La mission d'information organise une table ronde réunissant : Mme Christine Kelly, journaliste, présidente de la Villa média (musée européen des médias) ; M. Amirouche Laïdi, président du Club Averroes ; M. Marc Epstein, président de l'association La chance, pour la diversité dans les médias.
La séance est ouverte à 10 heures 35.
Nous sommes réunis dans le cadre d'une mission d'information créée par la Conférence des présidents de l'Assemblée nationale. Elle porte sur l'émergence et l'évolution des différentes formes de racisme et les réponses à y apporter. Elle s'intéresse depuis sa création, et en réalité depuis le mois de juin dernier, à un état des lieux des différentes formes de racisme dans la société française, qu'elles soient anciennes et perdurent ou qu'elles soient nouvelles.
Nous nous efforçons de dégager des pistes de réflexion et d'action pour rendre plus effective la lutte contre le racisme, dans toutes ses dimensions, dans notre société. Nous mission a déjà procédé à de nombreuses auditions d'acteurs venant d'horizons très différents, pour mieux cerner ce qu'est le racisme dans ses dimensions historiques, géographiques, sociologiques, et les moyens de lutter contre sa diffusion. Nous traitons également de la question des discriminations, qui ne recoupe pas toujours le concept de racisme en tant que tel, mais elles en sont des expressions manifestes dans la société.
Dans ce cadre, nous avons souhaité consacrer plusieurs auditions au monde du travail, au monde de la fonction publique, et en particulier de la police et de la gendarmerie, et nous nous intéressons ce matin à la question de la représentativité de la société dans les médias, et du rôle des médias eux-mêmes dans la lutte contre le racisme et les discriminations. Nous avons trois interlocuteurs de renom que je remercie vivement de leur présence et de leur disponibilité pour cette table ronde.
Mme Christine Kelly est journaliste, présidente de la Villa Média, le musée européen des médias. Vous ne pourrez pas assister à l'intégralité de cette table ronde, compte tenu de vos contraintes professionnelles, mais il était important de vous avoir avec nous, madame Kelly. Outre votre fonction de journaliste, vous avez été membre du Conseil supérieur de l'audiovisuel (CSA). Nous nous intéresserons avec vous à la visibilité de la diversité sur les écrans et dans les médias. Je pense qu'il est très important d'avoir votre expérience et votre regard. Nous recevons également pour analyser ces questions M. Amirouche Laïdi est président du Club Averroès ainsi que M. Marc Epstein, président de l'association « La chance, pour la diversité dans les médias ».
Dans vos propos liminaires, vous pourrez détailler l'histoire et le rôle de vos structures et associations avant de venir au sujet qui nous intéresse. Je vais laisser Mme la rapporteure Caroline Abadie exposer quelques grands enjeux et questions relatifs à ce sujet, avant de vous donner la parole.
Depuis le mois de juin, nous avons mené beaucoup d'auditions. Nous avons commencé par la connaissance générale, avec des universitaires, des chercheurs, pour définir ce qu'englobe le racisme. Puis nous avons entendu les associations, et nous arrivons maintenant à l'aspect plus pragmatique de cette mission qui vise à ausculter, avec les acteurs de terrain, les professionnels, les experts, différents segments de la société. Le monde du travail nous occupe particulièrement ces derniers temps.
En ce qui concerne le journalisme et les médias, plusieurs enjeux ne relèvent pas uniquement de la justice de voir dans ces métiers, comme pour n'importe quel secteur, une représentation de la société. Ces métiers ont un impact par l'image qu'ils peuvent renvoyer de la société à tout un chacun qui regarde la télévision. Ils ont donc cette responsabilité supplémentaire de montrer le chemin et de constituer un modèle pour les jeunes générations, qui ont besoin de beaucoup d'inspiration pour se battre et gravir les échelons de cette société. Nous avons entendu le CSA, qui a, au titre de ses fonctions, à contrôler la représentation de la diversité dans les médias, mais qui nous avouait être sur un palier de progression récent et vouloir se réinterroger, réinterroger ses objectifs, pour reprendre le chemin de la diversité avec un peu plus d'exigences. Nous allons vous entendre et nous vous poserons ensuite des questions plus précises.
La visibilité des « minorités » dans les médias dépend à 100 % de la visibilité dans la société. Je fais volontairement un bond dans la société parce que, pour moi, c'est déjà presque une erreur que de croire que les médias vont apporter la solution à la société. Les médias peuvent apporter une aide, un regard, mais non la solution. La solution est beaucoup plus large. Le 18 juin 2020, la Commission nationale consultative des droits de l'homme (CNCDH) a publié le Rapport 2019 sur la lutte contre le racisme, l'antisémitisme et la xénophobie. Selon l'enquête menée par la CNCDH en 2019, le racisme demeure assez répandu. Moins de 6 % des personnes interrogées pensent que certaines races sont supérieures à d'autres, c'est une croyance en net recul, 18 % se disent plutôt ou peu racistes. L'hostilité à l'immigration progresse légèrement et concerne 49 % des sondés ;10 % déclarent avoir été victimes de discrimination ces dernières années.
Le rapport précise ensuite que les Roms sont les plus stigmatisés, que l'opposition à l'islam s'accentue légèrement, mais que les Français musulmans sont bien perçus ; enfin que les Noirs, tout en ayant une très bonne image, font partie des plus discriminés. Ils sont par exemple surreprésentés dans les emplois subalternes et subissent des contrôles d'identité plus fréquents.
Je dis tout cela pour expliquer que tout part de la société. Enfin, ce rapport indique que l'intolérance à la diversité augmente avec l'âge, le sentiment d'une dégradation de la situation économique personnelle et familiale, et qu'elle baisse à mesure que progressent le niveau d'études et le degré d'ouverture au monde. Ces constats de départ sont importants.
Pour ce qui est des différentes formes de racisme, tout le monde les connaît, je note que les faits de provocations, d'injures, de diffamation sont en augmentation. Les contenus illicites en ligne, les réseaux sociaux ont augmenté le prisme et les nouvelles formes de racisme. Pour ce qui est de la diffusion des propos haineux, tout le monde cherche à les éradiquer, mais, malgré les solutions qui existent, la loi n'est pas appliquée. Selon moi, le racisme est quasiment le même depuis toujours, mais les vecteurs sont différents avec les médias modernes. Par « médias », j'entends « réseaux sociaux ».
Je voudrais souligner deux points dans les différentes formes de racisme. En premier lieu, le racisme à géométrie variable, qui est une sorte de double peine. Lorsqu'une personne a commis ce que l'on peut juger, à tort ou à raison, comme une erreur, le racisme à son égard semble justifié, voire excusé. C'est quelque chose que l'on observe beaucoup plus fréquemment.
En second lieu, le racisme caché, qui signifie qu'au nom de sa couleur de peau une communauté interdit à un de ses membres d'exercer son métier : policier, journaliste. La stigmatisation d'une personne pour sa couleur de peau peut venir de sa propre communauté.
Pour ce qui est des réponses à apporter, j'estime évidemment qu'il faut agir, tandis que 8 % de la population pense qu'il ne faut pas agir du tout face au racisme. Selon moi, il y a deux aspects : le message envoyé en vue de nuire et le message reçu. Il faut travailler sur les deux aspects. Je dis toujours, et a fortiori depuis que je travaille dans les médias, que je ne porte ma couleur de peau ni comme un fardeau ni comme un drapeau. Lorsque j'ai commencé en janvier 2000 sur La chaîne info (LCI), le grand public me voyait comme journaliste ; les journalistes qui venaient m'interroger me voyaient comme journaliste noire. J'ai toujours porté ma couleur de peau comme une enveloppe personnelle vecteur de mes compétences et non comme un drapeau ou un fardeau.
À mon sens, il faut canaliser, retirer et verbaliser les insultes en ligne. Deuxièmement, il faut augmenter la visibilité des personnes issues de la diversité, par exemple dans les comités exécutifs (COMEX), valoriser l'expérience et le travail. J'insiste sur les COMEX parce que les médias ne sont pas seuls concernés : les COMEX le sont, comme les rédactions en chef le sont, les directions le sont, les responsables des programmes le sont. À tous les niveaux, il faut que l'on ose ouvrir les portes aux personnes issues de la diversité, en se disant que ce sont des personnes qui ont des compétences et que leur couleur de peau ou leur origine ne doit pas être un frein à la valorisation de ces compétences.
Le regard général que l'on porte sur le racisme a forcément une incidence dans les médias, j'insiste donc sur cette dimension générale. De manière générale, il faut arrêter de culpabiliser les Français. Ce n'est pas en culpabilisant l'autre que l'on arrive à construire ensemble. Le fait de culpabiliser entraîne un rejet encore plus grand. Le fait de construire ne passe pas nécessairement par la culpabilisation de l'autre. Il me semble important aussi de passer par l'éducation nationale, par l'éducation dans les écoles de journalisme, pour apprendre le respect de l'autre. Je n'y crois pas trop en réalité, que ce soit pour l'éducation nationale ou pour les écoles de journalisme malheureusement, mais je pense que c'est un axe à développer.
Je crois plutôt à l'éducation familiale, toujours en vue d'avoir une incidence dans les médias. Un journaliste qui va dans la rue interroger un médecin, par exemple, doit pouvoir oser aller vers l'autre qui est complètement différent, peut-être parce qu'il a appris au sein de sa cellule familiale qu'un médecin peut être de couleur différente, d'origine différente. L'éducation familiale est donc plus difficile mais capitale. Il faut donner des outils aux familles et cultiver la confiance en soi dans les familles issues de la diversité, dès l'âge de trois ans. Si un enfant se fait insulter à l'école, cela brise la confiance. Je n'aurais jamais été la première Noire sur une chaîne de télé comme LCI en 2000 si je n'avais pas grandi aux Antilles avec les personnes qui me ressemblaient. J'ai ainsi grandi avec une certaine confiance en moi, avec des gens qui me ressemblent et progressivement j'ai pu faire face à des gens différents. Lorsqu'on est dans un milieu où il existe une différence, il faut que la cellule familiale puisse compenser, insister sur la valorisation des compétences pour que l'enfant puisse grandir.
L'éducation familiale doit aussi apprendre à écouter l'autre même s'il est différent, même si on a peur, même si on n'est pas d'accord. Il s'agit d'apprendre à décrypter l'être humain qui se cache derrière l'apparence physique de l'autre. L'éducation familiale est capitale. Tant qu'on ne donnera pas des encouragements à la cellule familiale, ce problème de racisme n'évoluera pas dans la société, et donc dans les médias.
Il faut aussi apprendre à agir, à convaincre plutôt que contraindre, arrêter le « bla-bla », oser promouvoir l'acceptation de l'autre et oser écouter l'autre. Le gouvernement peut par exemple diffuser des messages de promotion dans les médias, sur des vraies valeurs, sans avoir honte. On a honte des vraies valeurs aujourd'hui : aimer l'autre, écouter l'autre, accepter l'autre.
Pour finir, je citerai Morgan Freeman. Quand on lui a demandé comment faire cesser le racisme, il a répondu : « En arrêtant d'en parler. Ne vous adressez pas à moi en tant que Noir, je ne vous parlerai pas en tant que Blanc. Parlons-nous de personne à personne. » Il me semble capital d'apprendre à regarder l'autre en fonction de ses compétences et non en fonction de son apparence. Si la société agit en ce sens, au sein des médias, le journaliste, le rédacteur en chef, le directeur de l'information, le patron de la chaîne apprendront, eux aussi, à regarder l'autre en fonction de ses compétences et non en fonction de son apparence. À l'antenne, on pourra alors remarquer une visibilité des personnes en fonction de leurs compétences, et non en fonction de leur apparence. En conséquence, on pourra inciter à cultiver la confiance en soi des minorités dites « visibles » et aussi cultiver la confiance en soi de ceux qui ont peur de l'autre.
Merci beaucoup, madame Kelly, c'était très clair. Nous aurons sans doute quelques questions puis MM. Laïdi et Epstein pourront développer leur propos rebondir sur les échanges. J'ai survolé vos réseaux sociaux et constaté que vous aviez interrogé vos followers sur Twitter sur l'audition de ce matin, et je précise que les auditions que nous menons dans la mission d'information ne consistent pas à mettre en défaut ou à essayer de mettre en difficulté des interlocuteurs, ce dont s'inquiétaient certains de vos followers. Votre regard est précieux pour nous.
J'ai une question personnelle, si vous acceptez d'y répondre : comment vivez-vous, vous-même, les choses au quotidien ? Vous êtes très exposée sur une chaîne de télévision, avec l'audience qui est la vôtre et la mise en lumière d'interlocuteurs réguliers que vous invitez dans vos émissions, je pense que mes collègues auront à cœur de vous poser une question sur ces interlocuteurs. Mais comment vivez-vous les éventuelles agressions dont vous pouvez faire l'objet ? Et de la part de qui ? Comme pour de nombreuses personnalités exposées et publiques, les publications que l'on observe sur vos réseaux sociaux font parfois un peu peur. Le fait notamment d'interviewer quelqu'un comme Éric Zemmour de manière quotidienne vous vaut-il des agressions racistes en quelque sorte « à l'envers », de personnes qui ne sont pas elles-mêmes connues pour un racisme « classique », autrement dit qui ne sont pas blanches, et qui vous prennent à défaut en vous traitant de « traître », voire de choses plus violentes que je lis sur vos réseaux sociaux et que je ne citerai pas? J'aimerais que vous nous parliez de votre expérience personnelle à ce propos.
Je laisse la parole à Mme la rapporteure et aux députées.
Ma question s'adresse à Mme Kelly mais vaut pour tous les intervenants suivants. Nous ne sommes pas dans une commission d'enquête qui porterait sur les propos de M. Zemmour.
Une question s'est posée très souvent lors d'auditions : le devoir d'exemplarité de certains. Certains métiers ont effectivement un devoir d'exemplarité parce qu'ils ont des rôles très particuliers. Vous évoquiez rapidement la police par exemple. J'entends dans votre propos liminaire que la visibilité dans les médias dépend de la visibilité dans la société. Les médias ne sont ainsi que le strict reflet de la société. J'aurais espéré un peu plus, puisqu'en tant qu'élus, sur cette mandature et au sein de mon groupe politique, nous avons voulu être exemplaires sur la représentation, déjà parce que ce n'est que justice – quand la société est de telle couleur, il est normal que l'hémicycle soit de telle couleur, et je pense que c'est normal que la télévision soit de telle couleur –, mais aussi parce que le faire de façon volontariste permet d'être la locomotive et de tirer le train derrière soi. C'était ma vision mais je comprends la vôtre, qui n'est pas exactement la même. L'exemplarité est assortie d'une déontologie spécifique.
Percevez-vous que quand certains propos sont tenus sur un plateau de télévision, cela crée un choc sur la jeunesse, qui, selon ce que nous ont indiqué des personnes auditionnées peu après ce type de propos, se dit : « Si les personnages publics peuvent tenir ce genre de propos, nous n'allons pas nous gêner sur les réseaux sociaux. » Cela ouvre la porte. S'agissant de la déontologie du journaliste, quelles sont vos armes et vos convictions dans ces moments-là ?
Madame Kelly, je connais votre engagement en la matière. Vous répétez souvent : « Je ne porte ma couleur de peau ni comme un drapeau ni comme un fardeau. » Je trouve que le message est très fort et dit beaucoup sur ce que les personnes issues des minorités peuvent penser, vivre et sur la façon dont elles sont perçues de l'extérieur en même temps. Vous avez également dit que les médias peuvent apporter une aide mais pas la solution. Je crois que là aussi vous avez parfaitement raison. Cela m'amène à la même question que mes collègues : n'y a-t-il pas en quelque sorte une forme de contradiction dans le fait de donner la parole tous les jours à un polémiste qui a été plusieurs fois condamné pour des questions de racisme alors que votre combat est celui de la lutte contre le racisme ?
Par rapport à ces personnalités qui sont invitées et qui tiennent parfois des propos qui contreviennent parfois quasiment à la loi, la difficulté est peut-être de savoir où nous fixons la limite, entre entendre la parole de l'autre et accepter d'engager la discussion sur des problématiques délicates, par rapport à ce que notre loi permet et ne permet pas. J'imagine que, lorsqu'on est journaliste ou responsable de programme, c'est particulièrement difficile, mais le fait que certaines personnes particulièrement exposées jouent peut-être de leur notoriété pose un sérieux problème sur des façons de communiquer sur ces sujets qui sont vraiment importants.
Premièrement, s'il s'agit de faire le procès d'Éric Zemmour, il faut prendre contact avec lui. Deuxièmement, s'il s'agit de réduire mes trente ans de carrière professionnelle à mon actualité, je trouve cela très malhonnête de votre part à tous. Troisièmement, si l'intitulé de la table ronde était « Pourquoi travaillez-vous avec Éric Zemmour ? », je n'aurais pas pris de mon temps ce matin. Quatrièmement, auriez-vous posé ces mêmes questions à Yves Calvi lorsqu'il travaillait avec Éric Zemmour tous les matins ? Non, vous ne l'auriez pas fait. Auriez-vous posé ces questions à Anaïs Bouton, qui travaille sur Paris Première avec Éric Zemmour une fois par semaine ? Non, vous ne l'auriez pas fait.
La question que je vous renvoie en conséquence, c'est : pourquoi me demander à moi « Pourquoi travaillez-vous avec Éric Zemmour ? » Pourquoi m'interroger sur des questions de déontologie de journaliste que l'on ne pose pas à d'autres ? La question sous-jacente qui est : « Est-ce que parce que je suis noire, je n'ai pas le droit de travailler avec quelqu'un qui a des propos qui peuvent parfois être choquants ? », m'interpelle. Le simple fait d'être stigmatisée par ma couleur de peau par rapport à la fonction que j'exerce aujourd'hui m'interpelle. On doit ici se poser des questions. Si l'on pose la question de la déontologie du journaliste, il faut aussi la poser à tous ceux qui travaillent avec Éric Zemmour. Avez-vous cherché à les joindre ? Les avez-vous interpellés ? Les avez-vous invités à participer à cette table ronde ?
Si vous voulez faire une émission spéciale sur « pourquoi et comment on travaille avec Zemmour », je pense que ma réponse a été très claire dans les propos que j'ai tenus. La base du racisme est là. Le racisme ne va pas que dans un sens, il est aussi caché à travers certaines questions qui sont posées et indirectement c'est aussi du racisme. Pour finir, je le répète : le racisme est caché. Oui, on semble parfois justifier, monsieur le président, le fait que je sois insultée dans tout ce que je fais ; cela ne m'est jamais arrivé de ma vie. Mais dans mon propos liminaire, j'ai dit que pour éradiquer le racisme il faut écouter l'autre, apprendre à écouter l'autre, apprendre à travailler avec l'autre. Il ne faut pas forcément stigmatiser l'autre parce qu'on n'est pas d'accord avec ses propos, avec sa vision de la vie et sa vision des choses. C'est peut-être quelque chose que vous n'avez pas entendu ou pas voulu entendre, mais ça, c'est la base du racisme. Ce n'est pas parce que quelqu'un qui est noir écoute quelqu'un qui peut avoir des propos violents qu'il faut forcément stigmatiser la personne qui travaille avec ce dernier. Je trouve donc ces questions déplacées, parce que vous ne les auriez jamais posées à Yves Calvi ou à Anaïs Bouton.
Ma question, justement, et mes collègues peuvent préciser les leurs, ne visait pas à vous demander comment vous gériez la contradiction avec certains propos qui peuvent faire le buzz d'Éric Zemmour, mais portait sur le fait que vous êtes la cible – cela se voit sur vos réseaux sociaux et vous l'avez dit – d'une haine qui ne se déchaînerait pas de la même manière contre certains de vos collègues journalistes.
Ces manifestations proviennent de téléspectateurs qui ne partagent pas les propos de M. Zemmour, par exemple, puisque ce sont souvent ses interventions qui engendrent ce type de réactions et vous prennent pour cible, notamment en essayant de vous prendre à défaut et de vous emmener au-delà votre mission de journaliste. C'était l'objet de ma question, et nous ne pouvons pas ne pas vous la poser puisque cette tentation de pointer cette contradiction est toujours présente, y compris dans les portraits que dressent de vous les médias. C'est sur la manière dont vous le vivez que je voulais vous interroger, mais la réponse vive que vous apportez indique que c'est malheureusement ce que vous vivez au quotidien et que certains de vos collègues n'ont pas à le subir.
Exactement, mais, en premier lieu, l'intitulé de cette table ronde ne concerne pas ce que je vis avec l'émission sur CNews. Cela fait trente ans que je travaille à la télévision, j'ai travaillé au CSA, en radio et pour la presse écrite, etc. Si l'on m'auditionnait spécifiquement sur l'émission avec M. Zemmour, il fallait me prévenir. Ce n'est pas ce que l'on m'a annoncé. Par ailleurs, en second lieu, effectivement, par rapport au fait que je suis très insultée parce que je travaille avec Éric Zemmour, est-ce que la question se pose pareillement pour Yves Calvi ou Anaïs Bouton ? C'est une véritable question à se poser. Vous l'avez dit madame, je ne porte pas ma couleur de peau comme un fardeau non seulement quand je fais mon travail de journaliste mais aussi lorsque je suis auditionnée à l'Assemblée nationale. Je ne suis pas non plus ici pour porter ma couleur de peau comme un fardeau, comme un drapeau, ou simplement jugée toute ma vie à travers mon apparence physique, que je n'ai pas choisi d'avoir.
D'autre part, il y a énormément de personnes, qui comprennent et qui encouragent le fait de valoriser ses compétences journalistiques avant sa couleur de peau lorsque l'on travaille. Et elles saluent le courage de pouvoir écouter quelqu'un avec qui on n'est pas forcément d'accord – d'ailleurs, on n'est jamais d'accord à 100 % avec qui que ce soit – et en exerçant son métier en dépit des pressions racistes – parfois bien cachées. Les insultes existent donc effectivement, mais il y a aussi beaucoup de valorisation du respect des compétences professionnelles.
Vous avez raison, nous n'allons pas nous étendre sur cette actualité ou cette polémique. Il ne s'agissait aucunement de vous réduire à cela. Néanmoins, lors de toutes nous auditions, le rebond que nous pouvons faire dans nos questions nous permet d'aller au-delà du propos de fond qui est celui de la table ronde, et sur des questions d'actualité. Je vous remercie pour vos réponses et je vous confirme que le fond de notre sujet, et ce pour quoi nous vous avons invitée, est votre passage remarqué au CSA.
Nous avons entendu le président du CSA voilà quelques semaines. La question que nous nous posons sur les médias est aussi de savoir pourquoi la visibilité de la diversité est encore trop faible sur nos écrans ou, lorsque cette dernière est visible, elle reste un peu stéréotypée. Vous en avez parlé dans votre propos liminaire et c'est ce qui est intéressant pour nous parce que nos compatriotes issus de la diversité peuvent estimer que les médias traditionnels ne sont qu'un miroir déformant de la réalité de la société dans laquelle ils vivent. C'est évidemment sur ces questions que nous souhaitions vous entendre et que nous vous avons entendue.
Nous avons auditionné plus de 150 personnes lors de cette mission. Je n'ai, avec beaucoup de neutralité, pas poussé ni mis en avant le nom de qui que ce soit pour nos travaux d'audition et il n'y a absolument aucun procès ici, ce n'était pas du tout l'intention de cette invitation. Nous avons bien commencé nos questions sur la représentation, mais vous avez en quelque sorte « fermé cette porte » parce que ce n'est pas votre vision. Nous sommes donc allés sur d'autres sujets, notamment la déontologie. Ce matin, nous n'avons nullement été complaisants avec l'Inspection générale de la police nationale (IGPN), donc ne nous faites pas non plus, pardonnez-moi, le procès d'être éventuellement victimes de nos propres préjugés. Si c'est ainsi que vous l'avez perçu, ce n'était en tout cas vraiment pas l'intention de cette table ronde. Je m'en arrête là et je ne souhaite pas que nous polémiquions sur ce sujet.
Nous nous sommes probablement assez mal compris effectivement. Vos propos introductifs étaient très intéressants. La façon que nous avons eue de poser cette question était plutôt sous la forme d'un exemple finalement. Car ce qui est intéressant, et compliqué, est de savoir comment résoudre le problème de la façon dont l'information arrive à donner la parole à chacun tout en respectant un certain nombre de limites. Je ne sais pas si c'est la société qui doit venir en premier puis la presse ou l'inverse, mais il est certain que dans cet univers tout ce qui est dit et qui est public a une importance considérable, et peut aussi être déformé. Il est donc important de voir comment ce dialogue peut être organisé pour que chacun ait la parole, c'est tout à fait essentiel, mais avec des règles et des limites parfois difficiles à poser. C'était le sens de notre question, qui ne comportait pas la moindre remise en cause de votre personne ou de votre travail. C'est à mille lieux de nos interventions.
Je vous remercie. La prochaine fois, quand vous voudrez auditionner quelqu'un par rapport au racisme par le prisme d'Éric Zemmour, invitez Anaïs Bouton, et je serai rassurée sur vos intentions.
Pour revenir au rôle des médias, je répète qu'il faut agir. L'on croit toujours que les médias peuvent tout, mais les médias ne peuvent pas tout. Il existe 200 chaînes, 900 stations de radio. Les médias ne pouvant pas tout, il faut agir sur la société, il faut agir dans la cellule familiale, il faut agir dans l'éducation nationale, c'est ce sur quoi j'insiste. Cela fait trente ans que je travaille dans les médias et, partout où je passe, je me rends compte que l'autre n'est pas forcément habitué à avoir quelqu'un de différent dans une rédaction, quelqu'un de différent à l'antenne, quelqu'un de différent qui pose des questions, quelqu'un de différent qui écoute quelqu'un qui a des propos qui peuvent choquer. Tout est dans l'acceptation de l'autre, l'écoute de l'autre, quel qu'il soit, et il est très important dans notre société d'apprendre à débattre, d'apprendre à écouter l'autre, même s'il est différent.
Enfin, je suis très surprise par ce qui relève d'une nouvelle forme de stigmatisation qui ne dit pas son nom, une stigmatisation cachée derrière le « je suis politiquement correct ».
Merci beaucoup, madame Kelly, d'avoir accepté notre invitation et d'avoir déroulé de façon aussi claire votre argumentation et nous vous souhaitons une bonne continuation dans vos fonctions actuelles et dans le futur.
Je vous remercie beaucoup et je vous rappelle que je fais partie de cinq conseils d'administration, que j'ai douze fonctions et que j'ai une association qui aide les familles monoparentales. J'ai de nombreuses fonctions et je regrette la stigmatisation. Je vous souhaite une excellente journée à tous.
Nous allons poursuivre cette table ronde en laissant la parole à M. Laïdi, puis à M. Epstein.
Je vous remercie d'avoir pensé au Club Averroès Club pour cette audition et de vous intéresser à ce sujet, qui est un axe majeur d'inclusion républicaine. Je précise au préalable que cela ne me dérange pas que Christine Kelly interviewe Éric Zemmour ni d'entendre Éric Zemmour sur CNews tous les jours. Ce qui me gêne, c'est qu'en face d'Éric Zemmour il n'y ait pas d'invité capable de répondre à ses propos, et notamment ses nombreuses fake news. Même si je le trouve intelligent et brillant, il raconte souvent n'importe quoi et, en face de lui, très peu de personnes sont capables de déconstruire ses a priori et ses fake news. Christine Kelly a toute ma sympathie. C'est une militante de la diversité, elle a toujours été aux côtés du Club Averroès depuis sa création et elle incarne ce que nous souhaitons porter au plus haut.
Pour me présenter brièvement, je suis le président du Club Averroès. C'est un club privé et non une association. Il existe depuis 1998. Nous n'avons jamais perçu la moindre subvention. C'est essentiellement un club de professionnels des médias, qui compte plus de 150 journalistes, ainsi que des producteurs, des réalisateurs, des publicitaires, des artistes en tout genre. Par ailleurs, je suis chef d'entreprise, d'une entreprise de communication, et je suis élu local sans étiquette depuis vingt-cinq ans dans une ville de la banlieue ouest.
J'ai fondé le Club Averroès avec plusieurs journalistes, dont David Pujadas, qui officie à La chaîne info (LCI). Nous partions de l'idée qu'il y avait très peu de représentation de la diversité à l'écran, devant et derrière, que cette non-représentation créait une sorte d'invisibilité pour une partie de la population française, et que les conséquences en étaient directes, en matière de visibilité, de représentation dans les médias, mais aussi indirectes en matière d'emploi, de recrutement, de mobilité ou de logement. La raison de ce Club Averroès n'était donc pas tant de colorer l'industrie que sont les médias que de les inciter à représenter le plus fidèlement possible la société française.
Je m'inscris en faux contre le propos de Christine Kelly lorsqu'elle dit que les médias ne sont pas les premiers responsables, puisque les médias ne reflètent absolument pas la représentation française en matière de diversité mais aussi d'origine sociale, de sexe, de genre et de handicap. Le baromètre de la diversité du CSA le dit chaque année, sans que du reste cela change grand-chose en matière de représentation dans les médias. Il y a une forte responsabilité des médias dans le fait de ne pas représenter la société telle qu'elle est. Le dernier baromètre de la diversité soulignait d'ailleurs que le parent pauvre était le handicap, avec une représentation inférieure à 1 % à la télévision française.
Depuis plus de vingt ans, j'accompagne avec mon club, directement et indirectement, et de manière totalement bénévole, un certain nombre de médias, pour les conseiller et les guider en matière de promotion de la diversité. Nous avons obtenu de nombreux résultats. La visibilité existe aujourd'hui, notamment à l'antenne. Elle reste pour nous assez faible et insuffisante. Nous estimons que le compte n'y est pas.
Quand nous voyons la façon dont les Français consomment des programmes anglo-saxons qui font la part belle à la diversité, j'ai du mal à comprendre cette dichotomie entre les programmes français et les programmes américains, qui présentent une forte diversité à l'antenne et ne posent pas de problèmes d'audience. Il n'y a pas de diversité sans identité et il n'y a pas d'identité sans diversité, et le danger est l'uniformisation. Je ne doute pas que nous allons vers une forte représentation de la diversité dans les années à venir dans les médias, notamment à l'antenne, mais le problème est que ce ne sera pas la diversité française. Ce sera une autre diversité, plus universelle, plus uniforme, plus mondialiste. Je prône pour ma part une diversité à la française.
Je suis journaliste et j'étais jusqu'à il y a quelques mois rédacteur en chef de la rubrique « Étranger » de L'Express. Je préside l'association, où je suis bénévole, avec 400 autres journalistes en France. L'association s'est longtemps appelée La Chance aux concours et s'appelle aujourd'hui La Chance, pour la diversité dans les médias. Le cœur de notre action consiste en une préparation (une « prépa »), qui dure huit mois et représente environ 250 heures de formation. Elle est entièrement gratuite et assortie d'aides financières. Elle est ouverte aux seuls étudiants boursiers. Nous avons chaque année près de 300 candidats étudiants boursiers qui souhaitent passer les concours des écoles de journalisme reconnues par la profession. Il existe beaucoup d'écoles de journalisme en France, et beaucoup d'écoles de journalisme qui ne sont pas très bonnes. Parmi toutes ces écoles, 14 sont reconnues par la profession et sont « réputées ».
Nous accompagnons cette année 85 étudiants, pendant huit mois, dans sept villes de France. Ils préparent ces concours. Dans la mesure où La chance a grandi d'année en année, environ un étudiant en journalisme sur dix est aujourd'hui passé par La Chance. Cet étudiant de La chance se retrouve dans une école de journalisme et va, deux ans plus tard, entrer dans la vie active. Cet étudiant boursier de La chance vient souvent des quartiers prioritaires de la politique de la ville et peut aussi venir des zones rurales isolées. Notre approche de la diversité, notre recrutement, repose avant tout sur un critère social. C'est en cela que nous nous situons peut-être à la marge des travaux de votre mission.
Par ailleurs, je suis d'origine britannique. Je suis né et j'ai grandi, entre les années 1960 et le début des années 1970, au Royaume-Uni, et je suis frappé par une difficulté que je trouve très française qui est de nommer les choses. Le terme « diversité » me paraît terriblement piégeux en français, puisque l'on pense immédiatement à la couleur de peau. C'est une chose qu'il est difficile de qualifier en France puisque cela ne correspond pas à notre histoire, à nos valeurs, et cela nous complique la tâche. À La chance, le critère de cette diversité est avant tout social. En treize ans, nous avons formé des centaines de journalistes, et il est intéressant d'écouter les impressions de ces jeunes, les réactions qu'ils suscitent, à leur arrivée dans des rédactions, parfois du fait de leur couleur de peau, parfois parce qu'ils n'ont « pas les codes », comme ils le disent très souvent.
La chance aide à transformer peu à peu, « par capillarité », les médias, et en particulier les rédactions françaises. Le cœur de notre activité est la prépa, mais nous agissons aussi en amont par le biais de l'éducation aux médias. Nos anciens bénéficiaires sont de jeunes journalistes en début de carrière. Les débuts de carrière journalistiques étant assez compliqués ces temps-ci en France, nous avons mis en place une sorte de cercle vertueux destiné à nos anciens bénéficiaires en priorité. Ainsi, nous les payons pour qu'ils interviennent dans des lycées, des collèges, notamment dans les quartiers prioritaires de la politique de la ville et dans des zones rurales isolées. Ils y parlent, à la première personne du singulier, de leur parcours, des médias, de ce qui différencie les médias des réseaux sociaux, de l'intérêt du travail journalistique, etc. L'objectif est de mieux faire connaître les médias et le journalisme. Il est aussi de susciter des vocations, à terme, parmi ces lycéens et ces collégiens auxquels nous nous adressons.
En aval, nous sommes actifs dans l'aide à l'insertion professionnelle de nos anciens bénéficiaires, puisqu'il ne sert pas à grand-chose de former ces centaines de journalistes si, dans les trois, cinq ou dix ans qui suivent, ils abandonnent le journalisme. Le paysage des médias va en effet mal, et la pandémie n'a rien arrangé. Nous devons donc aussi lutter contre les abandons.
Je vous remercie pour ces propos liminaires. Nous allons poursuivre l'échange avec Mme la rapporteure et nos collègues.
Je voudrais revenir sur la diversité. Je n'ai pas compris la différence entre « diversité à la française » et « diversité universelle ». Merci d'avoir noté que l'on met déjà une étiquette à la diversité, puisqu'effectivement elle pourrait recouvrir la ruralité à la télévision, par exemple. Nous nous sommes cependant aperçus que, lorsque l'on donne un objectif très précis, que ce soit le handicap ou la parité, l'organisation qui y veille y investit tellement d'énergie qu'il devient difficile de mener tous les combats en même temps. Pensez-vous que ce soit réducteur de se dire : « Il faut se fixer un ou deux objectifs raisonnables, puis nous nous attaquerons à d'autres pans de la diversité » ? Ou faut-il être plus universels et se dire : « Abattons ces cloisons et travaillons autant sur la ruralité que sur la parité, la diversité des origines, qu'elle soit d'Europe, d'Afrique, du Moyen-Orient, etc. » ?
Au sujet du handicap, j'ai vu récemment à la télévision un jeune homme faire une intervention brillante sur un plateau de France 2, puis je me suis rendu compte qu'il avait les stigmates d'un handicap, et je me suis rappelé que c'était le Duoday ce jour-là. Il avait été invité parce que c'était le Duoday, et je me suis dit : « Mais pourquoi cette personne brillante ne pourrait-elle pas parler tous les jours à la télévision ? » J'entends bien dans vos associations à tous deux qu'il y a un rôle moteur pour que cette diversité entraîne le reste de la société.
Tout à l'heure, monsieur le député, vous avez dit « les Français issus de la diversité ». Je rejoins le président de La chance sur le fait que nous sommes tous issus de la diversité. Je l'ai toujours entendu ainsi. D'ailleurs, lorsque le Club Averroès a participé à des rapports pour la promotion de la diversité, et de toutes les diversités – le rapport Spitz, le rapport Bourges, le rapport Sabeg –, il a toujours été question de proposer une diversité à la française, parce qu'il existe des spécificités françaises. Et il existe des spécificités anglo-saxonnes. Pour le programme des Young Leaders américains sur ce sujet, je me suis rendu trois semaines aux États-Unis, j'ai rencontré les médias américains et les associations pour savoir comment elles travaillaient sur la promotion de la diversité.
Nous avons été impressionnés par les résultats qu'ils obtenaient et par le fait qu'il y avait une excellente représentation de la diversité dans les médias américains, mais la réalité est que chacun vivait de son côté. Les riches Blancs vivaient dans des quartiers à part, les riches Noirs vivaient dans d'autres quartiers à part, les pauvres Blancs vivaient dans d'autres quartiers, etc. Il existe donc une spécificité française. Je pense que l'objectif de la France n'est pas uniquement de colorer les médias. Ce travail sur les médias vise aussi à créer du vivre-ensemble, de la cohésion sociale. Si nous ne développons pas des politiques publiques pour promouvoir la diversité – et c'est votre travail en tant que députés –, nous aurons de toute façon de la diversité, mais qui risque de ne pas être à l'image de la France et de correspondre plus à une image uniformisée et mondialisée.
Par rapport aux différents critères de promotion de cette diversité, le Club Averroès est un club républicain et toutes les propositions et recommandations que nous avons formulées sont valables pour tout type de diversité. Je pense en revanche que l'on ne peut pas défendre une diversité contre une autre. Ces dernières années, on a eu tendance en France à faire la part belle à la parité, mais souvent aux dépens des autres diversités. Je trouve que cela n'est pas républicain et égalitaire.
Je suis venu tardivement à ces sujets, puisque je suis avant tout journaliste et je travaillais jusqu'à tout récemment pour un hebdomadaire. Mais il est intéressant de voir comment le regard porté sur ces questions a évolué. Quand La chance est née en 2007, il nous arrivait encore de rencontrer des confrères et des consœurs qui s'étonnaient de notre existence. L'on me disait : « Les écoles de journalisme sont accessibles par concours. Le concours est le principe républicain : on entre ou on échoue. » Il a fallu qu'un certain temps s'écoule pour que chacun comprenne que ces concours eux-mêmes sont fondés sur des critères qui ne sont pas toujours neutres, que la notion de culture générale relève souvent plus de généralités que de questions proprement culturelles, que c'est une notion terriblement française et qui peut être discriminante.
Il me semble qu'aujourd'hui beaucoup de gens comprennent l'utilité qu'il y aurait à avoir une meilleure incarnation des diversités dans l'audiovisuel français notamment. Ce qui me frappe néanmoins, c'est que j'entends depuis quelques années des patrons de médias, même s'ils n'osent pas toujours poser la question explicitement, nous demander, à La chance, comment ils pourraient s'y prendre pour recruter plus de Noirs et d'Arabes. Or, ce n'est qu'une partie du problème. Ce n'est qu'une partie de ce qu'il faut qualifier de « diversité ». Au-delà des questions de couleur de peau et d'origines, il existe un défaut de représentation, notamment dans l'audiovisuel français – je m'en tiens aux journalistes –, qui est très frappant pour un Britannique.
Quand j'ai quitté le Royaume-Uni dans les années 1970, le présentateur du grand journal du soir sur la chaîne commerciale ITV (Independent Television) était noir. Je regarde les chaînes anglaises : le spécialiste de la défense à la BBC (British Broadcasting Corporation) est dans un fauteuil roulant, un des correspondants de la BBC à Washington est aveugle, une des journalistes jokers qui présentent le grand journal du soir de Channel 4 – un peu l'équivalent du journal d'Arte chez nous – est voilée, elle est d'origine pakistanaise.
Je regarde ces chaînes en tant que téléspectateur et j'ai d'emblée une représentation mentale de la société à laquelle j'appartiens, qui inclut la diversité dans toutes ses formes. L'on entend également des accents que nous appellerions en France « des cités » ou des accents régionaux. Dans certaines écoles de journalisme du sud de la France, on met de côté quelque temps des candidats à des prix ou à des bourses, le temps qu'ils perdent l'accent méridional. Je trouve cela insensé mais ce sont des faits d'une grande banalité. Je crois aussi qu'il y a une diversité à la française, peut-être plus « plurielle », qui reste à inventer.
Je me permets de revenir sur l'intervention de Mme Kelly tout à l'heure. J'ai été très surprise par le ton qui a été employé. Je crois qu'aucun des parlementaires qui l'ont interrogée ne lui a manqué de respect. Contrairement à ce qui a été sous-entendu, je ne crois pas que nous l'ayons interrogée au regard de sa couleur de peau, à aucun moment. Nous l'avons plutôt interrogée au regard de son engagement dans la lutte contre le racisme et pour la promotion de la diversité. Je pense que nos questions étaient légitimes par rapport au fait qu'elle interroge aujourd'hui tous les jours une personne qui a été condamnée précisément pour des motifs de racisme. Je partage son point de vue lorsque Mme Kelly dit qu'il faut pouvoir entendre des avis divergents et des avis qui choquent. En revanche il faut rappeler que les propos racistes sont interdits par la loi et ne relèvent pas de la liberté d'expression.
Par ailleurs, j'ai trouvé très intéressant ce parallèle de M. Epstein avec ce qui se fait en Angleterre. Nous avons une histoire et un rapport aux « communautés » qui sont différents. Nous avons désormais un Premier ministre qui a un accent régional très prononcé, et il faudrait que nous arrivions à entendre davantage ces accents qui représentent la diversité de notre pays. Je trouve que vos associations ont des projets formidables. Selon vous, comment faire en sorte d'atteindre nos objectifs communs d'avoir plus de diversité dans les médias ? Pensez-vous qu'il y aurait des améliorations à trouver d'un point de vue législatif ?
Je vais dans le même sens que M. Epstein. J'ai vécu deux ans au Royaume-Uni, où la façon de vivre et d'apprécier ces notions de vivre-ensemble est effectivement totalement différente. Je voulais vous demander ce que vous pensiez de l'opportunité de conditionner des aides publiques à une meilleure représentation des minorités ou des diversités, même si cela ne vous concerne pas directement dans la mesure où vous êtes plutôt dans le secteur privé. Il a été question d'aides financières et je pense qu'il est important de parler aussi de la diversité sociale. Ce que vous faites en permettant à des jeunes qui n'en auraient pas l'occasion d'accéder à ces métiers et à ces formations, en leur donnant une bourse, est très important.
Je peux citer un exemple qui va dans votre sens. Quand j'enseignais en lycée professionnel, dans un milieu rural, nous avions fait une expérience à la radio avec des élèves, et le fait de leur donner l'occasion de s'exprimer et d'être ceux qui tiennent le micro leur apportait une reconnaissance incroyable et une responsabilité très forte. Ils se rendaient compte que le fait de parler à d'autres avec un micro revêtait une tout autre importance. J'ai trouvé que c'était un très bon moyen de commencer à faire travailler les jeunes à cette idée qu'ils le peuvent aussi, que c'est à la portée de tout le monde et qu'eux pourraient aussi.
Pour ce qui est de conditionner des aides publiques, cela fait partie des propositions qu'ont émises les rapports Spitz et Bourges, qui datent de plus de dix ans. Beaucoup de rapports ont été produits, avec beaucoup de recommandations qui n'ont jamais été appliquées. Pour dépasser les problématiques qui existent aujourd'hui, il faut donc déjà appliquer les recommandations qui ont été formulées dans les nombreux rapports, et la France est spécialiste des commissions et des rapports qu'elle enterre ensuite. Il faut déterrer ces rapports.
D'une part, les travaux qui ont été effectués ont coûté à la collectivité. Par ailleurs, cette représentation de la diversité dans les médias doit concerner tous les médias et pas seulement la télévision. Les radios ne participent pas du tout. La dernière fois que j'ai vu le président du CSA, je lui ai rappelé que les obligations de diversité s'appliquaient aussi aux radios. Je pense qu'il est de votre devoir de politiques d'interpeller les différents médias sur leurs travaux en matière de diversité. La loi sur l'égalité des chances de 2005 invitait tous les médias, sur la base du volontariat, à rendre un rapport annuel sur l'état de toutes les diversités dans leur média. La commission en charge de la culture de l'Assemblée nationale devait statuer sur une sorte d'évaluation des résultats et éventuellement proposer des solutions qui visent à améliorer cette diversité. Depuis 2005, cette commission a dû se réunir une fois, sur la base du rapport du CSA sur l'état de la diversité dans les médias.
La balle est dans votre camp. Il n'y a pas de fatalité. Aux États-Unis comme en Angleterre, le produit de la diversité est le produit de politiques publiques ou, comme en France, de non-politiques publiques. Je pense que ce sujet n'a jamais fait l'objet d'un suivi de politiques publiques depuis 2005, depuis la première loi sur l'égalité des chances, qui fixait un certain nombre d'objectifs aux chaînes, sur la base du volontariat. À mon sens, c'est une absence de politiques publiques qui nous a conduits à cette situation aujourd'hui, au contraire de ce qui existe en Angleterre ou aux États-Unis. Mais je souhaiterais que ce soient nos politiques publiques, et non les politiques publiques universelles qui vont s'imposer à nous.
Pour que cela change, je pense qu'il manque en effet une politique publique affirmée. Je suis également frappé par une rhétorique qui existe autour de la diversité dans les rédactions elles-mêmes, mais souvent par l'absence de projet véritable. C'est exaspérant pour moi dans le sens où il s'agit de favoriser l'égalité des chances, d'encourager la cohésion sociale, mais il s'agit aussi de la qualité et de la diversité de l'information. Je veux dire par là qu'il est dans l'intérêt des médias d'avoir ces rédactions diversifiées. Je rends parfois visite à des patrons de quotidiens régionaux, qui me voient arriver comme une sorte de représentant du 9-3 qui va exiger des quotas…
Dès lors que je leur explique que La chance accompagne des enfants d'agriculteurs, par exemple, dans leur préparation aux concours de journaliste, soudain mes interlocuteurs me disent : « Mais cela m'intéresse beaucoup, parce que je n'en peux plus des écoles de journalisme qui forment des armées d'étudiants qui sortent de Sciences-Po, qui ont souvent grandi à Paris intra-muros , qui m'expliquent en arrivant qu'ils sont passionnés par les problématiques rurales, mais qui en réalité, dès qu'ils ont décroché un contrat à durée indéterminée (CDI), ne souhaitent qu'une chose : être rapatriés au siège. » À partir du moment où nous expliquons, où nous incarnons la diversité, du moins dans ce milieu un peu particulier qu'est le journalisme, non seulement un intérêt, mais un appétit se manifeste pour la diversité. Il me semble ainsi qu'il faut donner une visibilité plus grande à tout l'atout que représente la diversité pour une rédaction.
Nous nous éloignons un peu de la problématique du racisme et de la couleur de peau, mais, souvent, un enfant d'agriculteurs, lors de la conférence de rédaction du matin, n'a pas les mêmes idées de sujets que celui qui a grandi à Paris. C'est cette richesse qui ensuite se traduit dans une diversité dans les angles de traitement et c'est cette richesse qu'il faut encourager. Concrètement, pour l'encourager, selon moi :il faut développer l'éducation aux médias et à l'information dans les lycées et les collèges et il faut développer beaucoup plus les contrats de professionnalisation et l'apprentissage.
Il s'agit de deux formes d'appels d'air formidables pour des publics qui n'ont pas toujours les moyens de s'offrir des écoles de journalisme. Celles-ci peuvent être gratuites pour les boursiers ; cependant il faut bien vivre pendant qu'on est à l'école de journalisme. De plus, les débuts de carrière sont difficiles. Il s'agit là de deux moyens assez pragmatiques de favoriser les diversités en France.
Je m'occupe d'une association qui est devenue le premier dispositif d'égalité des chances dans le secteur des médias. Si l'on regarde l'ensemble de nos ressources, 30 % sont d'origine publique. Heureusement que le privé nous suit. Parmi les médias qui nous soutiennent, l'audiovisuel public est d'ailleurs assez loin derrière… C'est donc là une observation plus égoïste de ma part, mais des aides et subventions publiques nous feraient du bien.
Pour répondre à M. Laïdi, je précise que nous avons auditionné le CSA l'année dernière, pas spécialement sur le baromètre de la diversité, mais beaucoup de questions lui avaient été posées à ce sujet. Je pense que cela mériterait en tout cas des auditions entières.
Je vous remercie, monsieur Epstein et monsieur Laïdi, d'avoir pris le temps de répondre aux sollicitations de notre mission d'information.
La séance est levée à 11 heures 55.