Intervention de Bertrand Mazabraud

Réunion du jeudi 3 décembre 2020 à 16h00
Mission d'information sur l'émergence et l'évolution des différentes formes de racisme et les réponses à y apporter

Bertrand Mazabraud, coordonnateur de formation en formation continue :

Je reviendrai sur votre question sur le temps de la loi, à savoir comment la loi change les pratiques. Comme toutes les lois anciennes, la loi du 29 juillet 1881 est le fruit d'un empilement d'amendements. Je ne la trouve pas si mauvaise que cela. Si on souhaitait la réformer, il faudrait penser cette réforme sur des années afin d'aboutir à une vraie belle loi qui pourrait durer dans le temps. Sinon, il convient de s'en abstenir.

Il faut toujours avoir à l'esprit que la liberté constitue le principe, et les infractions (racistes et autres) l'exception. Du reste, la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen ne parle pas de « liberté d'expression », mais de « libre communication des pensées et des opinions ». La liberté d'expression, dans son sens moderne – pouvoir exprimer tout type de propos – provient de l'article 10 de la Convention européenne des droits de l'homme (CEDH) et est donc extrêmement moderne. Depuis, elle est devenue constitutive de notre société démocratique. Une grande différence existe entre la liberté de communication telle que pensée par les révolutionnaires (il s'agissait alors de communiquer des opinions rationnelles – un homme n'était libre qu'à partir du moment où il pouvait exprimer en public ses opinions) et la liberté d'expression, qui revient à exprimer tout type de propos. Cela n'est pas un mal ; mon propos n'est pas de porter un jugement à ce sujet.

Toutefois, la liberté d'expression comporte à mes yeux un risque d'abus. Si l'on ne peut pas abuser d'une communication, l'on peut toujours abuser d'une expression. Je rejoins donc l'idée de Mme Lafourcade de faire une distinction entre l'expression et la propagation : on peut toujours communiquer, mais on peut pas s'exprimer n'importe comment.

Nous ne lutterons pas contre ces infractions seulement par la loi : il faut aussi s'intéresser au financement des plateformes et au fonctionnement de l'outil technologique. Le caractère abstrait des réseaux sociaux fait que les préjugés peuvent se développer librement, sans contact avec la réalité. La victime est invisible et cela habitue à typifier l'autre et prépare à passer à l'acte. Les individus parlent toujours à leurs propres pairs, et les algorithmes sont pensés pour renforcer ce phénomène – cela renforce les biais et les préjugés. Il faut s'attaquer aux mécanismes de diffusion des propos. Rendre un contenu moins accessible, moins aisé à « partager », attaque la nouvelle économie de l'attention mise en place par les réseaux sociaux.

Puisque les infractions du discours constituent une exception, elles seront nécessairement encadrées par la jurisprudence. L'apologie du terrorisme a été déclassée des infractions de la loi du 29 juillet 1881 et incluse dans le code pénal. Cela ouvre certes des nouveaux modes de poursuite mais ne rend pas possible le cumul de qualifications. Si l'on poursuit avec deux qualifications, la nullité totale est encourue. Cela donne donc nécessairement lieu à une jurisprudence complexe.

Les infractions du discours sont, par nature, des actes de langage. Il s'avère qu'ils dépendent systématiquement du contexte élocutoire – cela explique qu'ils sont à même de développer beaucoup de jurisprudence. Les enquêteurs doivent relever les éléments saillants d'un contexte et les magistrats doivent les qualifier. La loi peut être améliorée, cela est vrai. Mais ce droit est, par nature, jurisprudentiel – il est un droit prétorien depuis 1881 et jusqu'à nos jours. Il se construit évidemment à partir de la loi, des exigences constitutionnelles et de l'article 10 de la CEDH, mais le seul fait de modifier la loi n'entraînera pas des résultats immédiats.

L'idée d'un parquet spécialisé, doté de moyens plus importants, est une excellente idée. Néanmoins, la loi sur la liberté de la presse touche aux racines de la démocratie : la liberté de communication, la liberté d'expression et ses abus, et toute réforme exige de la prudence.

Pour conclure, en France le racisme n'est pas un délit : il est délictueux de commettre un acte à caractère raciste, de proférer un propos à caractère raciste, de diffuser une image à caractère raciste, pour autant que ces faits constituent des agressions ou des appels à la haine, à la violence ou à la discrimination envers certaines personnes. Mais le racisme, en tant que tel, n'est pas un délit en France. Un individu a le droit d'être raciste tout seul, chez lui.

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