La visibilité des « minorités » dans les médias dépend à 100 % de la visibilité dans la société. Je fais volontairement un bond dans la société parce que, pour moi, c'est déjà presque une erreur que de croire que les médias vont apporter la solution à la société. Les médias peuvent apporter une aide, un regard, mais non la solution. La solution est beaucoup plus large. Le 18 juin 2020, la Commission nationale consultative des droits de l'homme (CNCDH) a publié le Rapport 2019 sur la lutte contre le racisme, l'antisémitisme et la xénophobie. Selon l'enquête menée par la CNCDH en 2019, le racisme demeure assez répandu. Moins de 6 % des personnes interrogées pensent que certaines races sont supérieures à d'autres, c'est une croyance en net recul, 18 % se disent plutôt ou peu racistes. L'hostilité à l'immigration progresse légèrement et concerne 49 % des sondés ;10 % déclarent avoir été victimes de discrimination ces dernières années.
Le rapport précise ensuite que les Roms sont les plus stigmatisés, que l'opposition à l'islam s'accentue légèrement, mais que les Français musulmans sont bien perçus ; enfin que les Noirs, tout en ayant une très bonne image, font partie des plus discriminés. Ils sont par exemple surreprésentés dans les emplois subalternes et subissent des contrôles d'identité plus fréquents.
Je dis tout cela pour expliquer que tout part de la société. Enfin, ce rapport indique que l'intolérance à la diversité augmente avec l'âge, le sentiment d'une dégradation de la situation économique personnelle et familiale, et qu'elle baisse à mesure que progressent le niveau d'études et le degré d'ouverture au monde. Ces constats de départ sont importants.
Pour ce qui est des différentes formes de racisme, tout le monde les connaît, je note que les faits de provocations, d'injures, de diffamation sont en augmentation. Les contenus illicites en ligne, les réseaux sociaux ont augmenté le prisme et les nouvelles formes de racisme. Pour ce qui est de la diffusion des propos haineux, tout le monde cherche à les éradiquer, mais, malgré les solutions qui existent, la loi n'est pas appliquée. Selon moi, le racisme est quasiment le même depuis toujours, mais les vecteurs sont différents avec les médias modernes. Par « médias », j'entends « réseaux sociaux ».
Je voudrais souligner deux points dans les différentes formes de racisme. En premier lieu, le racisme à géométrie variable, qui est une sorte de double peine. Lorsqu'une personne a commis ce que l'on peut juger, à tort ou à raison, comme une erreur, le racisme à son égard semble justifié, voire excusé. C'est quelque chose que l'on observe beaucoup plus fréquemment.
En second lieu, le racisme caché, qui signifie qu'au nom de sa couleur de peau une communauté interdit à un de ses membres d'exercer son métier : policier, journaliste. La stigmatisation d'une personne pour sa couleur de peau peut venir de sa propre communauté.
Pour ce qui est des réponses à apporter, j'estime évidemment qu'il faut agir, tandis que 8 % de la population pense qu'il ne faut pas agir du tout face au racisme. Selon moi, il y a deux aspects : le message envoyé en vue de nuire et le message reçu. Il faut travailler sur les deux aspects. Je dis toujours, et a fortiori depuis que je travaille dans les médias, que je ne porte ma couleur de peau ni comme un fardeau ni comme un drapeau. Lorsque j'ai commencé en janvier 2000 sur La chaîne info (LCI), le grand public me voyait comme journaliste ; les journalistes qui venaient m'interroger me voyaient comme journaliste noire. J'ai toujours porté ma couleur de peau comme une enveloppe personnelle vecteur de mes compétences et non comme un drapeau ou un fardeau.
À mon sens, il faut canaliser, retirer et verbaliser les insultes en ligne. Deuxièmement, il faut augmenter la visibilité des personnes issues de la diversité, par exemple dans les comités exécutifs (COMEX), valoriser l'expérience et le travail. J'insiste sur les COMEX parce que les médias ne sont pas seuls concernés : les COMEX le sont, comme les rédactions en chef le sont, les directions le sont, les responsables des programmes le sont. À tous les niveaux, il faut que l'on ose ouvrir les portes aux personnes issues de la diversité, en se disant que ce sont des personnes qui ont des compétences et que leur couleur de peau ou leur origine ne doit pas être un frein à la valorisation de ces compétences.
Le regard général que l'on porte sur le racisme a forcément une incidence dans les médias, j'insiste donc sur cette dimension générale. De manière générale, il faut arrêter de culpabiliser les Français. Ce n'est pas en culpabilisant l'autre que l'on arrive à construire ensemble. Le fait de culpabiliser entraîne un rejet encore plus grand. Le fait de construire ne passe pas nécessairement par la culpabilisation de l'autre. Il me semble important aussi de passer par l'éducation nationale, par l'éducation dans les écoles de journalisme, pour apprendre le respect de l'autre. Je n'y crois pas trop en réalité, que ce soit pour l'éducation nationale ou pour les écoles de journalisme malheureusement, mais je pense que c'est un axe à développer.
Je crois plutôt à l'éducation familiale, toujours en vue d'avoir une incidence dans les médias. Un journaliste qui va dans la rue interroger un médecin, par exemple, doit pouvoir oser aller vers l'autre qui est complètement différent, peut-être parce qu'il a appris au sein de sa cellule familiale qu'un médecin peut être de couleur différente, d'origine différente. L'éducation familiale est donc plus difficile mais capitale. Il faut donner des outils aux familles et cultiver la confiance en soi dans les familles issues de la diversité, dès l'âge de trois ans. Si un enfant se fait insulter à l'école, cela brise la confiance. Je n'aurais jamais été la première Noire sur une chaîne de télé comme LCI en 2000 si je n'avais pas grandi aux Antilles avec les personnes qui me ressemblaient. J'ai ainsi grandi avec une certaine confiance en moi, avec des gens qui me ressemblent et progressivement j'ai pu faire face à des gens différents. Lorsqu'on est dans un milieu où il existe une différence, il faut que la cellule familiale puisse compenser, insister sur la valorisation des compétences pour que l'enfant puisse grandir.
L'éducation familiale doit aussi apprendre à écouter l'autre même s'il est différent, même si on a peur, même si on n'est pas d'accord. Il s'agit d'apprendre à décrypter l'être humain qui se cache derrière l'apparence physique de l'autre. L'éducation familiale est capitale. Tant qu'on ne donnera pas des encouragements à la cellule familiale, ce problème de racisme n'évoluera pas dans la société, et donc dans les médias.
Il faut aussi apprendre à agir, à convaincre plutôt que contraindre, arrêter le « bla-bla », oser promouvoir l'acceptation de l'autre et oser écouter l'autre. Le gouvernement peut par exemple diffuser des messages de promotion dans les médias, sur des vraies valeurs, sans avoir honte. On a honte des vraies valeurs aujourd'hui : aimer l'autre, écouter l'autre, accepter l'autre.
Pour finir, je citerai Morgan Freeman. Quand on lui a demandé comment faire cesser le racisme, il a répondu : « En arrêtant d'en parler. Ne vous adressez pas à moi en tant que Noir, je ne vous parlerai pas en tant que Blanc. Parlons-nous de personne à personne. » Il me semble capital d'apprendre à regarder l'autre en fonction de ses compétences et non en fonction de son apparence. Si la société agit en ce sens, au sein des médias, le journaliste, le rédacteur en chef, le directeur de l'information, le patron de la chaîne apprendront, eux aussi, à regarder l'autre en fonction de ses compétences et non en fonction de son apparence. À l'antenne, on pourra alors remarquer une visibilité des personnes en fonction de leurs compétences, et non en fonction de leur apparence. En conséquence, on pourra inciter à cultiver la confiance en soi des minorités dites « visibles » et aussi cultiver la confiance en soi de ceux qui ont peur de l'autre.