires. Il en va également de la politique de responsabilité sociétale des entreprises, car la France a adopté un plan national d'action sur la responsabilité des entreprises et les droits de l'homme.
. Je souhaite évoquer le système anglais, dans lequel la circonstance aggravante est à la main du plaignant. Les remontées de terrain que je reçois m'indiquent que de nombreuses plaintes sont refusées par les policiers ou, à défaut, orientées vers des mains courantes.
Vous proposez d'interdire la propagation d'informations erronées. La liberté de relayer une information n'est-elle donc pas assimilée à la liberté d'expression ?
J'ai bien conscience que ma proposition est atypique. Je propose de créer une catégorie intermédiaire d'information dont la propagation pourrait être réduite. Cette catégorie n'empêche pas les personnes d'exprimer des contenus situés dans la zone grise, mais elle empêche de les relayer et de créer du « buzz ». Cela permettrait de s'attaquer à tout l'écosystème économique qui profite de la propagation de la haine en ligne. La diffusion de la haine en ligne a atteint un niveau tellement massif aujourd'hui que des outils nouveaux doivent venir empêcher cet effet amplificateur. Cette proposition a l'avantage de préserver le droit de s'exprimer publiquement sans pour autant faciliter une propagation contraire aux intérêts de la société.
J'apporterai des éléments de réponse sur les concours d'entrée à l'ENM et sur les moyens d'améliorer la diversité des magistrats. Ce sujet est à la fois très complexe et d'une grande actualité dans le cadre de la réforme de la haute fonction publique.
J'apporterai deux éléments de réponse. Tout d'abord, il convient d'aborder la question de la préparation au concours d'entrée. Depuis 2009, l'école bénéficie d'un dispositif d'égalité des chances par des classes préparatoires intégrées. Celles-ci visent à garantir la représentativité des magistrats de façon à ce qu'ils correspondent à la diversité de la société. Cela recouvre les enjeux d'origine des individus, mais également les enjeux d'inégalité d'accès au concours en fonction des territoires de résidence ou du contexte socio-économique. Nous disposons aujourd'hui de trois classes préparatoires intégrées et souhaitons continuer à développer cet outil. Ces trois classes existantes ont accueilli 545 bénéficiaires, dont 152 ont intégré l'école : cela représente un peu plus d'un quart des bénéficiaires, alors même que le taux de réussite au premier concours de l'ENM (c'est-à-dire le concours ouvert aux étudiants) est, depuis 2011, d'environ 14 %. Autrement dit, la classe préparatoire intégrée est un moyen de développer la capacité de réussir le concours.
S'agissant de la nature des épreuves, il est vrai que le concours de l'ENM est long, difficile et qu'il suscite de l'autocensure. Nous avons modifié les épreuves du concours en 2019 avec comme objectif de les alléger et de les rationaliser. Nous avons pour cela identifié deux principaux axes d'évolution. Nous souhaitions d'abord rendre le concours plus attractif pour des personnes ayant déjà exercé une activité professionnelle – aujourd'hui, plus de la moitié des nouveaux magistrats (51 % d'entre eux) ont eu une carrière professionnelle antérieure. Ensuite, nous souhaitions ouvrir le concours à la diversité. Le grand oral revêt une dimension culturelle particulièrement importante. Cette épreuve consiste, à l'heure actuelle, en une épreuve de mise en situation et de discussion avec le jury qui conserve une dimension de culture générale. Nous souhaiterions continuer à la faire évoluer afin de, peut-être, diminuer son poids dans le recrutement. Les épreuves d'admissibilité intègrent une épreuve écrite de connaissance du monde contemporain, dont le poids dans les critères d'admissibilité a été diminué. Le grand oral, quant à lui, intervient au stade des épreuves d'admission et une réflexion est en cours pour le faire évoluer : soit il pourrait prendre la forme d'un entretien sur le parcours personnel et professionnel, soit nous envisageons que la composition du jury puisse changer. L'école y réfléchit actuellement de manière très active.
Je reviendrai sur votre question sur le temps de la loi, à savoir comment la loi change les pratiques. Comme toutes les lois anciennes, la loi du 29 juillet 1881 est le fruit d'un empilement d'amendements. Je ne la trouve pas si mauvaise que cela. Si on souhaitait la réformer, il faudrait penser cette réforme sur des années afin d'aboutir à une vraie belle loi qui pourrait durer dans le temps. Sinon, il convient de s'en abstenir.
Il faut toujours avoir à l'esprit que la liberté constitue le principe, et les infractions (racistes et autres) l'exception. Du reste, la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen ne parle pas de « liberté d'expression », mais de « libre communication des pensées et des opinions ». La liberté d'expression, dans son sens moderne – pouvoir exprimer tout type de propos – provient de l'article 10 de la Convention européenne des droits de l'homme (CEDH) et est donc extrêmement moderne. Depuis, elle est devenue constitutive de notre société démocratique. Une grande différence existe entre la liberté de communication telle que pensée par les révolutionnaires (il s'agissait alors de communiquer des opinions rationnelles – un homme n'était libre qu'à partir du moment où il pouvait exprimer en public ses opinions) et la liberté d'expression, qui revient à exprimer tout type de propos. Cela n'est pas un mal ; mon propos n'est pas de porter un jugement à ce sujet.
Toutefois, la liberté d'expression comporte à mes yeux un risque d'abus. Si l'on ne peut pas abuser d'une communication, l'on peut toujours abuser d'une expression. Je rejoins donc l'idée de Mme Lafourcade de faire une distinction entre l'expression et la propagation : on peut toujours communiquer, mais on peut pas s'exprimer n'importe comment.
Nous ne lutterons pas contre ces infractions seulement par la loi : il faut aussi s'intéresser au financement des plateformes et au fonctionnement de l'outil technologique. Le caractère abstrait des réseaux sociaux fait que les préjugés peuvent se développer librement, sans contact avec la réalité. La victime est invisible et cela habitue à typifier l'autre et prépare à passer à l'acte. Les individus parlent toujours à leurs propres pairs, et les algorithmes sont pensés pour renforcer ce phénomène – cela renforce les biais et les préjugés. Il faut s'attaquer aux mécanismes de diffusion des propos. Rendre un contenu moins accessible, moins aisé à « partager », attaque la nouvelle économie de l'attention mise en place par les réseaux sociaux.
Puisque les infractions du discours constituent une exception, elles seront nécessairement encadrées par la jurisprudence. L'apologie du terrorisme a été déclassée des infractions de la loi du 29 juillet 1881 et incluse dans le code pénal. Cela ouvre certes des nouveaux modes de poursuite mais ne rend pas possible le cumul de qualifications. Si l'on poursuit avec deux qualifications, la nullité totale est encourue. Cela donne donc nécessairement lieu à une jurisprudence complexe.
Les infractions du discours sont, par nature, des actes de langage. Il s'avère qu'ils dépendent systématiquement du contexte élocutoire – cela explique qu'ils sont à même de développer beaucoup de jurisprudence. Les enquêteurs doivent relever les éléments saillants d'un contexte et les magistrats doivent les qualifier. La loi peut être améliorée, cela est vrai. Mais ce droit est, par nature, jurisprudentiel – il est un droit prétorien depuis 1881 et jusqu'à nos jours. Il se construit évidemment à partir de la loi, des exigences constitutionnelles et de l'article 10 de la CEDH, mais le seul fait de modifier la loi n'entraînera pas des résultats immédiats.
L'idée d'un parquet spécialisé, doté de moyens plus importants, est une excellente idée. Néanmoins, la loi sur la liberté de la presse touche aux racines de la démocratie : la liberté de communication, la liberté d'expression et ses abus, et toute réforme exige de la prudence.
Pour conclure, en France le racisme n'est pas un délit : il est délictueux de commettre un acte à caractère raciste, de proférer un propos à caractère raciste, de diffuser une image à caractère raciste, pour autant que ces faits constituent des agressions ou des appels à la haine, à la violence ou à la discrimination envers certaines personnes. Mais le racisme, en tant que tel, n'est pas un délit en France. Un individu a le droit d'être raciste tout seul, chez lui.
. Nous avons abordé les questions de financement lors de nos travaux sur la haine en ligne. Nous n'avons mis sur pied aucune solution viable – cela pourrait constituer un nouvel objectif. Merci pour vos propositions.
La séance est levée à 17 heures 20.