Monsieur le président, madame la rapporteure, mesdames et messieurs les députés, je vous remercie de m'avoir convié à cette audition. Je vais commencer par citer des chiffres, même si nous ne pouvons pas faire dire à des chiffres tout ce que nous voulons. Les chiffres ne disent pas non plus toujours toute la réalité du terrain.
Entre 2009 et 2013, la Commission nationale consultative des droits de l'homme (CNCDH) avait mis en place l'indice de tolérance comme moyen de mesurer la progression des actes de racisme, d'antisémitisme, et de discrimination de manière générale. À ce titre, chaque année la CNCDH regarde deux facteurs : cet indice de tolérance et le nombre d'actes de racisme. Cet indice de tolérance s'est considérablement dégradé entre 2009 et 2013. Nous étions à 54 % en 2013. Entre 2013 et 2018, cet indice s'est nettement amélioré, de 13 points, passant à 67 % fin 2018. Puis, en 2019, le dernier rapport de la CNCDH montre un léger recul : nous en sommes à 66 %.
Cette moyenne de 66 %, comme toutes les moyennes que j'ai citées, peut cacher une réalité spécifique à des types de racismes et de discriminations. À titre d'exemple, sur la moyenne de 66 %, la tolérance envers les musulmans est de 60 %, c'est donc 6 points de moins. Pour les Maghrébins, c'est 72 %, soit 6 points de plus. Cela nous renseigne sur un changement de type de racisme dont pourraient être victimes les Maghrébins. Aujourd'hui ce ne sont pas les Maghrébins qui sont les plus sujets de racisme. Les actes antimusulmans sont beaucoup plus prégnants car, si je me reporte aux chiffres, l'indice de tolérance envers les Maghrébins est meilleur qu'envers les musulmans. Les musulmans ne sont toutefois pas les plus discriminés. D'autres groupes le sont malheureusement beaucoup plus : l'indice de tolérance à l'égard des Roms est ainsi de 36 % seulement.
Le deuxième type de chiffres se rapporte au nombre d'actes de racisme, tous actes confondus. Cette année, le rapport de la CNCDH met en évidence une augmentation de 38 % de ce chiffre, soit une hausse de près de 40 %. Dans cette moyenne de 40 % d'augmentation, les actes antimusulmans augmentent pour leur part de 54 %.
Sur les 6 600 affaires de racisme transmises à la justice en 2019, 393 infractions ont été sanctionnées. L'écart est ainsi considérable entre le nombre d'affaires qui arrivent à la justice et celles qui débouchent sur une condamnation. En tant que président du Conseil français du culte musulman, j'ai demandé qu'un véritable travail soit réalisé pour savoir, approximativement, combien d'affaires concernent des musulmans, pour les affaires qui ont été transmises à la justice et classées comme pour celles qui ont abouti. Nous n'avons pas ces chiffres aujourd'hui et je ne peux pas vous donner même un ordre de grandeur.
Je n'ai pas encore utilisé le terme « islamophobie », j'ai plutôt parlé d'« actes antimusulmans ». Nous avons choisi d'employer « actes antimusulmans » dès 2010, dans la convention entre le ministère de l'intérieur et le Conseil français du culte musulman, que j'avais signée avec M. Hortefeux, pour un meilleur suivi des actes antimusulmans. « Actes antimusulmans » était beaucoup plus parlant pour nous, cela décrivait plus justement la réalité. Je ne suis pas opposé au concept d'islamophobie, mais le débat qui avait entouré ce concept a gravement nui à la cause de la lutte contre les actes antimusulmans. Sous prétexte que ce concept présente des impropretés et qu'il fait l'objet d'un débat, certains entendent en effet négliger totalement les actes antimusulmans. C'est une chose de poser un mot sur une réalité, c'en est une autre de regarder cette réalité.
Au moment de la discussion sur la pertinence du mot « islamophobie », certains essayistes avaient pris position au sujet d'actes antimusulmans, déclarant que c'étaient des simulations et non de vrais actes antimusulmans. À Argenteuil, en 2013, deux jeunes femmes musulmanes ont été victimes d'agressions violentes. Le Collectif contre l'islamophobie en France (CCIF) est intervenu auprès de ces deux jeunes femmes. Je souligne que le comité a récemment été dissous par le gouvernement et n'a rien à voir avec le Conseil français du culte musulman. À la suite de l'intervention de ce comité, une essayiste, adversaire déclarée du CCIF, était intervenue dans une émission de France Culture, « Faut-il être féministe pour dénoncer l'agression des femmes voilées ? » Elle avait déclaré au sujet de l'une des jeunes femmes que son agression était « un règlement de comptes familial, en représailles contre son style de vie trop libre ». L'essayiste a été condamnée à la suite de ces propos, puisqu'il s'agit de diffamation. Elle a dû verser des dommages et intérêts à la jeune femme, traumatisée par l'agression puis par cette campagne médiatique qui a été menée.
Ce procès a eu une vertu pédagogique pour certaines personnes qui veulent diffamer notre pays et le présenter comme un pays où les musulmans sont persécutés et où la justice ne passe pas. La justice est passée et les auteurs de l'agression ont été condamnés, et les auteurs de diffamation ont été condamnés. Je pense que cela a permis aux victimes de voir que la justice passe réellement lorsqu'elle est saisie et qu'elle est du côté de la victime.
Pour ce qui est du recensement des actes antimusulmans, une convention-cadre sur la mise en œuvre d'un suivi statistique et opérationnel des actes antimusulmans en France a été mise en place en juin 2010. Avant cette convention, les actes antimusulmans étaient comptabilisés dans l'agrégat des actes de racisme en général. Le premier constat que nous avons fait après la mise en place de cette convention en 2011, c'est que le nombre d'actes antimusulmans a augmenté, alors que le nombre d'actes de racisme en général a baissé. Sans cette convention et l'outil de suivi et de recensement mis en place, nous n'aurions pas observé cette augmentation. L'on aurait seulement dit que le nombre d'actes racistes avait baissé, et l'on aurait compris par-là que les actes antimusulmans avaient suivi la même courbe. Dans cette convention avec le ministère de l'intérieur, le CFCM devait mettre en place tout un dispositif au plan régional et au plan local : un moyen de recensement qui permette d'avoir des chiffres du CFCM, qui sont ensuite croisés avec les chiffres du ministère de l'intérieur. En conséquence, chaque année, un rapport sort et est remis à la CNCDH. C'est sur les chiffres de ce rapport que se fonde la CNCDH.
Dans cette convention, nous n'entendons par « actes antimusulmans » que deux catégories d'actes. La première est intitulée « Actions » et regroupe les actes contre les personnes, quelle que soit leur incapacité totale de travail constatée, et contre les biens présentant un degré de gravité certain et des dégradations irrémédiables.
La seconde est intitulée « Menaces » et rassemble les autres actes constatés : propos ou gestes menaçants, graffitis, tags, démonstrations injurieuses, exactions légères et autres actes d'intimidation.
Les chiffres communiqués par le ministère de l'intérieur et l'Observatoire national de lutte contre l'islamophobie, créé en 2011 et rattaché au Conseil français du culte musulman, se fondent uniquement sur les plaintes ou les mains courantes déposées. Aujourd'hui tout le monde s'accorde cependant pour dire qu'une évaluation quantitative reposant uniquement sur le nombre de plaintes déposées et prises en compte par les services concernés ne peut renseigner sur la réalité du phénomène des actes antimusulmans ou de l'islamophobie. Elle peut même donner une vision incomplète et déformée de ce phénomène si l'on ne procède pas à des analyses qualitatives prenant en compte les causes afférentes et le contexte dans lequel se manifestent ces actes.
L'Observatoire national de lutte contre l'islamophobie a indiqué à plusieurs reprises que de nombreux musulmans victimes d'actes xénophobes, notamment sous forme de menaces et d'injures, ne déposaient quasiment plus plainte. L'observatoire affirme que lui-même ne le fait plus contre les auteurs de lettres, de menaces et d'injures que reçoivent les dirigeants du Conseil français du culte musulman. Elles se comptent par dizaines. Selon l'observatoire, les plaintes déposées pour ce type d'actes sont souvent classées sans suite par les parquets, compte tenu de la difficulté d'en identifier les auteurs. Élu président du Conseil français du culte musulman en janvier 2019, j'ai tenu à rappeler à notre observatoire qu'il faut déposer des plaintes, même si elles n'aboutissent pas. C'est une manière de montrer la réalité de ce fléau, sans quoi une part de cette réalité risque de ne pas être observée.
D'autres éléments expliquent le faible nombre de plaintes déposées, alors que le constat de la progression des actes antimusulmans est partagé par de nombreux observateurs. Elle est aussi démontrée par les chiffres de la CNCDH. Cela peut s'expliquer par le fait que certaines associations de lutte contre l'islamophobie sont organisées autour d'un petit comité national et de référents régionaux, tous bénévoles. Elles ne disposent d'aucune ressource financière et se trouvent de fait dépourvues de budget de fonctionnement. Elles ne sont pas en mesure de mettre en place une véritable plateforme avec un dispositif de soutien et d'accompagnement des victimes. Ces dernières se trouvent parfois totalement démunies pour faire valoir leurs droits, et en premier lieu l'enregistrement de leur plainte.
Il faut ajouter à cela un autre phénomène. La jeune femme d'Argenteuil que j'ai évoquée qui a été agressée déclare : « Le soir de mon agression, je suis allée au commissariat, où les policiers m'ont dit de revenir le lendemain. Ensuite, ils m'ont demandé de ne pas ébruiter l'affaire dans ma communauté, pour ne pas créer d'émeutes. » Ne pas ébruiter pour ne pas créer d'émeutes est un argument qui a fonctionné. À l'époque, le Parisien avait évoqué cette mère d'une enfant qui avait été agressée. L'agression avait été reconnue par le procureur de la République comme étant une agression raciste, mais la mère s'était empressée de dire que c'était une affaire de jeunes et qu'il n'y avait rien de raciste dans cette agression. On a finalement su que la mère avait craint que le fait que cette agression soit reconnue comme un acte de racisme ne provoque des émeutes, dont elle se serait sentie coupable.
Dans la convention sur les actes antimusulmans signée avec le ministère de l'intérieur, les discriminations ne sont pas comptabilisées. Seuls les actes antimusulmans le sont. Le fait d'être discriminé est quelquefois ressenti comme un acte antimusulman plus offensant et blessant, plus grave psychologiquement pour la victime, qu'une injure ou une insulte. Il me semble donc important d'intégrer cette dimension de discrimination dans les actes antimusulmans.
La cyberhaine – la haine qui s'exprime en ligne –, est difficile à circonscrire. Il est difficile pour des structures comme la nôtre de disposer de cellules de veille. Les signalements rapportés par les musulmans ne sont pas suffisants pour avoir une meilleure connaissance de l'ampleur de ce racisme, sur les réseaux sociaux notamment. Je pense que l'attentat de Christchurch, en Nouvelle-Zélande, a amené la France et d'autres pays à signer une convention pour une meilleure lutte contre la cyberhaine. Je sais cependant que, pour trouver un équilibre avec la liberté d'expression, il est souvent difficile de faire passer des règles permettant de lutter plus efficacement contre la haine sur les réseaux sociaux.
Je vais formuler quelques propositions pour lutter contre les actes antimusulmans. Certaines concernent l'institution que je préside, d'autres concernent les pouvoirs publics. Une meilleure mise en œuvre de la convention-cadre de juin 2010 est nécessaire. Pour un meilleur suivi statistique, il faut employer tous les outils pour la rendre efficace. Cette mise en œuvre nécessite la réorganisation de l'Observatoire de lutte contre l'islamophobie, créé en 2011 autour de comités départementaux. Nous avons commencé cette réorganisation cette année. Un meilleur suivi annuel de la publication du bilan des condamnations prononcées contre les auteurs jugés pour actes antimusulmans est également important. Nous avons encouragé les victimes à porter plainte contre les actes et les menaces dont elles font l'objet. Nous souhaitons la création d'une unité spécifiquement consacrée à la lutte contre la haine sur internet et les réseaux sociaux. Il s'agit aussi de travailler avec les pouvoirs publics pour améliorer le dispositif de signalement des messages de haine dirigés contre les musulmans. Enfin, une convention devrait être signée entre le Défenseur des droits et le CFCM pour un suivi des discriminations dont sont victimes les Français de confession musulmane, puisque la convention-cadre sur les actes antimusulmans ne les couvre pas.
Par ailleurs, j'estime que la lutte contre les actes antimusulmans doit nous amener à pointer le terrorisme commis au nom de la religion musulmane. Nous savons aujourd'hui que le terrorisme et le radicalisme se réclamant de l'islam ont largement contribué au climat de défiance à l'égard de l'islam et des musulmans. Malgré la condamnation ferme et unanime par les musulmans de France de toute forme d'extrémisme instrumentalisant l'islam, un grand travail de communication, d'explication et de diffusion de la vraie culture musulmane reste à accomplir. Il incombe aux musulmans de le faire, mais une partie de ce travail incombe à notre société. Un travail sur les mots utilisés pour décrire les phénomènes réels, tels que le terrorisme, est également utile et nécessaire.
Jusque dans les années 1980, à l'instar des mots « christianisme » et « judaïsme », le mot « islamisme » était synonyme d'« islam ». Aujourd'hui il est synonyme d'une idéologie à combattre. Le fait de mal nommer les choses peut contribuer aux malheurs du monde. À défaut de trouver un autre mot qui remplacerait « islamisme » pour désigner des réalités à ne pas nier, il convient au moins de lui ajouter un qualificatif, du type « islamisme extrémiste » ou « islamisme radical ». « Judaïsme » ou « christianisme » se réfèrent à la tradition et à la culture juives et chrétiennes. « Islamisme », en revanche, signifie aujourd'hui « terrorisme » ou « idéologie politique ». Il y a donc un déséquilibre dans le langage, qui est préjudiciable à l'islam et aux musulmans.
La réalité du radicalisme se réclamant de l'islam doit être combattue, par tous les moyens, pour ne pas alimenter cette défiance à l'égard des musulmans de France. Beaucoup de préjugés doivent être combattus, à commencer par celui qui associe la violence à la religion musulmane et aux musulmans.
En termes de propositions relatives aux médias, nous demandons qu'il y ait une convention entre le Conseil supérieur de l'audiovisuel (CSA) et le Conseil français du culte musulman en vue d'un meilleur suivi des atteintes à l'image de l'islam et des musulmans dans les médias. Enfin, nous devrions nous demander comment un journaliste condamné à maintes reprises pour incitation et provocation à la haine peut disposer de micros tendus à des heures de grande écoute. Au moment où l'on demande aux musulmans de France de condamner fermement les actes de terrorisme et le radicalisme, l'on permet à des journalistes condamnés, récidivistes – des délinquants au sens juridique du terme –, de continuer à parler librement, et même parfois d'insulter librement les musulmans.