Je vais dire quelques mots au sujet de l'orientation. Notre système éducatif contient encore des filières ségrégatives, comme les sections d'enseignement général et professionnel adapté (SEGPA). Quand le système éducatif produit lui-même de la ségrégation sociale, voire ethnique, il n'est pas crédible. Pour approfondir cette question, vous pouvez vous intéresser à l'expérimentation « Choisir l'inclusion pour éviter la ségrégation » (CIPES). Cette expérimentation a lieu sur un temps long. Il s'agit d'écoles qui essaient de trouver de nouveaux modes d'orientation, puisque l'on observe que des familles, des fratries entières sont orientées vers des filières sans qu'il y ait véritablement de raison objective.
J'ai été mandaté par le SGEN parce que je suis conseiller fédéral et il se trouve que j'ai suivi un dispositif qui se développe depuis maintenant dix ans et sur lequel nous avons donc un peu de recul. Je l'ai découvert dans mon collège nantais et l'ai pratiqué pendant quatre ans, puis j'ai quitté l'établissement, mais le dispositif a perduré malgré le départ de ses initiateurs. C'est assez rare dans un établissement. Souvent le projet s'arrête quand le porteur de projet s'en va. Ce dispositif, très concret, s'appelle « Sentinelles et référents ». Il est développé dans un certain nombre de lycées professionnels, dans des collèges et dans une moindre mesure dans des écoles.
« Sentinelles et référents » est un dispositif qui a pour but de lutter contre les phénomènes de boucs émissaires, dans lequel nous incluons le racisme, et de façon générale l'essentialisme, qui consiste à réduire une personne à une seule de ses dimensions. Nous l'expliquons ainsi aux élèves. Ce dispositif a quelques particularités.
La première, c'est qu'élèves et adultes sont formés ensemble, durant deux jours, par groupes. Il s'agit des adultes de l'équipe éducative – conseiller principal d'éducation, principal adjoint, professeurs –, nous avions aussi les infirmières, assistants d'éducation, ainsi qu'une douzaine d'élèves. Durant cette formation de deux jours, une forme d'horizontalité s'installe sur ce sujet.
La seconde, c'est que nous sommes amenés à partager une grille de lecture relative aux phénomènes de boucs émissaires et de racisme. Elle apporte un traitement assez spécial du phénomène du bouc émissaire et du harcèlement.
Nous apprenons aux élèves et aux adultes à reconnaître une situation de harcèlement. Cette grille présente ainsi des postures qui reviennent systématiquement. Une même personne peut adopter plusieurs postures. À partir d'une victime, le Noir par exemple, une vidéo est diffusée montrant la victime qui se fait harceler. Très souvent dans ces situations et dans les collèges et lycées, on oublie les spectateurs. Les formateurs nous ont apporté cette notion de spectateurs, que nous nommons « normopathes », quand la notion est acquise. Il s'agit des malades de la norme : ils sont présents, un peu en sécurité, ne disent rien, voire donnent un petit coup de pied et retournent vite se mettre en sécurité dans le troupeau.
Il existe la posture de harceleur et celle de spectateur, et nous apprenons aux élèves à avoir une posture de sentinelle. Ensuite, nous formons une communauté de sentinelles élèves et de référents adultes qui seront vigilants par rapport à ce phénomène, qui le repéreront. Nous avions pour notre part des réunions deux fois par semaine lors desquelles nous revenions sur des cas avec les élèves. Nous les analysions pour voir s'il s'agissait bien d'une situation de harcèlement. Ce qui la caractérise, c'est que « les postures se figent dans le temps et se répètent ».
Autrement dit, si un élève est victime une fois dans une classe, ce n'est pas très grave, la classe rigole, on se moque, ça n'a pas de grosses conséquences. Si en revanche cela commence à s'installer et que l'on retrouve toujours les mêmes personnes dans les postures de harceleur et de bouc émissaire, alors une situation de harcèlement s'objective. La définition qui en est donnée est « microviolences quotidiennes répétées ». Nous leur apprenons à repérer cela et nous en discutons.
Le racisme intervient dans cette grille, puisqu'il correspond à un des cas : je repère une des dimensions de votre personne et j'appuie dessus (« le gros », « le Noir », etc. ). Cette grille de lecture devient donc commune. Nous apprenons ensuite aux élèves et aux adultes à intervenir correctement dans ces situations. La difficulté principale que nous rencontrons dans un collège pour lutter contre le racisme et les phénomènes de boucs émissaires est l'omerta entretenue sur le sujet, et l'autocensure qui va avec. Un élève qui est extrêmement raciste ne va pas le dire ou l'afficher. Il a appris, il a bien repéré que l'école est un endroit où cela ne se fait pas d'être raciste et qu'il faut agir discrètement.
Par ailleurs, le fait d'être une « balance » si on dénonce est très mal perçu quand on est au collège. Ce dispositif va permettre d'éviter cet écueil en se concentrant sur deux points.
Les élèves sentinelles ont interdiction d'intervenir en direction des harceleurs. Ce sera aux adultes de s'occuper d'eux. Les élèves interviennent toujours de manière collective, jamais seuls. Ils interviennent de deux façons : en direction de la victime, pour lui dire : « Ce qui t'arrive n'est pas normal et il n'est pas normal qu'on te réduise à une seule de tes dimensions » et en direction des spectateurs, pour leur dire : « Et si c'était vous ? » Il s'agit de s'appuyer sur les valeurs et de dire : « Aimerais-tu être traité pareillement ? » Nous secouons donc les normopathes dans leur aspect moutonnier.
Ce dispositif a pour particularité d'envisager le racisme ou toute forme d'essentialisme comme un phénomène de groupe, une dynamique de groupe : on peut se permettre ceci parce qu'une norme l'autorise. C'est toujours ainsi. C'est la même chose pour la violence exercée envers les femmes. La personne qui nous a formés utilise à ce sujet une belle formule : « Ce qui a été abîmé par le groupe doit être réparé par le groupe. » C'est pour cela que si vous ne travaillez pas avec les normopathes, les spectateurs, vous allez passer à côté du sujet, parce qu'il n'y a plus de spectacle quand il n'y a plus de spectateurs. C'est un travail qui est souvent oublié, puisque l'on va simplement vers le harceleur en disant « c'est mal ».