Je vous remercie de m'avoir sollicitée car l'objet de votre mission d'information fait partie de mes priorités – ce n'est pas sans raison que j'ai souhaité avoir George Pau-Langevin à mes côtés en tant qu'adjointe chargée de la lutte contre les discriminations. Je me réjouis également que vous ayez ouvert vos auditions à des acteurs européens tels que l'Unia, le centre interfédéral pour l'égalité des chances, qui est notre homologue belge en matière de lutte contre les discriminations, ou l' Independant office for police conduct (IOPC), notre homologue britannique en matière de déontologie de la sécurité.
Le Défenseur des droits travaille depuis de nombreuses années sur les discriminations fondées sur l'origine. Plusieurs rapports, dont vous avez certainement pris connaissance, ont été publiés sur ces enjeux, dont le dernier, intitulé Discrimination et origine : l'urgence d'agir, a paru en juin dernier. En la matière, je me situe dans la lignée de mon prédécesseur.
La crise sanitaire et la période de confinement ont mis en lumière et exacerbé les inégalités sociales et les discriminations, en particulier celles qui sont subies par les personnes d'origine étrangère ou perçues comme telles. Ainsi, les personnes d'origine immigrée ont été, certaines études l'ont bien montré, surexposées au risque sanitaire et à la maladie. Ces discriminations subitement rendues visibles sont trop souvent ignorées ou minimisées alors qu'elles affectent le quotidien et le parcours de vie de millions d'individus. Il me paraît donc urgent d'agir pour qu'elles soient dénoncées et combattues.
Avant de préciser les compétences du Défenseur des droits en matière de discriminations fondées sur l'origine, je souhaiterais clarifier les notions de racisme et de discrimination.
Le racisme renvoie à une idéologie ou à un système de domination fondé sur une hiérarchisation des groupes en raison de leur prétendue origine ou race ; ses manifestations peuvent être multiples : propos, pratiques, attitudes, préjugés, idéologie et discriminations. La loi distingue ces dernières des autres manifestations du racisme ; le juge ne les appréhende pas de la même façon. La sanction des paroles, écrits ou images qui stigmatisent, humilient ou attisent le racisme est prévue par la loi sur la liberté de la presse du 29 juillet 1881. Quant aux violences racistes, elles relèvent des circonstances aggravantes des crimes et délits prévus dans le code pénal. S'agissant de l'appréhension juridique des discriminations raciales, le Défenseur des droits mobilise le droit de la non-discrimination. Issu du droit européen, il définit la discrimination comme une inégalité de traitement en raison d'un critère prohibé par la loi – par exemple, l'origine, mais ce peut être également le handicap – dans un des contextes prévus par la loi, notamment l'emploi, le logement et l'accès aux biens et aux services.
Cette définition appelle deux précisions. Aux termes de la loi du 27 mai 2008, l'inégalité de traitement peut être volontaire ou non, consciente ou non, de sorte que des pratiques neutres en apparence, insidieuses ou invisibles peuvent également être sanctionnées. Par ailleurs, les discriminations fondées sur l'origine peuvent être appréhendées par d'autres critères que l'origine : l'apparence physique, le nom, la nationalité, le lieu de résidence, l'appartenance ou la non-appartenance vraie ou supposée à une ethnie, une nation, une prétendue race ou à une religion, la capacité de s'exprimer dans une autre langue que le français.
Ainsi, les discriminations fondées sur l'origine se distinguent du racisme, mais elles s'inscrivent souvent dans un continuum d'attitudes hostiles, qui comprennent des préjugés, des stéréotypes, des propos, des comportements stigmatisants ou des situations de dévalorisation. C'est ce que montrent les résultats particulièrement intéressants du dernier baromètre sur la perception des discriminations dans l'emploi, publié la semaine dernière, que le Défenseur des droits réalise conjointement avec l'Organisation internationale du travail (OIT). De telles attitudes hostiles peuvent in fine constituer un harcèlement discriminatoire au travail, que la loi définit comme des agissements liés à un motif prohibé subis par une personne et ayant pour objet ou pour effet de porter atteinte à sa dignité, de créer un environnement intimidant, hostile, dégradant, humiliant ou offensant. J'ajoute que, à la suite de nos recommandations, ces agissements n'ont plus besoin d'être répétés : un acte unique jugé particulièrement grave peut suffire.
Les discriminations raciales révèlent en définitive le poids des stéréotypes. La discrimination fondée sur l'origine vise des individus, non pour ce qu'ils font mais pour ce qu'ils sont ou sont supposés être. Elle repose sur des stéréotypes associés aux individus sur le fondement de signes extérieurs – couleur de peau, traits du visage, texture des cheveux… – ou de caractéristiques socioculturelles – religion, lieu de résidence… – qui laissent supposer une origine étrangère. Elle ne se réduit donc pas à une question de nationalité ou de parcours migratoire ; elle touche d'ailleurs, selon l'Institut national de la statistique et des études économiques (INSEE), près de 21 % de la population française.
La sensibilisation contre ces stéréotypes est donc essentielle pour lutter contre les discriminations. Tel est l'objet de deux dispositifs que nous pilotons : le programme des Jeunes ambassadeurs des droits (JADE), lesquels se rendent dans les écoles pour sensibiliser les enfants à leurs droits – le site internet « égalité contre racisme » contribue également à cette sensibilisation en rassemblant des ressources juridiques et des moyens d'action –, et la plateforme pédagogique Éducadroit.
Quelles sont les différentes formes de discriminations liées à l'origine que révèlent nos saisines et nos rapports ?
Entre janvier et septembre 2020, 12 % des dossiers que nous avons reçus au siège concernaient des discriminations. Dans ces dossiers, l'origine est invoquée dans 12 % des cas, ce qui en fait le deuxième critère de discrimination, après le handicap, qui concerne quant à lui 19 % des dossiers. Mais si l'on intègre les critères de nationalité, de conviction religieuse, d'appartenance physique, de patronyme, de lieu de résidence, l'origine, dans son acception large, concerne environ 28 % de nos saisines en 2020. Les domaines concernés sont majoritairement l'emploi – 60 % des saisines, l'emploi privé représentant les deux tiers d'entre elles –, puis l'accès à des biens et services, à hauteur de 10 %, et le logement, à hauteur de 10 % également.
Pour illustrer la diversité des dossiers que nous instruisons dans ce domaine, je citerai les refus d'inscription à l'école opposés à des mères d'enfants roms résidant dans des campements ou des hôtels, le comportement discriminatoire des forces de l'ordre à l'égard des Roms ou des personnes sans domicile fixe, les discriminations fondées sur l'apparence physique – au sujet desquelles nous avons publié en 2019 une décision-cadre –, la discrimination systémique de vingt-cinq travailleurs maliens dans le secteur du bâtiment et des travaux publics, reconnue en 2019 par le conseil de prud'hommes de Paris, et les discriminations fondées sur la religion, principalement des refus d'accès aux centres de loisirs du fait du port du voile ou la suppression des menus de substitution dans certaines cantines scolaires.
Au-delà de ces exemples, je veux insister sur l'ampleur des discriminations liées à l'origine dans notre société. Je n'entrerai pas dans le détail des chiffres, que vous connaissez bien ; je rappellerai uniquement deux constats corroborés par les enquêtes. Les personnes perçues comme non blanches sont désavantagées dans l'intégralité des sphères de la vie sociale : elles sont davantage exposées au chômage, à la précarité sociale, à de mauvaises conditions de logement, à un état de santé dégradé et à des contrôles policiers plus fréquents. Par ailleurs, les discriminations fondées sur l'origine se combinent à d'autres formes de discriminations et d'inégalités liées aux ressources économiques, au statut dans l'emploi, au genre, à l'orientation sexuelle et à la religion.
Les personnes qui sont au croisement de différentes formes de discrimination sont ainsi particulièrement exposées au processus de stigmatisation et d'exclusion. Pour ne citer qu'un seul chiffre, les femmes âgées de 18 à 44 ans vues comme noires, arabes ou asiatiques ont une probabilité deux fois et demie plus élevée d'expérimenter des discriminations dans l'emploi que les femmes vues comme blanches. Les discriminations doivent donc être considérées dans une perspective systémique et intersectionnelle qui prenne en compte les représentations stigmatisantes, l'interaction entre les différents types de discriminations subies, les inégalités socio-économiques et la part des institutions.
Pour ces différentes raisons, l'expérience des discriminations a des conséquences délétères et durables pour les parcours individuels et la société. Pour les personnes concernées, elles provoquent à la fois une perte de bien-être, une perte de chance et, du fait des efforts décuplés, une perte de confiance. Sur ce point, je vous renvoie également au baromètre réalisé avec l'OIT, qui souligne les effets des discriminations non seulement sur la vie professionnelle mais aussi sur la vie personnelle, la santé physique et psychologique.
Avant d'évoquer nos recommandations, je tiens à souligner deux limites auxquelles se heurte actuellement la lutte contre les discriminations. D'une part, malgré l'adoption de directives européennes en 2000, les discriminations raciales n'ont fait l'objet d'aucune politique publique propre, contrairement à celles fondées sur le genre ou l'orientation sexuelle. D'autre part, la voie du contentieux est insuffisante à plusieurs égards. Les victimes tendent en effet à être découragées par la complexité de l'établissement de la preuve, la faiblesse des sanctions et des indemnités ainsi que le coût important des procédures ; le dispositif d'action de groupe est limité puisqu'il est privé de financement public, complexe et réservé aux syndicats ou à des associations anciennement créées. Il est donc urgent de faire des discriminations fondées sur l'origine une priorité politique.
Pour lutter contre les discriminations dans leur dimension systémique, il est indispensable de lutter conjointement contre, d'un côté, la pauvreté, le chômage et l'insalubrité et, de l'autre, les discriminations liées à l'origine en tant que telles. Sur ce dernier point, plusieurs recommandations ont été formulées dans notre dernier rapport. Premièrement, il convient de favoriser la connaissance et la recherche grâce à la création d'un observatoire des discriminations, discriminations qu'il importe en effet d'évaluer. Deuxièmement, des plans d'action structurés doivent être élaborés au sein des organisations professionnelles pour définir des objectifs clairs fondés sur des diagnostics précis et des méthodes d'action concrètes et transversales relevant de responsables identifiés. Troisièmement, le droit au recours doit être effectif, les condamnations judiciaires doivent être dissuasives et des campagnes de sensibilisation doivent être organisées.
Enfin, nous devons travailler en collaboration étroite avec les acteurs de la société civile et les associations engagées sur le terrain, dans la lignée de l'action menée par notre institution, qui a créé un comité d'entente « origines » en 2017. Ce comité réunit deux fois par an les associations engagées dans la lutte contre les discriminations liées à l'origine et à la religion. Quelles que soient les approches promues par ces associations, de tels échanges permettent de dessiner un horizon commun, celui d'une société sans discrimination raciale.